Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XVII - Quel français pour nos pays ?
  

Ma précédente chronique décrit le processus par lequel le statut du français passe pour ainsi dire du religieux au profane et ce, grâce notamment à l'évolution des techniques de transports intercontinentaux et de communication par satellite. S'agissant du créole, j'ai déjà évoqué la nécessité psychosociologique de son " reprofilage " progressif, à la faveur d'une dynamique collective impliquant écrivains, journalistes, syndicalistes, politiques. Puisqu'il y a lieu de distinguer deux niveaux : celui du langage , caractéristique propre aux humains et celui de la langue, apanage d'un groupe, il en ressort que notre rapport au langage s'inscrit dans une expérience transcendante, alors que, en revanche, toute fétichisation de notre relation aux langues est source d'aliénations et déconvenues diverses.

Lambert-Félix Prudent, auteur de l'ouvrage Des baragouins à la langue antillaise1 (1980), décrit un phénomène qu'il désigne sous la dénomination d'interlecte. Il s'agit de paroles qui ne relèvent ni d'une grammaire française ni d'une grammaire créole mais d'un troisième système linguistique, intermédiaire. Son approche descriptive est juste et novatrice dans le champ de la créolistique. Toutefois, je ne souscris pas aux conséquences sociolinguistiques qui peuvent en résulter. En effet, il n'y a pas une, mais plusieurs variétés de langues antillaises.

Je m'abstiendrai de caricaturer une pensée en la figeant dans un état donné vu que, précisément, la trajectoire scientifique de son auteur révèle un effort pour montrer la diversité sociolinguistique à l'œuvre dans nos pays. Les textes des écrivains de la Créolité fourmillent, on le sait, de productions intermédiaires (interlectales) grâce à quoi ils inventent un langage entre deux langues. Quoique s'inspirant de la réalité, ce langage est fictif. Car, en fait, personne ne parle comme leurs personnages. Mais c'est la loi du genre. Mon avis, on l'aura deviné, est que l'interlecte n'a de pertinence que rapporté une logique de langage et non pas de langue.

Les Antillais, à côté d'un créole progressivement "reprofilé", doivent viser à l'acquisition de la langue française standard, du français international. Les particularités lexicales ou syntaxiques locales exaltées et amplifiées par les écrivains de la Créolité ne sauraient être proposées comme modèles à nos élèves pour leur dissertations en langue française, même si, à leurs textes créatifs, elles peuvent apporter de l'expressivité. Mais il n'y a pas que l'expression, il y a aussi la communication. C'est même une nécessité de la mondialisation. En ce sens, dignifier l'interlecte ailleurs qu'en littérature pourrait passer pour une diversion et un alibi, d'une part, à la promotion du créole et, d'autre part, à un apprentissage plus efficace du français véhiculé par l'Ecole, à savoir le français dit standard.

Le français régional est assurément est une des facettes de notre personnalité. L'assumer revient aussi à assumer ce que nous sommes. Il a sa place dans nos productions quotidiennes. Mais, à ce jour, rien ne nous indique que nous devrions nous battre pour lui accorder la même place qu'au créole. Il reste néanmoins indispensable de l'étudier comme fait de langue d'autant que ses rapports avec le créole et le français sont de nature à fournir de précieux renseignements sur les mécanismes qui génèrent notre manière de décoder et de dire le monde. Cependant, réalisme oblige, le français régional des Antilles ne dispose pas de la masse critique du français d'Afrique. Si ce dernier est, selon toute probabilité, appelé à modifier de façon significative le profil à venir du français, en revanche, on ne peut pas conjecturer que l'interlecte créole-français aura le même effet. Cela dit, il n'y a pas de doute que la notoriété des écrivains de la Créolité, au sein du vaste ensemble francophone, assure à leurs pratiques linguistiques une plus grande influence sur le français international que les seules pratiques quotidiennes (interlectales ou non) des locuteurs créolophones.

Toute réalité, y compris linguistique, peut être un sujet d'étude, mais, pour autant, elle ne fait pas nécessairement l'objet d'une promotion. Tel est d'ailleurs, le discours de certains créolistes, plutôt conservateurs, à propos des langues créoles. Au GEREC-F, nous admettons fort bien ce point de vue. Néanmoins, nous continuons, sans désemparer, à mener un combat qui, en la circonstance, nous paraît avoir du prix, celui de la défense et illustration de notre langue créole. On l'aura compris, pour nous, le français régional ne constitue, en aucune façon, un enjeu de politique linguistique. Et pour ce qui est de convaincre le GEREC-F de le promouvoir, ses adeptes éventuels pourront toujours attendre le moment où les poules auront des dents !

Editions Caribéennes

 

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