Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XIX - Quel créole pour nos pays ?
  

Le phénomène qualifié de décréolisation dans lequel les linguistes décèlent un affaiblissement du créole pouvant aller jusqu'à la disparition (comme c'est, par exemple, le cas à l'île de Grenade) ne concerne pas seulement la forme de la langue. Il se rapporte aussi à la relation d'ordre physique et psychique qui unit le locuteur à sa propre parole. Ou, si l'on veut, à la manière dont ce dernier habite son énonciation. Le paradoxe veut qu'un créole même très francisé peut être investi par le locuteur avec une grande intensité physique et psychique et que, au contraire, un créole plus soucieux de spécificité peut faire l'objet d'un investissement faible.

Le déficit d'investissement n'est pas aisé à mesurer scientifiquement mais il est souvent très perceptible dans la manière dont le locuteur met la langue en bouche. L'idéal serait de parvenir à un « reprofilage » du créole selon la dynamique propre à la langue et que, dans le même temps, les locuteurs habitent leur parole avec intensité. Le secret d'une telle conjonction est encore à découvrir. Mais il n'y a pas de doute que sa découverte ne peut résulter que d'une responsabilisation individuelle et collective, d'une volonté d'être des locuteurs créatifs et productifs. Cela ne peut guère s'expérimenter que dans les situations de communication différée (pratiques de journalistes, de politiques, d'écrivains) hors de toute urgence énonciative. Dans les urgences du quotidien, les locuteurs créolophones n'ont , actuellement, pas d'autre choix que d'utiliser les emprunts faits à la langue française. Cela dit, par effet de choc en retour, le travail d'élaboration du différé peut réagir sur les situations d'urgence et conduire progressivement la communauté à un créole stylistiquement plus élaboré. Dans toute langue, il y a nécessité de deux registres : l'un, courant et l'autre, littéraire.

Nous récusons les jugements de bon ou mauvais créole pour leurs effets inhibiteurs et, à la limite, il est plus important de parler le créole avec la plus grande densité psychique que d'essayer de parler sans conviction ce qui serait un « bon créole ». De plus, rien n'est plus difficile que d'aller à contre courant des commodités de l'emprunt. Mais il faut envisager le long terme. Qu'on ne s'y trompe pas : ennemi de tout terrorisme normatif, le GEREC-F reste déterminé à contribuer à faire en sorte que nos pays réputés consommateurs irresponsables deviennent, ne serait-ce qu'en ce qui a trait à leur identité linguistique, des créateurs. Car un créole francisé est, à long terme, démobilisateur et source d'affaiblissement de l'investissement psychique dans cette langue et vice versa. Un vrai cercle vicieux !

Même si les représentations qu'a le locuteur de son inscription dans la langue est plus déterminante que la forme de la langue utilisée, le créole francisé ne pourra pas supporter , à terme, la comparaison avec le français standard. Autant carrément parler français. Loin de nous l'obsession de nous démarquer du français . Car nous sommes francophones et pas du tout francophobes ! Mais les nécessités de la biodiversité nous commandent de nous inscrire dans des processus de créativité créole, parfaitement opérationnels, comme j'aurai ultérieurement l'occasion de le démontrer. Il est temps d'amorcer collectivement le mouvement vers une norme objective différente de celle induite par l'alignement normatif systématique sur le modèle français.

Comment, précisément, la créativité interne d'une langue peut-elle s'exercer dans un contexte presque entièrement dédié à la consommation des structures lexicales et syntaxiques d'une autre langue, cette dernière fut-elle aussi nôtre et bénéficiant d'une extrême utilité sociale ? Dans le cas de nos pays, où la langue française est en train de remplacer à grandes enjambées le créole comme langue maternelle, on a beaucoup de mal à imaginer les points d'appui psychiques d'une créativité qui produiraient, par exemple : doukou (au lieu de « konjonkti » (conjoncture), mes–avous (au lieu de « kipidité » (cupidité), « kréyol tjòlòlò » au lieu de « kréyol dénatiré » (créole dénaturé), « an manniè ironik » au lieu de « an kanman rikanniè » (une manière ironique), « enpòtan » au lieu de « potalan » (important). Et j'en passe !

Nul ne saurait s'étonner que, à cet égard, le CAPES de créole soit le plus important opérateur d'une évolution que son existence même rend ABSOLUMENT incontournable. Car, comment peut-on imaginer que des candidats à ce concours national continuent indéfiniment à écrire leur dissertations dans une créole qui est, en fait, un « français de cuisine » ? Sauf miracle, peu probable, de persuasion opéré par les vertus de ma prose, la guerre civile annoncée semble avoir devant elle des jours bien gras !
   

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