Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XVI - La langue comme fétiche
  

La langue française dans nos pays a fonctionné autant comme un instrument de communication que comme une religion. Paradoxalement, une religion, plutôt fétichiste, dans une société officiellement dédiée aux valeurs catholiques. Véritable talisman propre à assurer à son acquéreur le pouvoir et la considération qui en découlent, le français a établi comme grands prêtres les gens d'écriture et les enseignants (forcément francophones, car le créole n'est pas vecteur d'alphabétisation). Le mot-clé de cette «théocratie linguistique» est celui de révérence, qui traduit un sentiment ayant pour objet un modèle donné pour transcendant.

Pareille sacralisation de la langue dominante et, par voie de conséquence, du phénomène «langue», constitue un des traits majeurs de la formation psychologique de nos sociétés. Ainsi s'explique pourquoi le conflit linguistique est devenu, sur le mode de l'alibi, une des expressions symboliques des clivages sociopolitiques et identitaires. Dès lors, avec la montée de l'anticolonialisme, la langue dominée, le créole, a été, à son tour, sacralisée, considérée alors comme l'ingrédient magique de la désaliénation culturelle, bref, l'instrument du salut. L'émergence d'une certaine mystique créolitaire (dont notre groupe de recherches s'est toujours démarqué) a tendu à faire oublier que les langues sont aussi et surtout des outils de communication, pas seulement d'expression: identitaire ou autre.

Ni à Cuba, ni en République Dominicaine, ni à Porto-Rico, il n'y a eu de créolisation linguistique, ce qui n'a pas empêché ces pays d'avoir une identité affirmée. Cette remarque, fort juste, est à double tranchant, souvent utilisée par les détracteurs avoués ou masqués du créole pour invalider le combat mené pour la promotion de cette langue, dans les pays où celle-ci, de par son existence même, structure de façon originale une psyché. Mais, en la matière, le GEREC-F persiste et signe. Car, jamais notre effort ne nous a semblé aussi nécessaire. Un effort mené sur des bases de plus en plus clarifiées, ce à quoi souhaite contribuer cette chronique hebdomadaire.

Dans l'Eloge de la Créolité (court essai qui, à notre grande stupéfaction, devait faire le tour du monde des universités), Chamoiseau, Confiant et moi-même récusons toute fétichisation des langues, même si, nous y concluons à la nécessité de préserver, voire exalter la dimension sacrale du langage humain: il ne faut pas confondre langue et langage.

L'effort du GEREC pour la promotion des langues et cultures créoles s'est, dès la création de notre groupe de recherches (1975), assorti d'une vision panoramique de l'espace communicatif antillais, tel qu'il implique non seulement le français mais encore les langues étrangères. La priorité chronologique accordée par nous à la revalorisation de la langue stigmatisée plutôt qu'au français relève du simple bon sens et du réalisme politique le plus élémentaire. C'est seulement en 1997 (après qu'un point de non retour eut été atteint par la création de la licence et la maîtrise de créole) que nous avons pensé qu'il était enfin possible de passer le F (de «Francophone») de la situation de filigrane à une visibilité officielle dans la dénomination de notre laboratoire de recherches, qui devenait alors GEREC-F. Au grand dam de ceux qui, tenants du statut quo, seraient heureux de nous enfermer dans l'immobilisme.

L'histoire n'est pas linéaire: une certaine désacralisation du français s'est fait jour avec la banalisation des transports transatlantiques et l'accroissement des moyens audiovisuels qui, internet compris, font de notre planète un village. L'exposition au français de France opérant sans médiation aucune, en raison de sa quotidienneté, nous a rendu cette langue immanente. Profane, même. Cette dernière nous est, en effet, servie «en direct». Plus de relais: ni fonctionnaires métropolitains auréolés du prestige de l'Ailleurs, ni originaires de nos pays, «brodant» pour nous prouver qu'ils ont «fait Fouance».

Des enquêtes récentes montrent que, sur place, le rapport à la langue française est en cours de modification rapide, dans le sens d'une moindre révérence mais d'un attachement peut-être plus vrai. De plus, à la minoration du français local, structurellement tributaire du créole et du français, mais ne se confondant avec aucun des deux, tend à succéder une certaine réhabilitation, chez chaque locuteur, des particularités du français propre au pays. Cela est, sans nul doute, de nature à faire reculer l'insécurité linguistique, une des plaies de notre histoire langagière, et à renforcer la valorisation de soi. Il n'y a pas un seul progressiste tant soit peu conséquent avec lui-même pour se plaindre de cette évolution.
  

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