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Prix Carbet de la Caraïbe

20ème édition

boule

Prix Carbet:
S’enfermer dans la littérature, non!
Sauver le livre, oui!

Raphaël Confiant

 

Prix Carbet 2009

"Je me permets, pour ma part, d’intervenir dans ce débat à trois titres.

D’abord en tant qu’écrivain et donc personne directement concernée par le livre et son avenir;  ensuite, en tant qu’ancien lauréat du prix (c’était en 1994 pour mon roman «L’Allée des Soupirs» qui justement a pour toile de fond les événements de décembre 59); enfin, en tant que contribuable martiniquais puisqu’une aide régionale n’est jamais que la redistribution des impôts payés par les administrés.

Je précise que tout en n’étant d’accord avec Glissant sur à peu près rien – et surtout pas sur le créole! – , j’ai une sorte d’affection respectueuse à son égard. Ne serait-ce que parce qu’avec Césaire et Fanon, il est l’un des hommes qui ont fait que la minusculissime Martinique existe au plan mondial."  - Raphaël CONFIANT 

L’attribution du dernier Prix Carbet à Alain Plénel, le courageux vice-recteur de la Martinique qui, en décembre 59, prit fait et cause pour les révoltés et fut muté d’office en France, a provoqué des remous dans le landernau médiatico-littéraro-politique. Nombreux sont ceux qui se sont interrogés sur la pertinence d’un tel choix puisque s’il faut saluer le courage et l’honnêteté intellectuelle du récipiendaire, force est de reconnaître qu’il n’a jamais écrit une ligne de sa vie, même pas sur les événements qui ont brisé sa carrière. L’étonnement est allé grandissant lorsqu’on a appris par la bouche du président du jury, Edouard Glissant, que désormais, celui-ci récompenserait non plus seulement un écrivain ou un livre, mais un artiste, un musicien, un défenseur de grande cause, voire même un homme politique! L’une des institutions qui ont permis au Prix Carbet d’exister depuis vingt ans, à savoir le Conseil Régional de la Martinique, s’en est même émue à travers une lettre publique adressée par son président, Alfred Marie-Jeanne, à Edouard Glissant, lettre dans laquelle le premier dit désapprouver la nouvelle orientation prise par le jury et indique clairement que la participation du Conseil régional pourrait être remise en cause.

Je me permets, pour ma part, d’intervenir dans ce débat à trois titres. D’abord entant qu’écrivain et donc personne directement concernée par le livre et son avenir; ensuite, en tant qu’ancien lauréat du prix (c’était en 1994 pour mon roman «L’Allée des Soupir» qui justement a pour toile de fond les événements de décembre 59); enfin, en tant que contribuable martiniquais puisqu’une aide régionale n’est jamais que la redistribution des impôts payés par les administrés. Je précise que tout en n’étant d’accord avec Glissant sur à peu près rien – et surtout pas sur le créole! –, j’ai une sorte d’affection respectueuse à son égard. Ne serait-ce que parce qu’avec Césaire et Fanon, il est l’un des hommes qui ont fait que la minusculissime Martinique existe au plan mondial (personne ne connaît la république autonome du Borchkotorstan, par exemple. Elle fait partie de la Fédération de Russie, est plus vaste que Cuba et plus peuplée que la Jamaïque!). Sans compter que Glissant a élaboré une des philosophies les plus puissantes de ce siècle. J’ai aussi du respect pour les membres du jury qui sont d’éminents universitaires etécrivains caribéens comme Michael Dash (Trinidad), Nancy Morejon (Cuba) ou encore Maximilien Laroche (Haïti). Mais…

MENACE SUR LE LIVRE

Cette nouvelle orientation du prix m’inquiète parce qu’elle ne prend pas en compte le fait que le livre est désormais un objet culturel menacé. D’abord, la lecture, y compris dans les pays riches, ne cesse de reculer d’année en année. Il suffit d’aller en librairie pour voir les livres s’empiler sur les étals de manière désespérante et d’ailleurs les librairies s’appellent désormais des «médiastores»: à l’entrée, on y vent des jeux vidéos, du matériel informatique, des CD, voire des gadgets pour enfants et il faut entrer au fond pour pouvoir trouver les livres. En Martinique, Guadeloupe et Guyane, pays où l’on lit traditionnellement peu, la situation est encore plus critique. Les rares maisons d’édition sont régulièrement au bord du dépôt de bilan malgré la qualité de leurs publications et surtout la nouvelle génération d’auteurs a les pires difficultés à émerger sur la scène littéraire tant locale qu’hexagonale et internationale. La dernière génération a avoir pu sortir la tête hors de l’eau fut celle de la Créolité. C’était il y a…plus de 20 ans. Dans ces conditions, le Prix Carbet joue un rôle irremplaçable: celui de «valorisateur» de l’objet-livre. Une fois dans l’année, en décembre, le livre est mis à l’honneur grâce à lui. Les autres secteurs culturels, eux, bénéficient de promotions toute l’année: la musique a des émissions-radio et télé et des festivals ou des concerts; la peinture et la photographie bénéficient de l’appui de structures comme la Fondation Clément ou le Marché de l’Art Contemporain du Marin; le théâtre est subventionné. Or, il n’y a, par exemple, aucune émission littéraire sur les télés antillo-guyanaises, hormis l’excellent «Côté Jardin» de Jocelyn Abatucci qui n’est d’ailleurs pas réservé au seul livre. Cesser donc de primer chaque année un livre comme veut le faire le jury du Prix Carbet revient donc à étouffer le livre antillo-guyanais!

LITTERATURE ET LIVRE

Je dis bien «livre» et non «littérature» car si le Prix Carbet voulait s’ouvrir, chose parfaitement compréhensible au demeurant, il aurait pu passer de la littérature au livre et non de la littérature à la musique, à la peinture ou à l’action politique. Je m’explique: le livre ne concerne pas que la littérature. Il n’y a pas que des romanciers et des poètes qui publient des livres. Des historiens, des ethnologues, des anthropologues, des sociologues, des critiques littéraires, des juristes, des économistes, des géographes, des scientifiques etc… en écrivent, eux aussi, dans nos trois pays et ce sont fort souvent des ouvrages de grande qualité. On sortirait dans ce cas d’un «prix littéraire caribéen» pour «passer à un «prix du livre caribéen», toutes disciplines confondues. Or, le Prix Carbet s’est enfermé dans la seule littérature durant 19 ans et puis subitement, il fait une mutation vers le «non-livre», vers l’action humaniste (Alain Plénel) aujourd’hui et demain vers la musique ou la peinture. J’ai le plus grand respect pour ces deux derniers arts mais franchement, ils n’ont pas besoin de nous autres, producteurs de livres. Ils disposent de tout un système de récompenses multiples (Prix SACEM, Trophées des arts afro-caribéens etc..) qui est parfaitement rôdé et dont nous ferions bien de nous inspirer. La seule évolution logique et acceptable du Prix Carbet serait,à mon humble avis, de récompenser non plus seulement un ouvrage littéraire, mais n’importe quel ouvrage caribéen de qualité. Des exemples? En voici deux-trois:

TOUT-MONDE

E.Glissant, on le sait, développe depuis quelques années une philosophie nouvelle dite du «Tout-monde». Il semblerait que la nouvelle orientation du Prix Carbet vise à mettre en adéquation cette récompense littéraire avec la philosophie en question. C’est pourquoi il aussi est envisagé de ne plus récompenser uniquement des Caribéens ou des Guyanais.  Là encore, je suis contraint d’exprimer mon désaccord. Autant de grands pays, disposant d’une littérature puissante, d’appareils culturels anciens et solides, richement dotés, peuvent se permettre de ne pas distinguer leurs seuls artistes ou intellectuels autochtones, autantdans de petits pays fragiles comme les nôtres, sous-développés aussi bien économiquement que culturellement, et surtout en plein désarroi identitaire, iln’est pas souhaitable d’envisager pareille chose. Le Prix Carbet participe à la construction de l’identité créole/caribéenne, à sa consolidation. Il permet demontrer au monde ce que nous sommes capables de produire au plan de l’esprit. Et c’est aussi une instance de légitimation dans des pays déstructurés où n’importe qui se croit autorisé à affirmer n’importe quoi sans s’être donné la peine de travailler le sujet dont il parle. Je n’en veux pour preuve que les habituelles déclarations péremptoires du premier quidam venu à propos de la langue créole. Se disperser donc dans le «Tout-monde», c’est courir le risque d’accompagner le processus de dilution de notre société créole dans une société franco-européenne d’abord, étasunienne ensuite, qui ne nous font pas (et ne nous feront pas) de cadeaux.

Cher jury du Prix Carbet: revenez au livre, je vous en prie! Pas à la seule littérature, je le répète. Au livre d’économie, de géographie, d’anthropologie, d’histoire, de droit etc…

Oui, au livre!...

 Raphaël CONFIANT 

 Viré monté