Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XII - Touche pas à ma langue !
  

Ce slogan prétendant traduire le caractère généralement conformiste des locuteurs, les créolophones ne sauraient déroger à la règle. Même ceux qui déprécient leur langue considèrent néanmoins celle-ci comme un bien privatif. Ils détestent la voir modifiée, si peu que ce soit, par des initiatives individuelles. Aussi, quand, pour la première fois, Victor Hugo utilisait le mot «artère» pour désigner une voie terrestre de communication, cette audace souleva-t-elle des remous. Pourtant, dans la langue courante, ce mot renvoie depuis longtemps à la circulation sanguine comme à celle des véhicules. Comme quoi un néologisme réputé audacieux peut devenir d'un emploi banal.

Est-il possible, s'agissant du créole, de généraliser ce genre de pratiques créatives et de les inscrire dans une dynamique sociale? Tout d'abord avec une avant-garde élitiste (par exemple, les écrivains, les gens de presse) puis, progressivement, avec une masse croissante de locuteurs? Oui, absolument!  Mais à la condition expresse qu'existe un sentiment de responsabilité envers la langue créole et la conscience d'en être des co-créateurs plutôt que des consommateurs passifs, insoucieux, au surplus, de la «décréolisation», c'est à dire de la mise sous perfusion permanente.

Tout projet de transformation volontariste d'une langue apparaît, de prime abord, comme insensé. Il l'est même, à certains égards. D'une part, parce que, la langue, en tant qu'objet naturel, ne saurait impunément être soumise aux manipulations et relève plus des profondeurs insconscientes de la psyché que de la claire conscience des technocrates de la communication ou des fabricants de langages artificiels. Mais ce que prône et pratique le GEREC-F, c'est le «reprofilage» (ou encore le «remodelage») lent et progressif du créole. À cet égard, spécificité et productivité de la langue créole sont nos deux maîtres-mots.

Spécificité: nos créoles appartiennent, certes, à la sphère des langues romanes. Mais leur indéniable filiation par rapport au français n'en fait pas, pour autant, de simples variantes de cette langue. Espagnol, français, italien, occitan, portugais, roumain, etc. sont très proches au plan du vocabulaire et parfois même au plan des structures syntaxiques. Ainsi, le mot « terre » en créole, espagnol et italien se dit respectivement: «latè ou bien tè, tierra et terra». Cela n'exclut pas l'existence de particularités plus ou moins fortes. Particularités, terriblement mises à mal, rappelons-le, par la décréolisation. À titre d'exemple une phrase telle que : «J'ai l'impression que nous sommes entrés dans une conjoncture adéquate» se traduira en créole décréolisé (c'est à dire francisé) de la façon suivante: «Man ni lenpresion ki nou rantré adan an konjonkti adékwat». Par contre, un créole reprofilé dira: «Man ni lidé nou bay adan an doukou ki obidjoul». Bien sûr, ce créole-là déplait à nos contradicteurs.

Productivité: malgré certains handicaps structurels de nos créoles, mettre l'accent sur la productivité, fût-elle linguistique, n'est-ce pas un fait positif? Cependant, si toute langue a une économie interne, aucune langue ne se confond avec l'économie. Et de cela, le GEREC-F a toujours été conscient. Le concept de «déviance maximale» lancé par moi, dès 1976, vise à ce reprofilage du créole sur la base d'un écart avec le français et ce, grâce à divers moyens allant de l'activation des formes anciennes à la création, selon le génie propre à la langue, de formes nouvelles (la néologie). Il n'y a là aucune francophobie !

De plus, nos pratiques de remodelage s'inscrivent non pas dans des situations d'urgence communicative mais exclusivement dans la communication dite différée (textes écrits ou audio-visuels préparés à l'avance, notamment dans les prise de parole médiatiques (radios, télés, discours publics). Traités de «purificateurs linguistiques» par nos adversaires, à aucun moment, nous n'avons cherché à inhiber l'usager de base en le corsettant dans une langue artificielle, et purement fictive. Notre objectif est, au contraire, de rendre ce dernier capable, à terme et de façon progressive, de s'exprimer dans un créole plus «digne» et avec une spontanéité générée précisément par son propre travail sur la langue. Le créolophone a droit, lui aussi, à l'exigence du style !

Si, par souci d'être mieux compris, nous avons substitué la notion de «contraste optimal» à celle de «déviance maximale», cela ne change rien à l'esprit des choses. Nos écrivains, nos journalistes, nos étudiants, nos élèves, nos politiques, nos syndicalistes, en un mot, nos concitoyens seront de plus en plus en situation de participer au chantier permanent de la langue. Et ce travail s'accomplira, au jour le jour, nécessairement dans la mouvance de l'aventure du CAPES de créole. Une grande et belle aventure ouverte au sein de l'Ecole républicaine, grâce aux avancées du GEREC-F. Mais pour quels enjeux et à quelles conditions ? Cela reste encore à analyser.

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