Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

IV - Les deux mamelles des sociétés créoles
 

«Le créole est une affaire de nègres», tel est donc le mythe qui s'est répandu tout au long de notre histoire, à partir du moment où, prenant leurs distances d'avec les origines frugales et relativement conviviales de la colonie, les colons, grands bénéficiaires des succès de la commercialisation du tabac et des sous-produits de la canne à sucre vont se transformer en une caste (une ethno-classe), devenant ainsi les Békés. Ce mythe repose, rappelons-le, sur une vraie illusion d'optique, dont les fondements sont purement idéologiques, puisque les colons européens ont pris part, eux aussi, tout comme les esclaves, à la naissance du créole. Mais cette illusion de départ va devenir une réalité porteuse d'un incontestable poids symbolique.

Contrairement aux colons, qui pouvaient avoir le choix entre les deux langues (créole et français), les esclaves, eux, ne disposaient que du créole. Ils vont donc s'y investir pleinement et dans toutes les circonstances de leur existence. Du coup, leur rapport à cette dernière langue, en raison même de son caractère exclusif, se chargera de valeurs émotionnelles et imaginaires propres à déboucher sur une ré-interprétation subjective de notre histoire. C'est ainsi, par exemple, que bien des petits-fils d'esclaves revendiquent cette langue comme une construction qui leur est spécifique. C'est pour cette raison qu'aujourd'hui encore, certains d'entre eux se refusent à la partager avec les non-créolophones. Comble du paradoxe ! Comme si une langue n'était pas un instrument de communication avec l'Autre. Autant dire que l'accession du créole à une condition non pas seulement localiste et nombriliste, mais à un statut de langue étrangère pour des non créolophones est au prix d'une révision drastique de notre rapport, actuellement fantasmé, avec cette langue.

Le Code noir de 1685 (corpus d'un droit colonial scélérat et hypocrite) est, on l'aura compris, la traduction juridique de cette mutation que représente l'émergence de la classe békée. Ce code prend soin d'interdire les mariages interraciaux. Clause cruciale, s'il en est: le patrimoine financier de la classe dominante ne doit pas être compromis par la banalisation du capital génétique. Une conception de l'évolution séparée naîtra alors, corrélativement à la pratique de la ségrégation développée aux États-Unis et préfigurant l'"apartheid" qui, plus tard, au XXè siècle, trouvera son funeste épanouissement en Afrique du Sud, avant que de s'effondrer sous les coups de boutoirs de la philosophie et de l'action de l'ANC et de son leader charismatique, Nelson Mandela..

Soyons en conscients: c'est bien le reniement originel opéré par la caste békée naissante qui constitue le cadre et la matrice de l'évolution des mentalités au sein de nos pays. En effet, l'idéologie békée s'alimentera, dès lors, à deux mamelles: d'une part, mépris de l'Afrique et haine du Nègre (la négrophobie) et, d'autre part, minoration du créole (la créolophobie). Mamelles empoisonnées assurément, mais nous devons les assumer afin d'en transcender les effets, car c'est à elles que nous avons bu notre lait maternel. Autant dire que négrophobie et créolophobie ont partie liée. Leur amalgame s'étant produit à l'aube de la construction de nos pays, les ravages en séviront plusieurs siècles durant.

Ainsi donc, avec l'invention du Nègre et la spécialisation de ce dernier dans la condition servile aux colonies, le racisme naît dans sa forme moderne. Au sein de nos pays, les classes sociales deviennent d'emblée des classes ethniques (ou ethnoclasses: nègres, mulâtres, békés etc.). La pensée, comme la société, se raciologise et la parole des opprimés est frappée de minoration. On comprend alors pourquoi la nécessaire subversion du modèle colonial devait passer par deux réactions: le grand et salutaire cri nègre de Césaire (la Négritude) d'une part, et, d'autre part, l'ardente profession de foi des auteurs de l'Eloge de la Créolité1, en phase avec les écrits d'Edouard Glissant, dont la pensée leur fut nourricière.

Sur le socle de l'idéologie fondatrice qui vient d'être rappelée, vont, selon les conjonctures historiques, proliférer diverses configurations particulières dont certaines seront prises en compte dans cette tribune. On comprendra aisément que, après avoir tantôt stigmatisé certains comportements préjudiciables aux études créoles, je me tienne désormais loin de l'esprit polémique et des pratiques dévoyées qui se sont récemment fait jour dans la presse martiniquaise. Il conviendra, dans ces colonnes à moi concédées par Antilla, de raison et dignité garder. Impertubablement.

  1. De Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant. Gallimard, 1989, 70p.

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