Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XIV - Créole et responsabilisation culturelle
  

Visitez une crèche rurale et vous constaterez que c'est non pas au créole mais à la langue française que sont exposés les bambins. Conclusion : à échéance plus ou moins rapprochée, dans nos pays, le français aura remplacé le créole comme langue maternelle, même s'il mérite encore de faire l'objet d'une appropriation plus efficace.

Le phénomène de francisation linguistique et culturelle n'est pas récent. Il s'est amplifié et accéléré sur les ruines de la société d'habitation (fin des années 1950). Parlons vrai : entériné et relancé par le modèle de l'Ecole laïque et obligatoire à la Jules Ferry, fondement de la construction de nos pays, il anime déjà les toutes premières aspirations à l'émancipation. Il est consubstantiel à la personnalité psychosociale des Antilles francophones (dont je n'excepte pas totalement Haïti, malgré ses deux cents ans d'indépendance).

Dans ce cas, parler d'assimilation, plus qu'une erreur de vocabulaire, est une faute de jugement. Sans compter qu'il y a deux modalités d'assimilation : l'une, active et positive (celle qui fait, par exemple, qu'on assimile ce qu'on mange), l'autre, passive et négative (celle qui fait qu'on est rendu pareil à l'Autre, au mépris d'une identité réputée propre). La notion d'assimilation n'a, en effet, de sens qu'inscrite dans un système de représentation subjective et/ou objective du Réel. Elle résulte d'une construction mentale dont la clé de voûte est idéologique et politique. Cela est si vrai que, aujourd'hui, fort peu d'anticolonialistes renâclent devant notre statut d'Européens tropicaux !

La transformation en DOM n'est pas, à proprement parler, une démarche visant à rendre l'Autre (en l'occurrence, nous) identique à soi (la France) mais la reconnaissance d'une identité française considérée comme laissée en friche mais déjà à l'œuvre depuis trois siècles. Identité fantasmée ? Certainement ! Idéologisée ? Assurément ! En tout cas, scellée par le législateur de 1946. Deux principes majeurs en sous-tendent la représentation : celui de la " table rase " et celui exprimé par la notion de " vieilles possessions françaises ".

Cette transformation nécessite la conjonction de ces deux principes-là. Le Sénégal, possession antérieure aux Antilles, et l'Algérie, malgré une colonisation bien postérieure (1830), pouvaient, en 1946, relever du critère d'ancienneté. Pourquoi, alors, ne devinrent-ils pas DOM.? Parce qu'il n'était pas politiquement " jouable " de les considérer comme des " tables rases ". Ils ne pouvaient (ne serait-ce qu'en raison de leur identité islamique) être traités comme nos pays créoles : ceux, d'une part, qui étaient vierges de toutes présence humaine à l'arrivée des européens (c'est le cas, notamment, de La Réunion) : pour le coup, la vraie table rase; ceux, d 'autre part, dont les autochtones ont été exterminés (aux Antilles, en moins cinquante ans, tandis que, en Guyane, la présence amérindienne et buschi-nengué, s'assortissait d'un sous-peuplement et du primat politique des Créoles identifiés à la région dite de " l'Île de Cayenne" (Tout un programme !) . Bref des tables non pas rases, au départ, mais " arasées " ! Au simple comme au figuré !

Ainsi donc, la loi de 1946 " s'est voulue une " décolonisation " interne et avant-la-lettre : la régularisation tardive d'une identité historique, postulée de manière plus ou moins floue par le pouvoir central et longuement intériorisée, relayée (avec quel zèle !) vers les couches populaires par l'écrasante majorité des " élites " locales.

Malgré l'importance pour la Martinique de la révolte du Sud1, en 1870, les deux guerres mondiales sont les vrais facteurs de l'émergence locale de l'idée de décolonisation à quoi la conférence afro-asiatique de Bandung, (1955) a conféré une expression doctrinale officielle. D'où, chez les colonisés, héritage des nationalismes du XIXè sècle, la prise de conscience progressive qu'une différence culturelle plus ou moins radicale d'avec le colonisateur était le vecteur d'une émancipation, réputée politique. En réalité, politicienne et, Fanon l'a fort bien compris, sans grand effet sur le noyau dur des systèmes traditionnels de représentation.

Si la créolité tend à préserver nos pays des certitudes propres aux civilisations millénaires et susceptibles d'un identitarisme intégriste, en revanche, elle invalide le concept même de table rase.

Une certaine prise en compte du créole devrait nous permettre d'envisager une vraie "responsabilisation culturelle", différente du concept désormais galvaudé de "révolution culturelle", gadget opportuniste, démagogique, emphatique et, en fin de compte, pernicieux, mis en œuvre par un prétendu Grand Timonier.

  1. À propos de ces événements, on lira avec profit l'étude de l'historien Gilbert Pago.

 

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