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Dire du Monde

Assilah et son forum entre deux eaux

Khal Torabully

Assilah: la ville où la couleur est perspective. Cela pourrait être une belle carte postale. Oui, sauf que, rarement ai-je vu une ville réaliser un mariage aussi réussi entre les arts visuels, les idées et sa topographie. On dirait, pour aller vite en besogne, qu’Assilah est un tableau vivant, que ses murs, son relief, ses bougainvillées, palmiers et hibiscus sont tour à tour toile, cadre et peintre. En effet, cette ville du nord marocain, entre Atlantique et Méditerranée, offre ses murs à des fresques peintes chaque année pour le célèbre forum d’Assilah, un des plus importants au monde. Elle est pour moi un lieu de fluidités remarquable, où se rendent penseurs, décideurs, artistes du monde entier pour débattre de thèmes planétaires, avec un retentissement certain au-delà de ses rives.

Faire de la ville un espace vivant… et réfléchissant

Il y aurait Sidi Bou Said, ville de la banlieue de Tunis, avec ses murs échaulés et ses fenêtres d’un bleu éponyme, qui rivaliserait avec la belle Assilah. Deux perles du Maghreb. Mais la spécificité d’Assilah est la qualité de ses débats impulsés par Mohamed Benaissa, ex-ministre des Affaires Etrangères du royaume chérifien, qui m’a invité à son 35ème forum du 1er au 2 juillet 2013. Assilah, je peux le dire sans me tromper, est son œuvre. Et surtout, qu’à la différence de Sidi Bou Said dont la réputation n’est plus à faire, toute la ville offre son espace à la créativité et au débat. Durant ce forum de teneur mondiale, des ateliers sont réalisés, des enfants peignent sur les murs, des habitants manient pinceau et palette, des expositions ont lieu, réunissant artistes locaux et internationaux. L’espace s’anime et ne demeure pas figé dans une politique de conservation qui le couperait de sa vitalité créative. Assilah est ainsi un musée vivant, où chaque année, des œuvres naissent, pour laisser place à d’autres l’année suivante. Preuve que quand l’on a une vision d’ouverture sur le monde, des perspectives transnationales et transculturelles, une équipe dévouée, des subventions et une politique affirmée, dans un pays du sud, les idées peuvent être scrutées, soupesées et des visions proposées à grande hauteur d’homme, sans renier la participation des citoyens et citoyennes du lieu. Cela m’a particulièrement plu à Assilah.

En amont, un rappel des Andalousies

L’intervention de Simon Passy, en amont des interventions, m’enchanta. Cet ex-Ministre des Affaires Etrangères de Bulgarie, a tôt donné une note humaine très chaleureuse à ce colloque en rappelant l’histoire de ses ancêtres. «Mon vrai nom n’est pas Passy», dit-il, avec une évidente volonté de créer une passerelle entre mémoires et histoires. «Mon arrière-grand-père s’appelait al-Fassi. Ils étaient des habitants de Fès. Ils ont dû fuir l’Espagne lors des expulsions des morisques an 16ème siècle, et ils ont trouvé refuge chez vous, au Maroc».  Il rappela que ses ancêtres ont longtemps vécu au royaume chérifien avant d’émigrer en Turquie, qui a aussi accueilli des juifs persécutés de l’Espagne, où ils ont vécu des décennies, avant de poursuivre leur exil en Bulgarie. «Je suis donc juif, chrétien et arabe», a-t-il renchéri sous un tonnerre d’applaudissements. Des marocains qui participaient au débat lui ont lancé l’invitation de venir s’installer au Maroc: «Vous êtes chez vous ici». Ce rappel des Andalousies, en écho avec mes propos relatifs aux activités de la Maison de la Sagesse de Grenade, me rapprocha de cet homme simple et chaleureux. Je lui rappelai ma rencontre à Grenade avec Ismaël Haidara Diadié, qui lui aussi vient d’une famille de moriscos expulsée de Tolède au 16ème siècle. Celle-ci s’est établie en Egypte puis au Maroc et en dernier lieu, à Tombouctou. Diadié, le 12ème Patriarche de cette illustre famille, est le dépositaire de 1,000 manuscrits de cette époque, qui contiennent une page inestimable de cette nostalgie des Andalousies, alors que cette littérature est quasiment introuvable dans le pays andalou. Je proposai à Simon Passy de rencontrer Ismaël Haidara Diadié à Grenade lors des activités de la Maison de la Sagesse. Il accepta l’invitation, conscient de la portée historique de la rencontre entre descendants de deux lignées bannies lors de la Reconquisra. Affaire à suivre, car ces personnages, vivants témoins d’une histoire complexe, sont des miroirs profonds de notre temps…

Cette année, Mohamed Benaissa et son équipe ont décidé de réfléchir à cette épineuse question: L’identité, la diversité et la sécurité culturelle.

Thème fort, en regard des turbulences dans la zone Méditerranée et dans le monde, agité par les crises de l’euro, des identités,  de la démocratie, des extrémismes et du racisme. L’idée était de dégager des assises possibles pour prévenir l’instrumentalisation de la culture, de l’identité et du patrimoine en vue de créer des prétextes pour exclure ou pour se livrer à une bonne guerre. Manœuvres récurrentes que tentent des nations ou des groupes quand il faut légitimer la haine et l’exclusion, socles de l’élimination de l’autre. J’intervenais, justement, dans le débat Le patrimoine national et la sécurité culturelle, qui réunissait Chérif Khaznadar, Président du Comité Culture et Communication de l’Unesco, Zahi Hawass, ex-Ministre des Antiquités d’Egypte,  Samir Sumaidaie, poète et ex-Ministre de l’Intérieur du Maroc et l’extraordinaire Mounir Bouchenaki, Conseiller spécial de la Directrice Générale de l’Unesco, parmi d’autres. Bouchenaki a rappelé, fort justement, que le patrimoine a une valeur identitaire, sentimentale, économique, touristique et artistique. Que cette notion a évolué de monument historique à patrimoine immatériel. Et que le patrimoine est devenu une cible, un enjeu identitaire. «En 1991, on a bombardé des monastères à Dubrovnik. Deux ans après, le  pont piétonnier de Mostar, sans réelle valeur militaire, fut détruit. C’était pour couper concrètement le pont entre chrétiens et musulmans et les entraîner dans une logique de guerre qu’ils ne voulaient pas. C’est dire les messages délivrés - en ciblant les sites - par ceux qui veulent diviser et semer la haine. Aussi, l’Unesco a pour rôle à veiller sur ces déviances patrimoniales…».

Bouchenaki, archives vivantes de ce paradigme, fut celui qui fut mandaté par l’Unesco pour jauger ces situations dangereuses in situ, notamment lors de la destruction du Bouddha de Bamiyan en 2001 par les Talibans, alors que 14 religieux d’Al-Azhar ont affirmé que cet acte n’était pas dans la tradition musulmane. «Ensuite ce fut l’Irak en 2003. Les Américains ont protégé le Ministère du Pétrole et de l’Intérieur. Mais pas la Grande Bibliothèque de Bagdad, qui fut incendié sous le nez des soldats de la coalition ou le Musée des Beaux-Arts, qui fut pillé et dont les pièces furent livrées à un trafic international. On a voulu volontairement toucher à l’essence de l’Irak, effacer son Histoire, le ramener à l’an zéro, alors que c’est un des berceaux de l’humanité…». Dès lors, au vu de la destruction du patrimoine développée par Bouchenaki, il ressort qu’il est nécessaire de préserver le passé pour résister à des manipulations et œuvres de division, mais aussi se garder de ses enfermements.

Je développai donc une autre vision de la «fonction patrimoniale», à savoir la possibilité de s’imprégner de sa valeur symbolique, comme ce fut le cas du classement de l’Aapravasi Ghat à Maurice par l’Unesco ou la création d’une institution, la Maison de la Sagesse de Grenade, pour favoriser la compréhension entre les mémoires, cultures, religions et histoires. Je rappelai le rôle de la coolitude dans cette perspective. Elle a permis d’éviter un affrontement, une «concurrence victimaire» entre l’engagisme et l’esclavage, comme l’a rappelé le Premier Ministre mauricien, Navin Ramgoolam, dans son discours du 2 novembre 2011, à l’Aapravasi Ghat, conscient des enjeux que recouvrent ces classements au Patrimoine Mondial.

Maurice est le seul pays au monde à abriter sur son sol deux sites, l’un dédié à l’engagisme et l’autre à l’esclavage. Il m’importait d’éviter un affrontement entre ces deux pages douloureuses de l’Histoire, exemplaires pour le monde, de m’appuyer sur la valeur symbolique des sites, et d’asseoir une «sécurité culturelle», en les articulant et en théorisant le premier dialogue entre engagisme et esclavage il y a 8 ans. J’ai souligné que l’’Unesco avait tôt compris la portée de ma réflexion et m’a encouragé à œuvrer dans cette voie. «Je suis heureux que mes recommandations ont été entendues dans les comités de pilotage de la Commission Justice et Vérité et de l’Aapravasi (ex-coolie) Ghat. Dans ce cas précis, et comme l’Unesco l’avait prévu, il fallait utiliser ces deux sites patrimoniaux non pas pour un ressassement ad nauseam de la mémoire revancharde, pour des manœuvres de division ou d’exclusion. Il fallait - et il faut - non pas opposer la portée créative et édifiante de ces sites dans la construction identitaire mauricienne, ce qui est le dessein de l’Unesco, mais bien articuler engagisme en esclavage. Ce qui donne ici un cadre de «sécurité culturelle» nécessaire à l’apaisement des consciences à Maurice».

J’ai rappelé que fort de cette expérience à Maurice, j’ai initié la création de Maison de la Sagesse de Grenade, qui participe du même esprit de compréhension. En effet, lors de la réactivation et de la réactualisation de cette institution transfrontalière créée an 9ème siècle par le calife Haroun al Rashid, je me suis prévalu de sa capacité de «sécurité culturelle» en réactualisant une convivancia éprouvée dans l’Histoire. Cette idée de passerelle remise en circulation à partir d’une institution transculturelle est plus que jamais nécessaire de nos jours, en un temps où crises et mondialisation donnent tant d’incompréhensions et conflits au monde. Nombreuses furent les personnes enthousiasmées par ce projet.

Le 35ème forum d’Assilah s’est achevé dans une ambiance de partages francs et fraternels qui conforte sa désormais longue histoire de lieu incontournable pour les débats d’idées de très haute facture. Il permet, comme l’a rappelé Victor Borges, ex-Ministre des Affaires Etrangères du Cap Vert, aussi de penser à un axe sud-sud et de ne plus considérer le nord comme un bloc monolithique de pensée. Il a rappelé, par exemple que la langue galloise a été dominée par la langue anglaise au Royaume-Uni. «Il est temps de penser avec la complexité, la pensée qui a dominé ailleurs a aussi sévi en terres européenne. La culture est donc nécessaire pour vaincre tout jacobinisme…», a-t-il affirmé. Cette pensée-là, bien présente à ce forum, avait été illustrée à  l’ouverture du Moussem par Shaika Mai Bint Mohamed Bin Ibrahim Al-Khalifa, dynamique ministre de la Culture du Bahrein, qui a témoigné de l’importance de la culture comme espace incontournable pour l’épanouissement de son peuple en prise avec la globalisation et ses défis multiples.

Je quittai Assilah, avec la pensée qu’ici, entre deux eaux, le monde bruit de ses espaces et sonorités multiples avec la volonté de construire la paix qui paraît si illusoire de nos jours. Je passai ma dernière journée à Tanger, «la ville des étrangers», ville-phare toute proche entre les deux rives de la Méditerranée. Entre deux mondes. Déjà dans les pas de Paul Bowles, de Tahar Benjelloun et d’autres écrivains qui ont goûté le sel humain entre le détroit de Gibraltar, la mer ténébreuse et la Méditerranée… M. Benaissa, merci d’avoir donné ces couleurs à votre ville, devenue une fresque vivante, et aux humanités!

© Khal Torabully,
Penang, août 2013

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