Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

IX - Le feu de paille de la linguistique dite native
 

Au Colloque international des Seychelles (1979) naissait un premier clivage au sein du CIEC1: d'un côté, avec Robert Chaudenson, les tenants d'un comité restreint aux fondateurs et de l'autre, les partisans, emmenés par moi-même, d'un élargissement à de jeunes chercheurs. Apre fut la bataille, mais j'eus gain de cause. Ainsi arrivèrent dans cette structure des créolistes ressortissant de divers pays créoles. Je cite en vrac: Vinesh Hookoomsingh (mauricien), Pierre Vernet (haïtien), Lambert-Félix Prudent (martiniquais). Créolistes (c'est-à-dire des spécialistes des créoles), ils sont aussi des créolophones natifs.

Le colloque de la Dominique(1981) ne pouvait échapper aux effets de la doctrine dite de la linguistique native, s'exprimant par la naissance, une nuit «d'insurrection», du mouvement Bannzil Kréyol (Archipel Créole). Pareille dénomination constitue à elle seule un programme. En effet, s'agissant de nommer en créole l'ensemble de nos deux archipels, j'ai, personnellement, exprimé la volonté d'une rupture symbolique d'avec le créole francisé (fournisseur de mots tels que achipel, lachipel ou encore larchipel). Le souci d'inventer un terme acceptable par tous, m'a inspiré la réunion, sous un même vocable, des deux éléments suivants: d'une part, l'élément bann (qui est la marque du pluriel dans tous les créoles de l'Océan Indien) et, d'autre part, l'un des termes qui, partout, désignent l'île, à savoir zil.

Le néologisme s'imposa à la faveur de la Journée Internationale du créole, fixée au 28 Octobre par les promoteurs de Bannzil Kréyol, pour rendre hommage à la Dominique, terre d'accueil du Colloque en cours, mais aussi seul pays à avoir, à cette époque, retenu cette date, pour institutionnaliser Jouné Kréyol-la . Aujourd'hui, il faut l'admettre, le mot bannzil, au delà de ce cadre festif, est utilisé dans diverses circonstances de la vie. On peut dire que ce terme appartient à une créole littéraire en voie d'émergence, le créole ordinaire se contentant, la plupart du temps, de se caler sur le mot français archipel. Réaction, au demeurant, tout à fait normale, compte tenu des rapports de force entre français et créole.

Le mouvement Bannzil Kréyol n'a pas vu le jour, loin s'en faut, dans la sérénité. Lancé donc par les créolophones natifs membres du CIEC, il est d'emblée apparu au président (Robert Chaudenson) comme une trahison de la part de chercheurs dont certains avaient été admis, deux ans plus tôt (aux Seychelles), à siéger au «saint des saints». L'initiative, on s'en doute, fut contestée, contrée, vilipendée par Chaudenson, dont il faut reconnaître l'habileté. En effet, au colloque suivant de Louisiane (1983), Bannzil Kréyol avait pratiquement obtenu grâce aux yeux de son détracteur en chef. Ce dernier manifestait un souci - combien paternel - de trouver des fonds pour la tenue, au sein de la structure-mère (le CIEC, bien sûr !) d'un colloque de natifs. Grâce au dynamisme de Danielle de Saint-Jorre (paix à son âme !), membre fondateur à la fois du CIEC et de Bannzil Kréyol et, de surcroît, ministre de l'Education Nationale des Seychelles, l'offre de Chaudenson ne fut pas suivie d'effet: le premier colloque des «insurgés» se tint, de façon autonome, en 1984, à Mahé, à l'invitation du premier des Seychellois, son excellence le Président René.

Inspirateur principal au sein du GEREC-F du concept de linguistique native, Lambert-Félix Prudent, jeune sociolinguiste, affirmait de la sorte, parmi d'autres, la prépondérance des chercheurs du cru (natifs) sur les autres, exogènes. À l'époque, il était, il est vrai, en quête de l'ancrage professionnel que, de toute manière, ses remarquables qualités intellectuelles me semblaient devoir lui assurer, tôt ou tard. Si, par la suite, il a assez vite et très officiellement renié ce concept, il serait caricatural d'affirmer qu'il ne l'aurait promu que pour des raisons d'opportunité. Sur ce point très précis de la linguistique native, c'est tout à l'honneur de ce collègue d'avoir perçu, la maturation aidant et le premier entre tous, que cette voie était sans issue: préjudiciable tant au travail scientifique qu'aux postures idéologiques de bon aloi.

Grâce à sa ligne directrice et malgré cette maladie infantile, le GEREC-F n'a pas versé dans une conception intégriste de l'identité. Il a, au contraire, travaillé à la construction d'une créolité ouverte, tremplin de processus d'identification collective. Le succès international de l' Eloge de la Créolité2 en porte témoignage. Cela dit, l'idée Bannzil Kréyol, malgré ses origines ambiguës, reste capitale: l'amorce d'une dynamique intercréole. Et qui, plus que jamais, à l'heure du CAPES de créole, demeure une vraie perspective.
  1. Comité International des Etudes Créoles.
  2. Bernabé, Chamoiseau, Confiant, 1989, 70 p., Gallimard.

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