Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Le Festival International Kreol de Maurice

Créolité, Coolitude, Créolisation:
Les imaginaires de la relation

Khal Torabully

4 décembre 2006

Les réflexions que j'ai pu lire ci et là sur la notion de la créolité à Maurice, dans le sillage du festival créole, laissent enfin surgir les prémisses d'un débat que nous aurions pu avoir depuis longtemps, et qui aurait été salutaire dans ce pays "arc-en-ciel", qui se vante d'être le carrefour de toutes les civilisations (même si certaines sont absentes de notre île).

Je ne prétends pas épuiser le sujet, mais je me permets de rappeler mes propos publiés, il y a bientôt dix ans dans Week End, où je parlais du code mosaïque, d'un désir de certains bien-pensants de l'étouffer dans le non-dit et l'understatement, et de la nécessaire complexité à prôner, par la coolitude, en matière identitaire, car l'île est marquée par de grandes souffrances encore à discursifier... En ce sens, créolité, coolitude et créolisation se doivent de dialoguer.

Créole, une des définitions

Le mot créole, à lui seul, devrait indiquer ce qui est à l'œuvre dans ce terme, une fois dénoué de ses attaches ethniques, dans le contexte mauricien. En effet, suivant une des étymologies de "créole", probablement d'origine portugaise, provenant de "crioulo", repris en criollo par les espagnols, en 1690, Furetière écrit: "CRIOLE: C'eft un nom que les efpagnols donnent à leurs enfants qui font nez (né, je rétablis l'orthographe) aux Indes".

Comprenons cette définition: les Indes, ici, c'est le terme reproduisant l'erreur de Collomb, qui pensait découvrir les Indes, alors qu’il était aux Caraïbes. C'est, par extension, tout territoire hors d’Europe, et pour moi, dans ma poétique, les Indes en voyage, un espace de la diversité en mouvance, inscrit dans le discours de la découverte et de l’imprévisibilité.

On comprend, dans la coolitude, comment le créole, qui est l'européen/africain/mulâtre né hors de la terre ancestrale, acclimaté à sa terre d'accueil, devient un créole, un "autre" en quelque sorte...

Est créole, par extension, tout être qui naît loin de ses terres d'ancêtres ou tout être entré en relation avec d'autres cultures, au point de donner d'autres configurations à la culture/aux cultures d'origine. En ce sens-là, nous sommes tous créoles à Maurice.

On pourrait arguer que le débat s'arrêterait là, s'il n'y avait la créolisation, concept mis en avant par Édouard Glissant, pour mettre l'accent sur le processus de la mise en relation entre cultures différentes, sans qu'aucune ne soit prédominante et sans que ce processus reçoive un terme. En effet, Glissant considère la créolité, au vu de certaines de ses configurations sociales, politiques et culturelles, comme "une espèce de régression" de la créolisation. La coolitude s’efforce donc de fluidifier l'égalité dans la mosaïque créole qui est à mettre sur le métier à "métisser", et de restituer le processus à son mécanisme, tout en prenant soin de discursifier une mise en relation encore à établir.

Réflexions sur des articles parus au lendemain du Festival Créole

DÉCRYPTAGE, un article de Rabhin Bunjun, publié dans l'Express du 3/12/06 dit bien les interrogations soulevées par les termes créoles et créolité à Maurice. D'abord Bhujun dit son étonnement de recevoir une carte en créole de la part de l'état mauricien, pour "une conférence «lor tem: ki kreolite?». Ce qui l'interpelle, c'est la langue créole accolée aux symboles du pays. A partir de ce choc, l'auteur se tourne vers une autre facette du signifiant "créole": l'identité ethnique d'un groupe de mauriciens, faisant partie de la population générale.

Cette dichotomie: langue commune, lingua franca opposée à l’identité restrictive interpelle Bhujun: "Car malgré les mille définitions que donnent dictionnaires, encyclopédies et recherches universitaires du mot créole, aucune ne sonne juste. Aucune ne semble correspondre à cette réalité si complexe que nous vivons à Maurice".

Oui, dans cet écart, s'induit une relation obligée avec la complexité, en conflit avec les identités ataviques, dites transparentes, pures ou simples, et même avec les facettes créoles d’autres espaces géographiques. Bhujun se pose la question de savoir si on est créole avec "un peu de sang d'esclave d'Afrique", par "un certain type de comportement", "une habitude alimentaire", et de demander, de façon péremptoire: "Ne sommes-nous pas tous créoles à Maurice?" La réponse à cette interrogation: "sacrilège", "impensable », pour "le bon hindou, de souche indienne pure", ou pour la personne "dont l'ascendance européenne ne fait aucun doute".

La pierre d'achoppement provient du fait que le mot créole/créolité s'articule, dans l'inconscient collectif (l'est-il tant que cela?), avec l'impur ou l'inférieur. Et Bhujun redit ici "une réalité profonde, indéniable". Et de persister: "Chaque Mauricien porte en lui sa part de «créolité»". L'on comprend qu'il affaiblit l'acception ethnique au profit du sens de ce qui constitue un pan de la mauricianité, et qui n'est pas posé nommément: la créolisation, c'est-à-dire, une créolité qu'il place volontiers en guillemets, pour faire ressortir tout ce qui a été "acclimaté" en nos modes de vie, nos modes de parler et de penser, et qui s'ouvre aux diversités, sans exclusive aucune. Créolité, créolisation et coolitude sont en relation ici.

Fort de ce constat, Bhujun se livre à un inventaire de la "créolité": l'humour, le quotidien d'une famille, une chanson des Bhojpuri Boys 1, qui est ni "séga" ni musique «indienne» (l'auteur place ces guillemets). Il ajoute à l'aune de la "créolité" le fait de préférer un «chatini de chevrettes» à un bout de saumon fumé insipide" (je pense que le saumon fumé peut aussi être "créole", mais c'est un autre débat).

D'un point de vue identitaire, donc, dans l'identité-corail, tous se reconnaissent: "Nous sommes tous créoles, comme nous sommes tous Européens ou Indiens". On pourrait tout aussi bien ajouter: chinois, espagnols, juifs, arabes, inuits, aborigènes...

Ce qui est significatif, c'est que Bhujun reprend le credo de la coolitude, que j'ai le plaisir de partager avec la "créolité": Coolitude non seulement pour la mémoire... mais aussi pour ces valeurs d'hommes que l'île a échafaudées à la rencontre des fils d'Afrique de l'Inde de Chine et de l'Occident.

Pour moi, la seule patrie rêvée est celle de la grande fraternité...
de la réconciliation.

Coolitude: parce que je suis créole de mon cordage, indien de mon mât, européen de la vergue, je suis mauricien de ma quête et français de mon exil. Je ne serai toujours ailleurs qu'en moi-même parce que je ne peux qu'imaginer ma terre natale...."2, car établir sa référence à une identité n'empêche pas une relation ou identification avec une autre, ou à autant d'identités que la personne peut mettre en présence avec la sienne propre.

Les propos de Bhujun sont sensés, car loin de promouvoir des idées sectaires, réductrices des "identités meurtrières", il réclame la reconnaissance du partage, et demande ce que j'ai toujours souhaité: que le 2 novembre, "le jour anniversaire de l'arrivée des travailleurs engagés à Maurice doit devenir une date à laquelle les Mauriciens réfléchissent sur leurs origines et le parcours de leurs aïeux". On comprend bien que Bhujun conjoint ici deux impératifs pour un pays qui n'a pas encore regardé son peuplement divers et son Histoire bien en face: une démarche ontologique (retour aux « sources », aux "origines") et une réflexion sur le parcours des ancêtres, dans le sens d'un humanisme du Divers.

Ces deux mouvements ne sont pas contradictoires du moment que l'on peut faire un travail de réeffectuation là où c'est nécessaire, et de réactualisation pour impulser un vivre ensemble dans le terreau de l'altérité qui caractérise le pays mauricien. La coolitude est animée, selon ses nécessités, de ce double courant, en précisant que la pétrification sur les "origines" peut créer des réfractions préjudiciables à la mise en relation avec les altérités.

Mais, au pays, actuellement, le problème soulevé ne peut trouver un processus de mise en relation libre, car le système des best losers, ancré dans la constitution mauricienne, serait totalement bouleversé, étant basé sur un calcul à teneur ethnique, sans lequel le partage du pouvoir, un peu comme au Liban, ne pourrait trouver des "mesures" pour doser la nation arc-en-ciel.

Bhunjun conclue donc: "On s'en rend compte… le monde politique n'a pas intérêt à ce que nous soyons un jour tous créoles!"

L'affaire, encore une fois, trouverait ici une non issue fatidique si le Premier Ministre lui-même n'avait pas, autour de ce même festival renchéri dans les termes suivants: "Les politiciens nous empêchent de devenir une nation", comme le rapporte le Week End du dimanche 3 décembre: "Nou partaz mem later, nou respir mem ler, nou fer fas mem siklonn (...) mé nou réfiz vinn enn nasyon.(...) Mo pansé sé bann politisyen ki fer sa. Parski sak foi ki éna éleksyon, ou trouv sa anpiré. Apré sa sak foi ki ou rod fer enn nominasyon, ou pou trouv bann dimounn pé vinn kontesté kifer ou finn pran tel kominité ouswa tel kominité. Nou bizin aret sa mantalité la. Zamé nou pa pou vinn enn nasyon sinon".

Ces propos courageux proférés au Centre Vivekananda de Pailles le samedi 2 décembre, dits par un politicien au plus haut niveau de responsabilité, sont à marquer, dans ce contexte, d'une pierre blanche à Maurice. En prônant une position aussi tranchée, Navin Ramgoolam fustige le fait que nous ne devenions pas une nation, en une "avancée à rebours", et d'affirmer que la langue créole est notre ciment national: "La lang kréol pa apartenir zis enn group. (...). Nou bizin get séki rasanblé nou, inifié nou. E narien pa fer sa plis ki la lang kréol. Li kitfoi la baz mem dé nou kiltir morisyen".

Notons que pendant cette célébration de la langue et de la culture créoles, Week End du 3/12 rappelle que Vimala Lutchmee, une "enseignante du préscolaire d'État aurait été rappelée à l'ordre par le PSTF", suite à des plaintes de parents selon lesquelles elle aurait utilisé le créole comme médium d'enseignement, alors que, dans des cas de réelle difficulté d'apprentissage, il est impératif de s'appuyer sur la langue la mieux comprise par l'apprenant...

Une contradiction qui perdure. Et qui sera difficile à éliminer, tant la part faite à cette langue est encore minoritaire dans certaines sphères. Pris dans le grand chamboulement de la mondialisation, couplée à l'étroitesse de l'espace créolophone dans un monde dominé par la standardisation, cette langue devra être encore plus inventive.

Que faire? En d'autres temps, ce clin d'oeil humoristique au titre d'un ouvrage de Lénine aurait indiqué: la révolution. Une révolution des mentalités par la culture, l'éducation et la méritocratie. Une révolution identitaire, qui nous permettra tous de ne plus craindre de se dissoudre dans l'autre, de pouvoir articuler nos différences, sans les abolir par un coup de baguette magique, par une réelle volonté de constituer une nation, qui tout en étant plurielle, n'effacerait pas ses singularités.

Quel créole?

Pour conclure, je ferai référence à "Ki kréol nou pé kozé?" de Shenaz Patel, écrivaine, publié dans l'édition du Week End du 3/12. Je partage son interrogation concernant la base de l'organisation de la tenue de ce festival, organisé non pas par le Ministère des Arts et de la Culture mais par celui du Tourisme. Paradoxe que souligne Patel car les tenants du pouvoir mettent en exergue une volonté de penser/panser l'identité en pratiquant un mea culpa maxima, alors que le tourisme peut verser "dans le sens de l'image projetée, pour ne pas dire du penchant folklorique plutôt aguicheur, que dans celui de l'approfondissement interne de sa vérité". Juste observation!

Deuxième remarque frappée au coin du bon sens. À ce festival, "les participants choisis sont presque exclusivement des créoles. Quel mal y a-t-il à cela? Rien en soi. Si ce n'est que le créole à Maurice, et en particulier la question de la langue créole, ne peut être circonscrite aux personnes appartenant strictement à la communauté ethnique créole, celle-ci étant prise dans le sens de descendants d'esclaves africains". Ce qui accrédite les propos de Glissant sur l'aspect régressif de la créolité, à laquelle il préfère la créolisation.

C'est aussi la raison pour laquelle, bien que j'ai dit dans un article intitulé "Coolitude" que "la coolitude est à l'indianité ce que la créolité est à la négritude"3, pour indiquer le désir d'ouvrir l'identité atavique à la réalité d'autres identités, mon propos et mes développements initiaux comme ultérieurs portés sur la coolitude, définit sans ambage une mise en relation des Indes (pays de la mosaïque, de la diversité culturelle) avec les Afriques, les Europes, les Amériques et l'espace arabo-musulman, avec un souci de l'entre-deux, de l'imaginaire corallien, récemment débattu à l'Université de Maurice, lors de mon séjour au pays. La coolitude est la veine jugulaire de la créolisation. Elle remet en perspective une tessère de la mosaïque qui ne saurait ne pas donner toute sa tonalité pour enrichir le Divers.

Tout en espérant une égalité à tous les niveaux, et une reconnaissance aux descendants d'esclaves d'Afrique, Patel salue l'actuel gouvernement qui "a eu le mérite de lancer notre premier Festival International Créole" et de rappeler, très adroitement, ce "vivre en accorité" que j'ai inclus dans mon dictionnaire francophone de poche.

Lisons Patel:

"Il y a en créole un mot qui s'énonce ainsi: lakorité. Qui ne veut pas tout à fait dire accord. Qui ne veut pas tout à fait dire unité. Mais quelque chose entre les deux, au-delà des deux, (c’est moi qui attire l’attention sur ces termes) cette subtile et forte adhésion et solidarité qui s'expriment dans une sorte d'évidente simplicité. Au-delà des revendications qui excluent sur la base de la spécificité, il nous revient de savoir, à travers un Festival Créole, célébrer ce que le créole, langue, individu ou culture, a su fédérer autour de lui et créer à partir de là. Il nous revient de choisir de koz kréol lakorité…".

Espérons que cette complexité nécessaire, contenue dans l'image du corail, le symbole de notre diversité culturelle et aussi de la biodiversité du monde, mieux que l'illusoire arc-en-ciel, puisse lier créolité, coolitude et créolisation dans un jeu infini de mise en relations, basé sur le respect, l'égalité des imaginaires et le tissage des beautés imprévisibles.

Khal Torabully 4/12/06

NOTES

  1. Dans le même numéro de Week-End, Kishore Taucoory, du groupe Bhojpuri Boys soutient que "Ma musique est une musique des îles, parce qu'elle est conçue ici. Je ne peux pas faire autrement, "mo enn zilwa, mo enn kreol", donnant aux gamaat le rythme du séga. Tacooory précise: "Mo Morisyen, mo pa sorti Bihar, mo pa Indien, mo lamizik bizin reflet kouler Moris".
     
  2. Cale d’étoiles–Coolitude, Azalées éditions, 1992.
     
  3. «Au terme de cet article, le lecteur aura compris que la coolitude est l’alter ego indien de la créolité, que la coolitude est à l’indianité ce que la créolité est à la négritude.

La Coolitude n’a rien d’un cri ethnique. Elle prolonge la créolité en Inde insulaire.

Elle est acclimatation de la culture de l’Inde en terre plurielle. Rencontre entre langue française, anglaise, hindi, bhojpuri, ourdou... avec une poétique créole. Ce nouvel engagement est d’actualité non seulement dans les îles, mais aussi dans les pays comme l’Afrique du Sud ou le Kenya, où les indiens ont le devoir et l’urgence de se re-définir dans une société multiculturelle». «Coolitude». Notre Librairie (octobre 1996): 59-71.

 

Viré monté