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Passes et impasses du
comparatisme postcolonial

Parcours transfrontaliers de la diaspora africaine
aux Amériques

Kathleen GYSSELS
Université d’Anvers Belgique

Document de synthèse,
suivi d’une Liste des travaux sélectionnés
et d'un Résumé analytique des travaux
dans le cadre de l’Habilitation à Diriger des Recherches
Sous la direction du professeur Jean BESSIERE

Soutenu le 29 juin 2006 devant les Profs.
Bernard Mouralis, Theo D'Haen,
Daniel-Henri Pageaux et Xavier Garnier,
avec félicitations du jury.

Passes et impasses du comparatisme postcolonial
Je remercie les membres de mon jury qui m’ont patiemment lue, commentée et critiquée. Cet exercice m’incite à continuer mon parcours tout en me réalisant de certaines affres de la critique. J’aimerais qu’ils trouvent ici l’expression de gratitude d’un exercice pareil qui, au-delà des moments de frustration (de nature administrative essentiellement), font de l’obtention de la HDR (diplôme singulièrement français, et qui serait par ailleurs «annulé» dans l’avenir), une étape que je juge à présent extrêmement utile pour mesurer pleinement le chemin parcouru, le cheminement intellectuel qui n’a de sens que lorsqu’il est dialogue, concertation et conciliation avec des spécialistes de son domaine.

Aux lecteurs de cette «Synthèse», je signale en annexe la liste des travaux sélectionnés et leur résumé.

A mes parents, qui cet été fêtent leurs noces d’or ensemble avec leurs sept enfants, exactement une semaine après cette épreuve;

A mon mari et ma fille, qui m’ont supportée, tout ce temps.

Kathleen GYSSELS

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Table des matières

 

1. Introduction: Entre trois –Post(e)s

1.1. De la Relation?

1.2. «Une traversée paradoxale»

2. Le «mariage de raison»: post-modernisme, post-colonialisme, «postcolonial theory» et études francophones

2.1. Post/Modernisme

2.2. Post/Colonial

2.3. La Francophonie ‘defranchized’

2.4. Réalisme merveilleux, (néo)baroque, clé du succès postcolonial

3. Rhizomes et réseaux: la Caraïbe étendue

3.1. Deep South: la slave narrative

3.2. Vagues de sons, ondes de langages refoulés

3.3. Littérature d’une minorité au sein d’une littérature mineure

4. Tristes Tropiques: récits de voyage, revus et corrigés

4.1. Au cœur des ténèbres et des mots

4.2. Afro-pessismisme et afro-kitsh

4.3. Lieu de mémoire et voyages mémoriels

4.4. Diaspora haïtienne en Amérique du Nord: Danticat vs Laferrière

4.5. Danticat et «The French Connexion»

5. Récits d’enfance: décanter l’enfance aux Tropiques

5.1. Mille Eaux vs Antan d’enfance

5.2. Imaginaire migrant vs négropolitain: L’exil selon Julia

5.3. Enfances ingrates, Francophonies disparates

6. Seuils et Figures, aspects narratologiques

6.1. Le titre

6.2. L’incipit

6.3. Le paratexte sériel

7. Haïti à l’heure des Révolutions chroniques : chronique de L’Ouverture

7.1. L’esclavage revisité par l’Etranger

7.2 .Le Soulèvement des Ames

7.3. Soulever les barrières dialectiques

8. Réécritures homériques, intertextualités (in)avouées

Conclusion: “Death of a Discipline?” (Spivak), trois passes en avant

Table des matières

Bibliographie

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Extrait de la «Synthèse»

1. Introduction: Entre trois –Post(e)s

J’entreprends cette synthèse fin décembre 2005, c’est-à-dire à un moment crucial où d’importantes restructurations se font dans les formations universitaires en sciences humaines et sciences exactes. Suite au décret de Bologne, les philologies romane, germanique, classique sont «abolies» en faveur de combinaisons de langues et de littératures. Au premier abord, pareille mutation pourrait bénéficier à l’esprit comparatiste que je suis. De fait, il semblerait que cette ouverture vers des binômes (anglais, allemand; français, espagnol), soit de nature à favoriser un comparatisme du genre que j’envisage depuis des années, à savoir des études «croisées» de littératures de différente famille. En d’autres termes, c’est des rapports intersystémiques, pour parler avec Itamar Even-Zohar, du polysystème caribéen fort inégal qui m’intéressent, plutôt que littératures de différentes nationalités mais de même langue. En effet, pour la zone littéraire qui me préoccupe depuis 15 ans, la Caraïbe, l’on peut espérer que des approches translinguistiques voient le jour, au lieu des études confinées à une seule et même zone linguistique. Or, ce serait bien naïf de croire que l’avenir comparatiste est rose et institutionnellement soutenu: les «passerelles» entre littératures de différente langue restent difficiles et donc hasardeuses.

1.1. De la Relation?

Dix ans après la publication de ma thèse, Filles de Solitude: Essai sur l’identité antillaise dans les auto-biographies fictives de Simone et André Schwarz-Bart (L’Harmattan, 1996), je m’aperçois que les auteurs antillais entrent difficilement en Relation avec leurs consoeurs et confrères de la région. Mon terrain d’investigation, les Antilles d’expression française, se trouve pourtant au carrefour de plusieurs littératures qui toutes dérivent d’un même passé colonial, d’un même «Univers de Plantation», d’une même «tradition». Mon objet de recherche se trouve forcément à l’intersection de la littérature du XXième siècle (section 9) et de la littérature comparée (section 10).  Si sur le plan méthodologique, les Antilles françaises invitent naturellement à cataloguer leurs littératures dans le vaste ensemble des littératures francophones, donc à entreprendre une recherche en francophonie, les Antilles françaises tout de suite sortent hors de ce maillon, tant leurs littératures font sauter la bannière de la langue. Drapeau tout à fait artificiel, le «français de France» sied et ne sied aux les auteurs d’Haïti, de la Martinique et de la Guadeloupe. Le rapport jamais ne sera paisible, harmonieux, tant cette langue, le français, catalyse des souvenirs douloureux, des complexes d’infériorité culturelle et ethnique, des frustrations de tout ordre. Avec Benedict Anderson, soulignant la capacité de la langue d’engendrer des «communautés imaginées», je souscris d’emblée qu’«on se trompe toujours en traitant les langues comme le font certains idéologues nationalistes: en emblèmes de la nation, au même titre que les drapeaux, les costumes ou les danses populaires» (Anderson 1983, traduction française 1996 : 138). De fait, les Antilles françaises n’ont de français que la langue, croit Condé. La littérature antillaise d’expression française (incluant Haïti et pourquoi pas la moitié de Sint-Maarten dont aucun prosateur ou poète dignes de ce nom ne s’est manifesté) me convie à transgresser des barrières en critique littéraire. Décoloniser les Antilles revient pour moi à oser les sortir de cette enclave «linguistique»; décoloniser leurs productions culturelle reviendrait à faire en sorte qu’au lieu de les annexer à l’Hexagone, on les situerait dans leur vrai habitat, dans leur milieu et « imaginaire » naturels que sont les Amériques. Tant et si bien que, dans un ouvrage de canonisation tout à fait scolaire qu’entreprend Dominique Chancé, Histoire des littératures antillaises (2005), la carte de l'hexagone et sur celle-ci l’Ile de France comme paramètre de grandeur relative pour mesurer les Antilles françaises, la Corse (!), et la Guyane (présentées en bas précédées étrangement par "Académie", m’incommode1. Car cette représentation géopolitique fait violence à leur échelle lilliputienne par rapport à la "métropole". Une fois de plus, une approche eurocentriste, francophile s’y détecte, alors qu’avec Dash, je rétorquerais que la Caraïbe (dénomination préférée aux Antilles) est l’Autre Amérique. Que les Antilles sont davantage tournées vers le Nouveau Monde, vers la mangrove américaine. Les Antilles françaises ne sont françaises que par leur langue (imposée) et par leur statut de provinces françaises d’outre-mer. Aussi bienveillantes que fussent les intentions de Chancé, elle entame le survol panoramique par la question déjà soulevée par Rosello dans Littérature et identité créole aux Antilles: "La littérature antillaise n'existe pas (Rosello 1992: 19), ici reprise interrogativement: "la littérature antillaise existe-t-elle?" (Chancé 2005: 5). De plus, elle exclura comme d'autres avant elle les Antilles néerlandaises (et ne liste pas Saba, Sint Eustache et Sint Maarten, il est vrai "inexistantes" littérairement parlant, mais aussi le Surinam, qu'elle inclut dans les "deux Guyanes" (Chancé 2005: 7), comme si, aux yeux des lecteurs français et francophones, Guyana et le Surinam(e) demeuraient "terra incognito"? Les remarques ne me paraissent pas suffisamment sceptiques, critiques, postcoloniales, car elles n’interrogent pas les présuppositions du discours cartographique français même.

Qu’une fois de plus, la cartographie serve ici à faire éclater le rapport de grandeur à partir d’un critère territorial français, l’Ile de Paris, pour ensuite exprimer le caractère lilliputien (voir incipit de Ti Jean L’Horizon Gyssels 2002 a)2 ) des Iles d’Amérique me semble symptomatique de ce qui arrive encore trop souvent avec les littératures provenant de cette zone lointaine. On les fixe sur une carte "mentale" où le Vieux Monde reste le centre.

Toujours ce souhait annexionniste, cette attitude néo-colonialiste qui consiste à situer l’Autre par rapport à Soi, et non l’inverse. De plus, l’ouvrage dont je me sers ici d’exemple, me déplaît pur une deuxième raison. Son incomplétude: certains auteurs (invariablement les mêmes de manuel à manuel3) de la diaspora y sont retenus pendant que d’autres, exclus (Dionne Brand, Patricia Powell, Nourbese Philip, …). Des panoramas pèchent toujours par leur caractère fragmentaire et daté, tant il est vrai que la littérature est un système vivant où continuellement entrent et disparaissent des nouvelles voix, et donc les compilateurs ne problématisent pas assez, me semble-t-il, ce flux et reflux dans le polysystème caribéen que l'auteur(e) ambitionne pourtant de mettre en care. Des survols sont forcément sélectifs, mais souvent cette sélection me semble arbitraire: les mêmes noms d’Antillais et de Caribéens anglophones et hispanophones retiennent l’attention, donc sont unanimement considérés comme les plus célèbres, les plus lus, qui ne sont pourtant pas toujours les «meilleurs» au niveau «caribéanité*4». Souvent, ce sont les plus «populaires» qui ont la cote, mais alors je m’offusque avec Chris Bongie qu’une romancière béké comme La Reine de Jaham soit exclue et que, comme il argumente solidement dans «Out on Main Street» (Postmodern Culture, 2003), on n’ose pas contester cette élection de certains au détriment de certains autres. Bongie affronte le phénomène que certains grands pontes des lettres caribéennes, et d’expression française, sont excusés de leurs écritures sirupeuses à l’intrigue forcément amoureuse, que semble privilégier ces derniers temps Maryse Condé. Je ne peux, tout au long de cette synthèse, m’empêcher de résumer l’essentiel de ma recherche postdoctorale sans que je ne réfléchisse pas sur les mécanismes socio-littéraires, les efforts et facteurs de «canonisation» pour ces auteurs des ex-colonies. Car pour Bill Aschcroft, qui revoit et complète certaines prémisses des littératures postcoloniales dans Post-Colonial Transformations, la postcolonialité implique aussi la prise en compte des conditions matérielles de production desdits romans et essais, «a range of material conditions, and a rhizomatic pattern of discursive struggles» (Ashcroft 2001 : 12).

L’exemple de Chancé n’est malheureusement pas isolé. Dans l'effort de consécration, fut-elle posthume, et de commémoration, une "mémoire sélective" semble opérer. Ainsi dans la littérature de la diaspora noire semble fermée à certaines voix pendant qu’elle surcompense royalement des sujets très respectueux de la langue et culture française (Senghor est bien sûr le meilleur exemple)5.

Ainsi donc, les quinze ans de recherche postdoctorale m'ont conduite toute naturellement à faire de l’Histoire littéraire à rebours, à ne pas perdre de vue les mécanismes d'ex- et d'inclusion dans le cénacle caribéen. En tant que caribéaniste6*, je m’intéresse plutôt qu’aux racines unilingues et unidirectionnelles aux rhizomes et aux réseaux, attentive aux «communautés imaginées» d’auteurs antillais, d’expression française, et caribéens (d’expression anglaise, espagnole, néerlandaise). De par leur localisation géographique et leur ancrage dans l’archipel caribéen, vivier de «West Indian Literature» (Ramchand, 1970, réédition 2002, Pouchet-Paquet, 1997, et tant d’autres), la Martinique, la Guadeloupe et Haïti incitent à une approche transfrontalière, à un double axe comparatif, d’une part, avec l’Amérique noire, d’autre part, avec les littératures voisines, soit francophones ou non francophones, de l’archipel caribéen. Parmi ces quatre ères (hispano- et néerlandophones), j’ai privilégié les comparaisons avec les auteurs anglophones pour une double raison:

D’abord, l’émergence de ces deux littératures postcoloniales caribéennes est quasi simultanée, il suffit de penser à Sam Selvon qui publie en 1956 The Lonely Londoners, pendant que Léon Damas sort Black-Label, et James Baldwin Giovianni’s Room. Ces "Coming of age Novels" (ou Bildungsromane) se déroulent dans les deux premières capitales du monde européen que sont Londres et Paris. Cette triple publication il y a exactement un demi-siècle me paraît symptomatique du nouveau triangle transfrontalier que j’ai cartographié dans mes études et publications post-doctorales. Le parallélisme avec tour à tour la «Commonwealth Literature», «New Literature(s) in English», «Black literatures in English/es» ou «postcolonial writing from the Empire», saute aux yeux. Côté francophone, n’avons-nous pas vu passer des étiquettes diverses, de littérature tiers-mondiste embrassant tout le continent africain et les Antilles, «littérature négro-africaine» (incluant les Antilles), littérature franco-antillaise, puis littérature(s) du Sud?

Hésitant toujours deux perspectives (annexion de ces champs littéraires au Maghreb, à l’Afrique subsaharienne, aux Mascareignes, etc, ou annexion aux autres littératures postcoloniales, à commencer par les caribéennes, ensuite canadiennes (de par l’immigration caribéenne), j’opte, à l’image du syncrétisme linguistique, religieux, culturel et ethnique, pour une démarche comparatiste transfrontalière, confrontant tour à tour Frank Martinus Arion (Curaçao) avec Aimé Césaire, Paule Marshall (Barbados) avec Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé avec Toni Morrison, etc. Si la littérature caribéenne de langue anglaise est systématiquement incorporée dans les «postcolonial literatures», l'on constate généralement que celle de langue française bifurque vers la Francophonie, gommant son caractère postcolonial («a rhizomatic pattern of discursive struggles»). Dans l'espace de quinze ans de recherche, j'ai tenté d'induire ce cours des choses, en démontrant un nouveau diagramme où par le biais de la philologie ("close reading"), de la postcolonialité (contexte auquel réagit le texte) et de postmodernité, une littérature caribéenne une et cependant multiple se met en place qui tire naturellement vers le postmodernisme.

Partageant les réflexions et alternatives d’interdisciplinarité et de dialogue, je suis les tenants de la «Society for francophone postcolonial studies», anciennement l’ASCALF et trouve à mon tour qu’il faut recommander une double ouverture du corpus de lettres francophones d’origine antillaise, vers les autres auteurs de la région, d’une part, vers les autres arts, même, sortant les lettres de leur auréole de «sacro-sainte supériorité de l’écrit» (Glissant), en même temps que de leur "balkanisation". De fait, je trouve pertinent de briser les barrages linguistiques qui continuent d'ériger de solides barrières entre les littératures de la diaspora noire aux Amériques. D’où un premier colloque sur la Caraïbe entière à l’Université d’Anvers, dont les Actes ont paru ensemble avec Isabel Hoving (Gyssels 2001a). Intitulé avec Bhabha Newness in Intercultural Practices, le colloque soulignait une double démarche innovatrice: d’abord, l’ouverture à d’autres «discours», tels que les arts picturaux et le cinéma; ensuite, la Caraïbe dans ses quatre langues. Non seulement on organisa une exposition mais l’on insista pour avoir quelques nouvelles voix de la Caraïbe multilingue (Joël des Rosiers, Ellen Ombre, Shani Mootoo, Luis Rafael Sánchez). Pour l’anecdote, je signale que la collègue hispanophone préféra publier seule les papiers en espagnol traitant d’«El Caribe» et que les papiers en néerlandais étaient trop peu nombreux pour qu’on puisse les réunir en un collectif. Les faire traduire était une option trop coûteuse. Butant contre de solides résistances à maintenir les cloisonnements à la fois disciplinaires, les niches de littératures "nationales" ou d'une seule langue, je reconnais ici exactement le chemin semé d’embûches qui attend tout comparatiste «radical» qu’esquisse Reed W Dasenbrock:

the more complex the bridge you are trying to build, the more support your are going to need up the line. A collaboration between, say, French and Spanish involving the languages and literatures of the Caribbean might need nothing more than an outbreak of common sense; a collaboration on the same subject (…) might need the dean’s support; (…) to create a Center for Caribbean Studies requires exponentially more support. (“Toward a Common Market: Arenas of Cooperation in Literary Study”, Modern Language Association , «Profession 2004», 63-73).

Bien que la Caraïbe soit au centre d’un même groupe de recherche, très vite des intérêts divergents et surtout la barrière de la langue s’avèrent un vrai handicap, à côté de traditions et arènes de débat (revues, colloques) que l'on persiste à croire incompatibles. Mais à la lecture de Comparative Literature in the Age of Multiculturalism, édité par Charles Bernheimer7, c’est exactement cette passe importante qui est tracée comme piste à suivre pour l’avenir. Marjorie Perloff y plaide pour élargir le champ d’investigation, pour laisser derrière nous l’ancien comparatisme, c’est-à-dire l’étude de littératures d’une même langue, d’une même période, d’un même mouvement, pour se mouvoir sur de nouveaux terrains, au-delà de l’Eurocentrisme qui domina longtemps la discipline (Perloff, «‘Literature’ in the Expanded Field», in Bernheimer 1995: 176). Pour Perloff, l’incorporation de littératures chicano, African American, native American, Filippino et gay devrait faire du comparatiste un «citoyen global» (terme de Mary Louise Pratt).

Une deuxième "reprise" de la même nature s'avère sous de semblables augures. Lançant le neuvième colloque international de la Society for Caribbean Research à Anvers, je partais de la notion du «guerrier de l’imaginaire», tout entier imputable à Patrick Chamoiseau. Rédigeant l’Appel à communication dans les 4 langues que compte la Caraïbe, je devais vite me résigner: le Call for Papers fut essentiellement entendu par des spécialistes en littératures caribéennes francophones, et plus spécifiquement travaillant sur Chamoiseau ! Une majorité de papiers traitant de l’œuvre chamoisienne fut reçue, et …à un rythme bien plus lent suivirent des propositions sur d’autres auteurs caribéens. En 2003, Caryl Phillips, Michiel van Kempen, Robert Antoni et Daniel Maximin furent nos invités, pendant que Diana Lebacs de Curaçao devait refuser pour cause d'agenda chargé. Une fois de plus, il demeura impossible de réunir les Actes dans les quatre langues…

Ce que je mets en relief est que la fâcheuse balkanisation dont se plaint Glissant depuis le Discours antillais (Glissant 1981 : 423) existe et que la critique la répète. Voilà une impasse fondamentale: comment parler de littérature caribéenne, comment spéculer sur «a Caribbean literature» et continuer à faire miroiter «Caribbeanness» ou «Créolité», à prétendre faire l’éloge de la créolité si au niveau de la réception comme de l’enseignement, le fond commun n’est pas déblayé, les passerelles ne sont pas construites, les spécialistes ne s’écoutent et ne se lisent pas? Vous l’aurez compris. J’entreprends la synthèse par un petit sentiment de frustration, tant il est vrai que ce que je trouve à la fois une «évidence» même, à savoir développer ce que Itamar Even-Zohar appellerait des rapports intersystémiques (différentes langues «nationales»), pose problème. Les signataires de manifeste ont beau clamer qu’il y a une «créolité une et indivisible», je suis peu convaincue de cette pan-caribéanisme* lorsque je regarde ce qui se passe en littérature et dans son sillage, dans la critique littéraire.

De même, le paradoxe de la Caraïbe diverse, des inégalités et décalages criants d’une île à l’autre, dus à des statuts et régimes politiques différents, sont rarement interrogés, alors que première cause des réflexes non-comparatistes, d’études réductionnistes. Pourtant, récemment des essais comme celui de Shalini Puri, The Caribbean Postcolonial: Social Inequality, Post-Nationalism, and Cultural Hybridity (2004) soulèvent l’impasse de non-comparaison et non-élucidation des multiples con- et divergences qui caractérisent la région caraïbe et ses littératures. Tout au long de mes publications, cette revendication assez radicale m’a guidée, mais j’ai buté en même temps sur la pierre d’achoppement numéro un: la langue, et j’ai peiné dur pour apprendre l’autre langue mondiale, l’anglais, pour tenter ce comparatisme radical et révolutionnaire, que j’envisage comme le vrai «dialogue» à établir pour mon domaine d’investigation.

Notes

  1. Au lieu d’une représentation géopolitique, j’y lis une représentation post-impérialiste, comme l’exercice cartographique a été décortiqué côté anglophone (Not on any Map, un essai sur la postcolonialité et le nationalisme culturel édité par Stuart Murray et couvrant toutes les littératures anglophones de l’ex-empire britannique (Murray 1997). La cartographie, à la fois comme discours représentant l’Autre et comme outil de conquête et d’expansion, est hautement suspecte pour toute critique récusant l’eurocentrisme. De ce fait, au lieu de reproduire une fois de plus une réalité géographique, à savoir la Caraïbe archipélique, on aurait pu agrandir l’échelle insulaire, au lieu de renforcer le complexe lilliputien. Changer de regard, regarder autrement, tel me semble une première devise pour la critique tranchante qu’est la critique postcoloniale. Par ailleurs, comme l’exprime encore Jamaica Kincaid avec son évocation décapante A Small Place sur son Antigua natale, l’exiguïté attise la pulsion migratoire.
     
  2. Dans l’Annexe I, les travaux sélectionnés sont indiqués par mon nom suivi de l’année de publication et d’une lettre correspondant à un article ou chapitre particuliers.
     
  3. Pour Daniel Delas, Littératures des Caraïbes de langue française (Nathan Université 1999), le même groupe d’auteurs semble faire l’unanimité de l’inclusion au groupe d’auteurs prestigieux.
     
  4. Les termes suivis d’un astérisque sont «glosés» en fin de volume.
     
  5. Dans les survols et anthologie, les Antilles soit sont intégrées à l’Afrique noire, soit , mais c’est plutôt rare, connectées aux autres Caraïbes. Voir les différents volumes, par ailleurs excellents manuels de débutants de Michel Hausser et Martine Mathieu, Littératures francophones ( III. Afrique noire-Océan indien), Belin, 1998, coll. “Lettres Belin sup”. Jacques Chevrier intitule Littérature nègre (1983) son grand plan d’ensemble, heurtant la sensibilité de certains Congolais par le choix «nègre» dans le titre, maintenu de réédition en réédition (A Colin, 2003). Là encore, c’est la même «classe» d’auteurs qui passent la revue et la dimension temporelle n’influe aucunement sur des rectificatifs (par exemple, pour la littérature malgache, devenue moins importante qu’au moment prometteur de la négritude).
     
  6. La langue française me laisse frustrée car le mot pour désigner un spécialiste en lettres s’intéressant à la Caraïbe doit encore être inventée, liberté de savane que je m’octroie ici, et dans d’autres passages: ces vocables seront marqués d’un astérisque pour bien souligner ma «surconscience linguistique» en même temps que la prière modeste, aux puristes parmi nous, de bien vouloir considérer des inventions pareilles.
     
  7. Avec des articles de, parmi d’autres, Lionnet, Fox-Genovese, Apter, Pratt et Appiah.

 

Viré monté