Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

VIII - Rayi chien mé di dan'y blan
 

Il faut en finir avec les comportements dénigrant systématiquement ceux qui ne partagent pas nos avis, voire qui s'érigent en contradicteurs ou même en contempteurs de nos propres conceptions. Oui, on peut haïr le chien, dit l'adage créole, mais il faut reconnaître la blancheur de ses dents. Formule savoureuse et crue dont je désamorce, par avance, toute connotation péjorative. En l'occurrence, le créoliste Robert Chaudenson, qui s'est rendu célèbre dans les médias martiniquais pour ses déclarations, prises à partie et autres attaques, n'a rien du canidé et moi, je ne nourris pas la moindre haine à son endroit. Pour tout dire, je n'ai cure de m'encombrer de ce genre de sentiments! Mais n'en déplaise à quiconque, et peut-être à l'intéressé lui-même1, je ne dissimulerai ni n'amoindrirai les mérites de ce dernier au regard du développement des études créoles. Je persiste donc et signe.

Les Allemands, avec le linguiste Schuchardt, s'intéressèrent les premiers, dans les années 1880, aux créoles. Au XXè siècle, les Anglo-Saxons ont lancé en grand la créolistique avec le célèbre colloque, tenu en avril 1968, à la Jamaïque, sur le thème «pidginisation et créolisation des langues». Jusque là, les linguistes français n'avaient eu qu'allusions pour les langues créoles. Robert Chaudenson est, en France, le véritable organisateur de la créolistique. Déjà professeur des Universités et ayant à son crédit des travaux tout à fait remarquables sur le créole de La Réunion, il avait alors acquis l'autorité propre à rassembler un certain nombre de chercheurs plutôt jeunes (dont moi-même, Alain Bentolila, ou encore le Guadeloupéen Guy Hazaël-Massieux) et plus âgés (comme l'Haïtien, Pradel Pompilus). Ainsi fut créé, en 1976, à Nice, le Comité International des Etudes Créoles (C.I.E.C.).

L'originalité de l'Ecole française (francophone) naissante fut, sous l'impulsion de Chaudenson, d'une part, de mettre en contact créolistes et africanistes et, d'autre part, d'intégrer de façon plus ou moins formelle au noyau initial, des universitaires francophones exerçant en pays anglo-saxon (par exemple, Albert Valdman, de l'Université d'Indiana, au USA) et, enfin, d'établir un large éventail disciplinaire, associant aux linguistes «pure laine» (comme disent les Québécois) non seulement des chercheurs spéculatifs (historiens, anthropologues, géographes, des spécialistes de littérature, etc.) mais encore des praticiens (écrivains, professionnels de l'éducation ). Cette ouverture aura eu des effets négatifs encore actuels, dans la mesure où beaucoup de chercheurs opérant en espace créolophone croient pouvoir s'appliquer le titre de créoliste sans même connaître la langue. Mais, admettons le, cette dérive n'est pas imputable au projet initial.

Un an avant ma rencontre avec Chaudenson, le GEREC naissait en février 1975, sur les mêmes bases conceptuelles mais sans encore l'aura internationale qu'aura d'emblée le CIEC. Qu'est-ce qu'une «créolistique francophone»? Vaste question! Dans l'esprit des fondateurs que nous étions, il ne s'agissait pas seulement de faire du français l'outil de la recherche et de l'exposition des résultats, mais encore d'inscrire nos travaux dans la logique et la logistique de la Francophonie institutionnelle. L'un des mérites, et non le moindre, de Chaudenson, président du CIEC a été, grâce à son autorité intellectuelle mais aussi à son entregent et son «carnet d'adresses» recensant les décideurs politiques du moment, de trouver des fonds propres à soutenir un projet forcément ambitieux et, dans la foulée, d'arrimer le C.I.E.C. au char de l'Association des Universités partiellement ou Entièrement de Langue Française (AUPELF). Il faut dire que le succès de cette jonction est aussi dû à l'éminent concours du Professeur Michel Têtu, alors secrétaire général-adjoint de l'AUPELF, en poste à l'Université Laval (Québec) et grand «commis voyageur», à l'échelle de la planète, de l'idée francophone.

On ne doit pas sous-estimer le rôle idéologique joué en retour sur cette instance francophone par son implication dans le développement de la recherche sur les créoles. Mais on était au cœur d'une contradiction: dans les sociétés créoles, le conflit idéologique faisait alors rage entre tenants du «tout-français» (considéré comme le stade le plus élevé du développement) et les promoteurs de la défense et illustration du créole, langue méprisée, stigmatisée et pourtant dressée, tel un emblème, comme le vecteur d'une identité à reconstruire. Il est des contradictions qui n'explosent jamais. Ce ne fut pas le cas de celle-ci. Ses éclats ne manquèrent pas d'allumer quelques feux.

  1. Voir Antilla N° 1077 du 12 février 2004.

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