Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

VI - Continuités et ruptures
 

Une évidence s'impose : il n'existe aucune langue créole qui ne soit en relation de contact avec une langue de grande communication: anglais à Sainte-Lucie ou à la Dominique (pays où se parlent des créoles à base française très proches des nôtres), français en Guadeloupe, en Guyane, en Haïti ou en Martinique. Au plan de la géopolitique des langues, les créoles sont donc, à ce jour, inscrits dans une dynamique de satellisation par rapport à une langue centrale. Récuser cela reviendrait à récuser que la lune soit un satellite de la terre ou que la terre elle-même tourne autour du soleil. Toute promotion de l'identité linguistique créole mise en œuvre en rupture d'avec la réalité exprimée par cette métaphore gravitationnelle serait utopique, voire irresponsable. Cela dit, même s'il devait cesser d'être satellisé par le français, le créole martiniquais, par exemple, n'en échapperait pas pour autant à l'orbite anglo-américain. D'ailleurs, le français lui-même, pas plus qu'aucun autre idiome, ne parvient pas à s'émanciper de l'emprise de la langue du dollar.

Comparaison n'est cependant pas raison : l'univers linguistique ne peut être totalement identifié à l'univers physique. Les langues n'ont pas la stabilité relative du système solaire (que les astrophysiciens nous disent voué à disparaître un jour). Ces dernières, différemment des corps célestes, évoluent dans leurs formes, leurs statuts, leurs positionnements respectifs, même si cela n'est pas immédiatement perceptible. S'agissant d'évolution sociolinguistique, nous pouvons aujourd'hui enregistrer et analyser les signes d'un changement affectant nos créoles. En effet, à partir de la fin des années 1950 (qui marque la disparition de la société d'habitation), on est passé d'une situation de type traditionnel à une situation de rupture.

Dans le cas de la situation traditionnelle, le champ sociolinguistique est coupé en deux: d'un côté, la majorité de la population ne parlant que la langue stigmatisée, le créole (donc sans maîtrise du français, langue dominante), d'un autre côté, une minorité parlant et français et créole. L'antagonisme social est alors maximal et fait, tout naturellement, le lit d'idéologies de la contestation radicale, comme en témoigne la thématique de la Négritude: le poète se fait alors «la bouche de ceux qui n'ont point de bouche», ces derniers ne pouvant recourir au français, langue du pouvoir.

Grande responsable de la situation de rupture, une scolarisation de plus en plus poussée et précoce conduit l'ensemble de la population à parler les deux langues. Cette évolution, pas encore totalement aboutie, peut d'ores et déjà être considérée comme capitale: la dualité créole français n'antagonise plus deux couches de la société mais traverse chaque individu. Les répercussions identitaires de ce changement sont considérables: l'écrivain n'est plus la voix des sans-voix, chaque locuteur étant censé assumer sa propre parole. À l'antagonisme des langues tend à se substituer une complicité. Complicité problématique assurément mais qui s'exprime notamment à travers le français créolisé des romanciers de la Créolité, langue purement fictive et à vocation esthétique.

Tant que les valeurs culturelles protégeaient les classes bourgeoises tout en handicapant durement les seules masses populaires, une certaine irresponsabilité avait cours quant à la gestion sociale du rapport des langues entre elles. Mais, avec la nouvelle donne sociolinguistique, diverses questions ont émergé, incontournables: la dualité des langues est-elle définitivement liée au duel ou peut-elle devenir duo? Comment faire pour passer de l'un à l'autre?  Comment aider au développement de la langue créole, obéré par la toute-puissance du français? Un être humain peut-il, sans encourir la schizophrénie, constituer le théâtre vivant d'un conflit séculaire? Bref, n'y a-t-il pas nécessité vitale et urgente à ce qu'une véritable réconciliation soit mise en œuvre entre les composantes créolophone et francophone de nos personnalités individuelles? En ces multiples interrogations gît la substance même du combat mené sans relâche depuis une trentaine d'années par le GEREC.

Mais alors, la lutte n'est-elle pas sapée à la base par d'insurmontables handicaps? Assumer sa francophonie ne reviendrait-il pas à s'aligner aux valeurs coloniales générées et diffusées par la langue française  dominante? La réponse est claire: absolument pas! Tout dépend de la conception que l'on a non seulement du créole comme enjeu historique mais encore de la Francophonie dans ses rapports avec les autres phonies.

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