Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XX - Qui a peur du CAPES de créole ?
  

Le CAPES de créole, on l'aura compris, a vocation a constituer l'un des organes les plus efficaces de la restructuration à venir de l'Ecole dans nos pays créolophones et francophones. Pour cela, trois conditions sont nécessaires: primo, la gestion du concours par un jury non pas frileux, conservateur et sans imagination, mais faisant preuve d'une certaine audace (fût-elle prudente) et d'une véritable ouverture intellectuelle, deuxio, l'accompagnement du dispositif par une recherche scientifique et pédagogique adéquate et, tertio, une volonté politique continue de l'État, pourvoyeur de postes.

La première condition est indéniablement affectée par la non participation (organisée de part et d'autre, il faut le dire) des enseignants-chercheurs du GEREC-F aux travaux de ce jury qui a fait main basse sur une institution dont la très grande majorité de ses membres avaient récusé, vilipendé la forme, voire le principe. Mais jugeons l'arbre à ses fruits et essayons de n'être pas trop injuste envers ce «conglomérat» (rapport à sa relative hétérogénéité!): d'une part, il aura au moins réussi, probablement à contre-coeur, à valider la thèse du GEREC-F d'un CAPES unifié et transversal malgré la différence des créoles concernés; d'autre part, en reconnaissant la difficulté d'une tâche inédite, même si on peut lui faire grief de n'avoir jamais mis en perspective l'idée d'une dynamique de ce concours comme générateur, à terme, d'une langue de la dissertation qui ne soit plus du «petit-nègre», ou, si, l'on préfère, du «français de cuisine», on voit mal comment le rendre responsable de l'état actuel du créole, langue non (encore) rompue à l'expression spéculative. Les tentatives en la matière étant, pour l'heure, de l'ordre de l'esthétique individuelle d'écrivains en pleine recherche, on ne saurait tenir rigueur à ce jury de rejeter une démarche franchement néologique ou encore une pratique «transdialectale» qui, sous couvert, d'aménagement de la langue, ne peut, en la présente conjoncture, déboucher que sur la confusion, c'est-à-dire produire du non sens et du malentendu en lieu et place de ce que doit normalement viser un concours de recrutement de professeurs du secondaire. Dont acte! Bref, le CAPES de créole, sous réserve d'une réorientation politique claire et pertinente, a besoin du temps et d'une véritable volonté politique pour mûrir et trouver sa bonne mesure universitaire.

La deuxième condition, divers chercheurs y travaillent. Mais la spécificité du GEREC-F, en la matière, est la mise de son potentiel de recherche scientifique et didactique au service d'une situation où, à côté d'une variante courante et spontanée en osmose avec le français, pourrait émerger, à terme, une variante littéraire, savante, générée en rapport avec l'institution scolaro-universitaire. Mais cet objectif, nullement attentatoire au prestige et à la fonctionnalité prééminente de notre autre langue, le français, a de quoi en effrayer plus d'un qui, jacobins en diables, craignent je ne sais quel effet "cheval de Troie".

La troisième condition: le soutien de l'État. Il suffira, pour en évaluer les avatars de lire ci-dessous un extrait du message électronique que, je viens d'adresser au Ministre de l'Education Nationale :

 

Monsieur le Ministre

  […]Il me semble incompréhensible, voire inadmissible, que votre ministère, auquel la morale républicaine fait obligation, indépendamment des options partisanes, de protéger, voire de promouvoir le patrimoine moral et spirituel accumulé par les gouvernants précédents, n'ait pas pris la véritable mesure de ce que représente pour nos pays créoles, parties prenantes, que je sache, de la République Française, un concours comme le CAPES de Créole. Ce concours […] revêt une valeur emblématique de réparation des sévices et humiliations causées par l'entreprise criminelle qui non seulement a perpétré l'esclavage mais encore l'a spécialisé dans la traite négrière.

La remise en cause du CAPES de créole, fût-ce dans sa périodicité, ne peut être vécue que comme une manifestation rampante de négationnisme et l'expression d'un mépris dont la République ne peut se prévaloir à l'endroit de citoyens à part entière dont une vision réconciliatrice conforte la pertinence d'un tel CAPES dans sa tenue annuelle. Je me permets de vous informer que la demande aux Antilles et en Guyane est importante et que pour la seule académie de la Guadeloupe, il y a, cette année, 132 candidats au baccalauréat pour l'épreuve de créole.

[…] Le maintien du CAPES de créole dans sa régularité ne saurait être de l'ordre du négociable. Aussi, sachant que le texte définitif n'est pas encore paru, osé-je espérer que, mieux informé des enjeux d'une telle décision, vous aurez à coeur de revoir votre position.

Dans cette attente, je vous prie d'agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mon respect républicain.

Jean Bernabé

Professeur des Universités

Directeur du Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créolophone et Francophone (GEREC-F) de l'Université des Antilles et de la Guyane.
 
   

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