Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

III - "Tout lanng sé lanng, mé…"
 

Le singe le plus intelligent ne peut parler alors que l'humain le plus idiot le peut. Pourquoi? Parce que la parole suppose la faculté dite de symbolisation, attribut de notre espèce. Bref, ce que les humains parlent ce n'est jamais que de la langue. Autrement dit, " tout lanng sé lanng ".

Qualifier telle ou telle forme langagière de patois relève, dès lors, d'une pratique idéologique à vocation minorante. Cette pratique n'est possible qu'en raison du caractère social de l'utilisation des langues. Ces dernières, en effet, ne sont pas de purs objets conceptuels, elles s'inscrivent dans l'histoire d'un groupe pourvu de son système de valeurs, de ses clivages, ses marges, ses contradictions, ses préséances, ses violences. En d'autres termes, si, dans le principe, toutes les langues sont égales, il en est qui, selon l'expression humoristique consacrée par Lewis Carroll, sont plus égales que d'autres. On l'aura compris: l'égalité ou l'inégalité des langues ne se décrètent pas. Elles sont les résultantes de toute une série de données objectives et subjectives (conscientes ou inconscientes) accumulées dans l'histoire d'une communauté ou de plusieurs communautés en contact. Tout lanng sé lanng, mé…

L'intériorisation de l'infériorité du créole, voire de l'incapacité intrinsèque dont ce dernier serait porteur, est un mal qui affecte collectivement nos sociétés. De ce fait, ces données traversent et travaillent chacun d'entre nous, même ceux qui en récusent le bien-fondé; même ceux qui, en militants culturels et politiques, se battent pour l'enrayer. Les racines historiques de cet état de fait sont tenaces. C'est sur ce tuf-là que s'est construite toute l'identité de nos pays. À ne pas l'admettre, on s'interdit alors de comprendre la place proprement exorbitante et véritablement obsessionnelle que tient la problématique de la langue, singulièrement des langues (créole et français) dans la dramaturgie qui se joue quotidiennement sur la scène de nos représentations politiques, culturelles, idéologiques, esthétiques, morales. On se prive aussi de détecter et pister la culpabilité plus ou moins bien cachée et l'insécurité plus ou moins bien dominée qui imprègnent nos mentalités.

D'où l'importance extrême de la réflexion sur notre situation linguistique. C'est, on l'aura compris, un instrument des plus précieux dans la quête et l'enquête que nous sommes sommés de mener sur les fondements historiques de nos identités collectives et individuelles. À condition, toutefois, que nous cessions de considérer l'identité comme une réalité immuable, comme une sorte d'attribut métaphysique qui s'attacherait à donner de nous une définition en quelque sorte…définitive. Nous devons donc avoir une vision réaliste et, par conséquent, dialectique de notre être-dans-le-monde. On retrouve d'ailleurs là une des composantes du discours de la mouvance créolitaire.

Ainsi donc, aucune langue dite naturelle ne saurait résulter d'une quelconque décision. Les langues créoles, plus que toute autre, sont le produit de transactions inconscientes entre communautés diverses. Métisses, elles sont nées du contact de populations qui, parlant des langues non intelligibles mutuellement, ont été obligées, pour survivre, de communiquer en créant une langue tierce. Dans notre zone américaine, les créoles procèdent, à l'origine, d'apports africains et européens sur fond de langues amérindienne à quoi, dès le début de la seconde moitié du XIX siècle, se sont mélangés des éléments asiatiques (en raison de l'immigration issue de l'Inde).

Contrairement à une idée fausse très répandue, le créole n'a pas été créé comme langue de résistance contre les maîtres et il n'est pas le fait des seuls esclaves. Dans son noyau dur, il est, rappelons-le, une construction commune entre maîtres européens et esclaves africains. Si par la suite, il a pu apparaître comme l'apanage des seuls esclaves, puis des couches paysannes opprimées, il s'agit là d'une illusion d'optique, créée par le fonctionnement social et idéologique de nos pays. En effet, après une première période de solidarité conflictuelle mais obligée (de 1635 à 1685), entre les premiers colons encore pauvres et leurs esclaves, les succès de la commercialisation du pétun (le tabac) et des dérivés de la canne à sucre provoqueront un clivage décisif dans nos sociétés. En effet, avec l'opulence naissante de la colonie, les Européens vont prendre leurs distances. Il vont se constituer en caste (les Békés).

Les Blancs créoles (quoique s'étant appliqués pendant longtemps, comme un privilège, cette épithète à l'exclusion des autres couches de la population) vont alors renier les valeurs communes d'une cohabitation liée au défrichage besogneux, au lent démarrage et au lancement laborieux de l'économie coloniale1. On assiste alors à l'invention idéologique du Nègre, la dénomination d'Africain se trouvant alors comme gommée. La langue créole, elle-même, sera, en quelque sorte, référée au monde servile. Cette invention, on le sait, aura la vie dure. Mais le discours colonial, d'autant plus efficace que simplificateur et fauteur d'aliénation, de misère matérielle et morale, porte en lui les germes de sa contestation. Il finira, à son tour, par trouver ses maîtres. Il n'est pas totalement hors de propos d'identifier ces derniers aux acteurs d'une subversion idéologique à la mesure des enjeux historiques à l'œuvre dans nos sociétés. Je veux parler respectivement des mouvements littéraires de la Négritude et de la Créolité.

  1. Sur cet aspect de la question, on se reportera utilement à deux ouvrages : d'une part, de L.F. Prudent : Des baragouins à la langue antillaise, Editions caribéennes, 1980; d'autre part, du GEREC, la Charte Culturelle Créole, 1982.

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