Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XVIII - Langues et cultures : réalités et fiction
  

La trilogie «une langue, un territoire, une nation», emblème du nationalisme issu de la Révolution Française puis diffusé en Europe et dans le monde, est une production de l'esprit romantique. Poussée à ses conséquences les plus destructrices avec le nazisme, elle a également alimenté les mouvements anticolonialistes, dont la nécessité historique ne saurait être contestée. Il est temps, sans pour autant discréditer l'idée de nation, de faire exploser cette triade qui relève du fantasme, de la fiction.

Il existe des peuples sans nation et parfois sans territoire, il n'y a pas de peuple ou de nation sans langue et, a fortiori sans culture. Si les Français parlent le français, il ne s'ensuit pas que les Belges parlent le belge et les Suisses le suisse. Quant aux Africains, la diversité de leurs langues les conduit à recourir à la langue du colonisateur, ciment d'une unité nationale qui, sinon, serait une chimère. On n'en est pas à un paradoxe près. Mais le paradoxe ne signale-t-il pas une inaptitude à comprendre la logique du réel plutôt qu'un déficit de cohérence du réel lui-même? On l'aura compris, rien n'est plus réducteur que d'enfermer dans un cadre des notions aussi fluctuantes que celles de langues, nations et même de culture.

Un nationalisme de bon aloi mobilise les énergies individuelles au service d'un enracinement couplé avec une ouverture sur les autres nations du monde. En ce sens, le «bon» nationalisme est forcément internationaliste. Malheureusement, l'internationalisme reste encore d'une pratique difficile. Quant au «mauvais» nationalisme, il n'est que nationalitaire, c'est à dire une construction qui fait de la nation non pas un moyen mais un fin en soi.

Comment poursuivre cette problématique  en la rapportant au domaine des langues et cultures créoles? S'agissant des notions de langue et de culture, l'une est considérée tantôt comme maîtresse tantôt comme servante de l'autre, ce qui se lit dans les dénominations retenues: «Culture et Langues Régionales», dit le ministère de l'Education Nationale; «Langues et Cultures Régionales» (LCR), disons-nous habituellement, au GEREC-F. Quoi qu'il en soit, aucune avancée ne sera possible sans une clarification de ces deux notions et des relations qui les unissent.

Se départir des partis pris idéologiques est une tâche d'autant plus difficile pour tout locuteur que la position de ce dernier est fondamentalement paradoxale: il est dans la langue qui, à son tour, est en lui. Cette double appartenance contradictoire caractérise aussi le rapport des individus à la culture: cette dernière est en nous et nous sommes en elle. Le terme savant de «bi-ubiquité» traduit cette réalité d'être à la fois contenu et contenant.

La langue et la culture se distinguent par un trait non moins important: l'une (la langue) est une abstraction qui s'inscrit dans le temps, selon des séquences linéaires: les mots viennent les uns après les autres: Piè enmen Mari (Pierre aime Marie) n'est pas Mari enmen Piè (Mari aime Pierre). L'autre (la culture) ignore la linéarité et opère non pas sous forme de séquences mais à partir de schèmes, c'est à dire de «visions du monde» générées par des réalités inscrites dans le temps, dans l'histoire. Il y a donc entre langue et culture un véritable chassé-croisé. Conclusion: un même locuteur ne peut pas parler deux langues en même temps. S'il les mélange, il en parle alors une troisième. A l'inverse, un même individu peut, dans une même circonstance, mobiliser deux schèmes culturels différents, voire conflictuels. Là est la grande différence.

Langue et culture sont-elles conjointes et si oui, peuvent-elles être disjointes? En parlant chinois, deviens-je culturellement chinois (conjonction) ou au contraire puis-je rester extérieur à la culture chinoise (disjonction)? Est-il recevable ou non de nommer une culture à partir d'un pays ou d'une langue? Parler de culture créole ou de culture française est-ce ou non un abus de langage, une pure commodité? Comment, enfin, établir chez un individu créolophone et francophone une ligne de partage entre ce qui serait une «culture créole» et ce qui serait une «culture française», tant les traits culturels sont amalgamés?

Dès lors, comment, dans ces conditions, envisager sans parti pris idéologique, de promouvoir les «langues et cultures créoles»? Question vaste et cruciale! Qu'on ne s'attende, toutefois, pas à ce que la réponse, que je fournirai ultérieurement, invalide une pratique vieille de trente ans du GEREC-F, en matière de politique linguistique. Une politique tout à la fois hardie et prudente, fondée autant que possible en raison et non pas sur le seul désir et la fétichisation des langues.
 

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