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Forum de la Paix à l’Alhambra:
Dire la mémoire à Grenade

Khal Torabully

paix

De gauche à droite Elena Jorge, Jeronimo Paez, Ismaël Kati, Doudou Diene et Khal Torabully.
Photo © Isabelle Moreno.

S’est tenu à Grenade, sur l’initiative du Rotary, présidé par Carmen Espinosa Egea, mardi dernier, un forum pour la paix dans le lieu symbolique de l’Alhambra, au Palais Charles Quint. L’occasion de partager, entre autres, avec Ismael Kati, Doudou Diene, Geronimo Paez et Elena Diez Jorge.

Doudou Diene, créateur des routes de la Soie, d’al-Andalus et de l’esclave à l’Unesco

Axant son intervention sur la prévention et la gestion des conflits, le rapporteur spécial de l’ONU contre le racisme et la discrimination raciale n’y alla pas par les 4 chemins. Tout en louant le caractère pluriel de l’Andalousie, l’ex directeur de l’interculturel de l’Unesco évoqua une occultation majeure dans la région des «trois cultures», notamment celle de la mémoire et de la présence arabe et musulmane en Andalousie.

Il a commencé par un tour d’horizon de la situation actuelle en Europe où l’extrême droite ne cesse de progresser. Diene note un retour aux vieilles hiérarchies. Et une déshumanisation qui précède, dans certains cas, l’acte de l’élimination physique. Il a rappelé le cas de Madame Taubira, traitée de guenon en France. Pourquoi cette régression? Il pose alors une réflexion intéressante: comment l’Histoire est-elle écrite? Ici, en Andalousie, nul n’ignore qu’il y a eu une rencontre massive entre les trois cultures, juive, chrétienne et musulmane, sur une durée de 8 siècles. Mais l’écriture de celle-ci semble peiner à reconnaître ce fait. Paraphrasant Sartre, le créateur des routes de l’Unesco, dont celle de la route al-Andalus, rappelle que l’important n’est pas ce que l’Histoire fait de nous mais comment nous faisons de ce que l’Histoire fait de nous. L’écriture officielle de l’Histoire a occulté les tensions et conflits, par exemple, en privilégiant la convivencia. La tension et la violence qui ont parsemé ces siècles n’ont pas été intégrées. «En 1492, il y a eu une violence extrême contre juifs et musulmans, et il ne fallait pas que l’Histoire occulte la violence physique et identitaire».

Diene a cité une anecdote lors de la traversée de Grenade en taxi. Passant devant la statue de Colomb s’agenouillant devant Isabelle de Castille pour lui demander son soutien pour financer sa tentative de trouver une route alternative vers les épices en cinglant vers l’Atlantique, le chauffeur lui aurait dit: «Voici un grand héros de notre Histoire». A cela, Diene lui a rétorqué: « A ce moment-là, deux nuages noirs se lèvent dans le monde. Le premier sera pour les amérindiens, dont la venue de Colomb sonne le glas de leur civilisation. Et le génocide des peuples autochtones des Amériques. Et le deuxième nuage sombre est celui qui marquera à jamais le continent africain, car une fois les peuples amérindiens évincés, on a fait venir des esclaves, des dizaines de millions d’esclaves africains pour cultiver les champs, travailler comme domestiques etc. Vous comprenez monsieur, je suis sénégalais, et donc, je ne vois pas l’Histoire sous le même angle que vous». Le chauffeur de taxi, remarquant la justesse de ses propos a fini par admettre qu’il ne connaissait pas ces faits, mais seulement ce que l’historiographie aura servi aux peuples en guise d’épopée et de construction identitaire, occultant la complexité des événements. Cette même cécité se retrouve, ajoute Diene, dans la volonté d’occulter les antagonismes, pour répondre à une idée de l’identité espagnole au cœur de la convivencia, qui a hiérarchisé les faits pour servir un objectif précis: privilégier la dimension esthétique, architecturale, musicale, gastronomique. Mais sont passées à la trappe les dimensions éthiques et spirituelles de cette période de l’Histoire espagnole. «Il est de notre devoir de revisiter l’Andalousie pour aider l’Europe actuelle à se regarder en face», a conclu Diene.

Deux voix de douleur, une voix d’espoir

Ismaël Kati, de la Fondation Kati, qui gère un millier de manuscrits de Tombouctou, descend d’une authentique famille princière expulsée de Tolède au 15ème siècle, en la personne du Wisigoth converti à l’Islam, Ali b. Ziyad-al-Kuti. Nous avons eu l’occasion de le présenter aux activités de la Maison de la Sagesse de Grenade en juin de cette année, notamment pour une rencontre mémorable avec Jean-Michel Djian, auteur d’un ouvrage remarqué sur les manuscrits de Tombouctou et qui avait fustigé, justement, la façon dont a écrit l’Histoire de l’Afrique. Il a rappelé qu’il est erroné de présenter ce continent comme celui de l’oralité alors que depuis le 15ème siècle, des livres ont été écrits au sud du Sahara, en langue arabe, et des millions de manuscrits attendent leur traduction. L’Afrique est aussi le continent de l’écrit. La vie d’Ismaël Kati rend vivante cette affirmation, car il est l’actuel patriarche gérant ces milliers de manuscrits rares, à traduire et dont le tracé part de l’Andalousie pour se poser à Tombouctou. Après plus de cinq siècles, Ismaël Kati dira qu’il a «mal à Grenade». L’architecte parti de Grenade au 15ème siècle, qui a bâti l’actuelle mosquée de Tombouctou, rappela-t-il, est d’origine grenadine. Il était aussi exilé de l’Andalousie. «Lui et moi avons hérité de cette douleur». Il a évoqué Ubuntu et la sagesse du pardon. Grenade, a-t-il ajouté, n’est pas musulmane mais le lieu de la diversité humaine. Il nous apparaît que les trésors du Fondo Kati1 sont à préserver. Ils doivent être traduits pour avoir une vision plus complète de la part africaine de la convivencia, cette part africaine étant tellement peu visible et audible.

Jeronimo Paez, écrivain, militant reconnu de la route al-Andalus, infatigable artisan du rapprochement des mémoires en Andalousie2 lui a emboîté le pas, lui qui ne voulait plus prendre la parole en public à Grenade. «Cela ne sert à rien. Nous avons échoué car nous ne reconnaissons pas la réalité. Des forces nous dominent. Nous n’allons pas vers la cohabitation. Nous avons ici un monument magnifique, l’Alhambra, mais cette ville n’a plus aucune force. Nous n’avons pas su tirer les leçons du passé. Grenade est une ville berbère et ici, il y a eu des noirs qui étaient nos ancêtres. L’Andalousie ne veut pas récupérer la dimension africaine de son Histoire. On ne veut pas connaître son Histoire». Ce grand amoureux de l’Alhambra et de la civilisation islamique, au vu de la réaction du public, disait tout haut ce que certains pensent tout bas. L’Espagne est en effet dans une situation historique des plus précaires, avec une crise sans pareille, et la montée des extrêmes. L’Andalousie aurait pu favoriser la cohabitation avec les rives du sud, par exemple, étant un pays qui a éprouvé les trois cultures. Mais la politique actuelle ne favorise pas le pluralisme, préférant porter ses efforts vers ces hiérarchisations dangereuses pour la diversité.

Elena Diez Jorge, professeure de l’Histoire de l’Art à Grenade, quant à elle, a tenu à apporter un contrepoint important à l’appréciation de l’Histoire andalouse. Elle a rappelé que la convivencia inspire encore, même si ce n’est pas Grenade qui la met en avant. Elle a cité le cas de San Sebastian, qui sera la ville européenne de la culture en 2016, et qui a communiqué sur la convivancia, en prônant «comment on vit ensemble au-delà de nos différences», une vérité toute andalouse. Elena Jorge remonte elle aussi à l’an 1492, notamment le 2 janvier, jour de la chute de Grenade. Pour elle, la reddition et la capitulation ne marquent pas la fin du pluriculturel dans la ville. La conversion forcée des musulmans, ces morisques de l’Histoire, non plus. Sauf que cet héritage n’est pas reconnu par ici…

Il est sûr que l’Alhambra et son palais splendide ont été le symbole de la victoire sur l’Islam, un trophée de guerre. Mais il serait erroné d’arrêter les interactions culturelles ici. Le respect de l’autre a aussi contribué à maintenir cet espace et cet édifice aussi merveilleux. Par exemple à côté du palais Nasride, on a construit le palais de Charles Quint sans rien détruire. On sait que Charles Quint se sentait bien dans l’ancienne salle du harem où il passait une bonne partie de son temps libre. De plus, son palais a intégré de nombreux éléments architecturaux musulmans, à l’instar de l’émir Abdel-Rahmane qui conserva des éléments de l’architecture romaine et wisigothique lors de la construction de la mosquée de Cordoue au 8ème siècle. Aussi, le bas-relief de l’Alhambra ne fait pas allusion à la guerre entre chrétiens et musulmans, mais représente la bataille de Pavie. Et la Vierge Marie, acceptée par musulmans et chrétiens, plus que tout autre symbole religieux, a été intégrée à l’Alhambra musulmane.

Ces propos ont édifié plus d’un. Et ont donné au forum des informations encore peu connues, à réactiver pour dire la mémoire plurielle à Grenade. Je fus ensuite invité à clore le forum, en tant que fondateur de la Maison de la Sagesse.

Conclusion provisoire: le dépassement, cas de l’engagisme

Grenade est, avant tout, pour moi, le lieu d’une poétique complexe du monde, je dirai même qu’il existe peu de lieux avec une mémoire aussi chargée et non discursifiée entre les trois cultures susmentionnées. C’est dire que la parole de la paix à Grenade revêt une résonance exceptionnelle. En effet, la densité est forte dans cet espace qui met en contact l’Andalousie, l’Europe, l’Afrique, l’Atlantique, le Moyen-Orient, l’Inde et la Chine.. Grenade, tout comme la péninsule arabique, fait partie de la fameuse région des isthmes, c’est dire que sa symbolique pour la paix est énorme.

Je livre au lecteur  un extrait de mon allocution:

Avant d’aborder des pistes de réflexion dans ce forum où la parole se doit de circuler, je citerai un travail constructif et concret de mémoire que j’ai mené depuis une vingtaine d’années, avant le classement de l’Aapravasi Ghat, site dédié à la mémoire des coolies, par l’Unesco, il y a 7 ans. J’avais posé une vision de l’Histoire résolument corallienne, plurielle, constatant qu’il y avait un vide, une gêne, un silence pesant autour de l’histoire des coolies, ou engagés, après l’abolition des esclaves en 1834. J’ai écrit le premier texte de leur traversée océanique. J’aurais pu poser une œuvre de traversée héroïque des coolies, exclusive des altérités, car la possibilité était là d’opposer la mémoire de l’engagisme et celle de l’esclavage et prêcher une revanche féroce vis-à-vis des descendants des colons héritiers du système des plantations. J’ai fait un autre choix, car j’ai voulu éviter le piège de l’essentialisme dans cette écriture.  Aussi dans la coolitude, j’ai fait un travail, plus qu’un devoir, de mémoire en posant la nécessité des variétés, des diversités, en évitant une concurrence victimaire et une concurrence des mémoires. Cela pourrait être le cas à Grenade où, comme l’a dit Doudou Diene, créateur des routes de l’Unesco, de dire nos maux, nos souffrances des mémoires, et ne plus censurer huit siècles d’Histoire.

Le travail de mémoire ressemble au travail du deuil, il nous faut intégrer ses faits douloureux pour vivre avec et les dépasser, pour ne pas nous encombrer le présent et l’avenir. C’est un long travail. Mais nous avons persisté pendant 20 ans. Le 2 novembre, lors du lancement de ce livre au Ghat, l’état mauricien, en la personne de son Premier Ministre, a signifié un changement de paradigme, refusant ouvertement une concurrence des mémoires pour édifier un meilleur vivre-ensemble entre les tenants d’une tragédie humaine faite de violences et de conflits. En citant cet exemple concret, qui est devenu la philosophie de l’île Maurice pour ces deux mémoires, je pense avoir donné une déclinaison concrète d’une construction nécessitant un pardon et un dépassement. J’aime à rappeler Malraux dans ce sens: «A quoi aurait servi ma douleur si elle ne me permet pas de comprendre celle de l’autre»?

Napoléon, que ces montagnes espagnoles ont arrêté, disait «L’Histoire, ce sont des mensonges sur lesquels tout le monde s’accorde». Au-delà de cette affirmation impérieuse, je désire porter à votre attention le fait que l’Histoire, le passé, la mémoire, peut nous malmener si nous n’avons pas la volonté d’avancer vers un vivre-ensemble, un meilleur vivre-ensemble.

Nous n’avons pas à sombrer dans la résignation à répéter des cycles de haine et de violence. En effet, tout dépend comment on définit la relation à la mémoire et l’Histoire, comment on les inscrit à nouveau dans un lieu où des cultures, des religions, des civilisations ont été en contact, avec leur violence et aussi avec leurs réussites. Le révisionnisme serait de dire que tout a été négatif, nul et non avenu. Celui ou celle qui affirme cela, surtout dans ce lieu de beauté extraordinaire où nous sommes, serait animé(e) d’une vision destructive de l’avenir en privilégiant dans le passé que le négatif des interactions, c’est à dire, son échec. Je ne dis pas qu’il faille fantasmer l’Histoire, non, il faut la lire afin de la connaître dans sa complexité, car elle est faite, ici comme ailleurs, des lâchetés et férocités des humains comme de leurs capacités à engendrer des œuvres qui dépassent ces fractures, pour pointer vers ce dépassement dont l’Alhambra et le Palais Charles Quint sont des magnifiques symboles. Car Grenade a une mémoire et une Histoire contrastée, et tout dépend comme l’on se positionne dans sa lecture, je veux dire, avec quelle intention on regarde tous ces conflits et pour quelles fins.

Sans cette volonté de dépassement, tout serait prétexte à notre rejet de l’autre, à alimenter l’essentialisme qui nierait le fait que le monde est entré dans une époque de plus grande turbulence et de mises en contacts que celui des siècles précédents. La précarité économique, financière bancaire, climatique, politique… traverse allègrement les frontières. Nous avons des défis urgents, globaux. Oui, mesdames et messieurs, doit-on encore camper sous les anciens feux des sièges de Grenade, ou comprendre comment le monde entier est devenu une citadelle assiégée par diverses voies, qui ne sont pas forcément des routes de civilisations mais de la spéculation effrénée, par exemple? Dans cette prise de conscience, il nous faut adresser la mémoire du lieu, sa prégnance dans nos inconscients collectifs, mettre en parole des non-dits et les dépasser par la parole et d’autres actes thérapeutiques… Les allemands et les français, dans cette optique, ont commencé à écrire l’Histoire de la deuxième guerre mondiale à quatre mains, afin que les interprétations ne pérennisent plus la faute de l’un et entretiennent la haine de l’allemand. En ce sens, la société civile a besoin de réactualiser la mémoire du lieu avec un objectif affiché, il lui faut être créatif vis-à-vis des apories du passé et les mettre à jour pour les dépasser.

C’est pour cette raison, comme vous le savez, que j’ai initié l’an dernier avec des étudiants, professeurs, artistes et des citoyen(ne)s de la ville et d’ailleurs, la Maison de la Sagesse de Grenade, réactualisée, je le rappelle, pour accomplir ce qu’elle n’a pas toujours pu faire, vu les incompréhensions de l’époque : un espace convivial de rencontres autour de ces mémoires à résonance si forte dans le monde actuel. Dans les routes initiées par Doudou Diene, routes de la Soie, de l’esclave et d’al-Andalus, instillant une dynamique humaine d’une rare portée, il nous importe aussi d’explorer les sentiers des non-dits, les chemins de traverse, les passerelles et bâtir des ponts entre les visions et les vécus historiques. Par exemple, conjoindre ce palais de Charles Quint qui nous accueille et le palais Nasride, merveille reconnue de l’Espagne, pour que les deux mémoires dépassent leurs murs et incompréhensions, et à cela, relier aussi la mémoire des Sépharades qui ont fondé tout récemment un musée au flanc de la colline.

Plus qu’un coup de foudre peut-être envers la convivencia, il nous faut le lent tissage d’une convivenenzia, d’une convenance de convivialité avec les humanités, sinon nous serons condamnés à un ressassement perpétuel des erreurs du passé, et à vouloir chaque fois nier la beauté de l’Alhambra ou détruire l’Alhambra parce que sa beauté nous apparaît d’une altérité inconcevable au nom de la religion, de la «race» ou de la culture. Ne cherchons pas à détruire l’Alhambra une deuxième fois, ne détruisons pas le palais de Charles Quint, non plus. L’essentiel est que ces deux palais soient tous deux posés sur le même socle, et qu’ils nous indiquent que l’avenir se trouve dans le dépassement des murs et des peurs. Pensons au seuil de nos Maisons de la Sagesse, tissons y la convivenencia qui pourra redonner à nos routes la densité de nos espoirs en la paix dans le monde3.

© Khal Torabully,
26 novembre 2013

Notes

  1. http://www.maliweb.net/news/non-classe/2011/09/14/article,28629.html
     
  2. Voir ses écrits journalistiques sur:
    http://elpais.com/diario/2003/02/20/opinion/1045695609_850215.html
    http://blogs.periodistadigital.com/jeronimopaez.php
     
  3. Ces propos existent en une version plus longue qui sera publiée ultérieurement.

boule

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