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Retour à la parole sauvage

Monchoachi

 

 

 

 

 

 

Retour à la parole sauvage, Monchoachi • 2023 • lundimatin
ISBN 978-2-494-355502-6 • 276 pages • 16 €.

Retour à la parole sauvage

Le marronnage caraïbe de Monchoachi

Postace de Jean-Christophe Goddard

Le retournement de l’envers de la Modernité qu’opère Monchoachi a lieu dans l’écriture. Parce que la technocratie coloniale occidentale, par son ancrage dans la métaphysique monothéiste du Livre, est principiellement celle de l’écriture – plus précisément de la technographie (d’abêtissement) alphabétique abécibêta1 (dit Monchoachi). Michel de Certeau a fait voir dans L’écriture de l’histoire comment la totalité de l’économie scripturaire qui s’est auto-désignée comme «moderne» et «occidentale», celle qui «produit, préserve, cultive des «vérités» non périssables»2, s’articule sur la perte irréparable de «la parole sauvage», qui dans l’écrin du récit européen «fait figure de bijou absent». L’absence de l’altérité autochtone (son extinction), exilée de l’autre côté de la coupure océanique et épistémique générée par l’entreprise coloniale, réduite à des pratiques inconscientes dont seule la textuation occidentale, techno-graphique, serait susceptible de révéler la véritable signification, constitue ainsi, force est de l’admettre, la condition structurelle de la production textuelle du sens et de l’identité historique de l’Europe. Qui n’existe donc que par le meurtre perpétré outre-Atlantique, et le deuil infini de l’oralité perdue.

Par principe appropriatrice et accumulative, isolable des corps communautaires, tout bonnement décorporée, indissociable par son expansionnisme de l’onturgie coloniale de l’espace homogène illimité, l’écriture occidentale, dans la mesure où elle écrit la perte qui la fonde, c’est-à-dire écrit la parole sauvage, en produit une traduction univoque qui, selon une logique de conquête et de conversion, travaille la coupure des mondes qu’elle a précipité exclusivement dans le but de «montrer que l’autre revient au même ». L’écriture occidentale est à ce point tributaire de cette structure qu’il semble que les ethnographes les plus sensibles au scandale de l’ethnocide américain, du moment qu’ils écrivent, ne peuvent s’empêcher, par exemple, d’organiser de «curieuses» coïncidences entre la «pensée sauvage inconsciente de soi en ce que seuls les gestes la disent» et le logos «puissamment maître de soi» de la pensée occidentale3. C’est avec cette contrainte épistémique exercée par le système constitutif de l’écriture européenne que rompt l’écriture marron de la parole sauvage par Monchoachi dans la perspective de son retour – du retour à la parole sauvage qui n’est possible qu’à condition du retournement de l’ordre scripturaire qui l’a mise à son envers.

En 1976, dans Disidans, Monchoachi, évoquant le «bond» du «savoir pratique» au «savoir théorique» en quoi consiste le passage de la langue parlée à la langue écrite, précise qu’en aucun cas il ne peut s’agir d’une simple opération de «technique linguistique»4. Le poète haïtien Jean-Durosier Desrivières a écrit sur la pratique hybride, symptomatique, de l’écriture francophone de Monchoachi, hantée par le créole, hétérolingue, néo-romane, véhiculant tout aussi bien les traces linguistiques, italiennes, espagnoles et portugaises, de l’expansion coloniale. Mais, citant un entretien donné en 2009 à Nicolas Cavaillès5, il a surtout mis en valeur l’agentivité de la parole créole, la manière dont elle oblige Monchoachi à l’inscrire dans son écriture, à rebours du cannibalisme traductologique occidental, qui, en quête de comestibilité intellectuelle, rejette la parole sauvage en-deçà du texte comme un déchet d’oralité irrécupérable. Ainsi obligée, contrainte par la parole, par l’ashé de la parole, l’écriture restitue paradoxalement, contre elle-même, la voix dont elle entretient sinon la perte. Comme la plupart des travaux yoruba à fin bénéfique et protectrice, l’écriture poétique de Monchoachi réunit ce que le maléfice a disloqué, en l’occurrence la vue, concentrée sur le non-lieu d’une surface imprimée où l’écriture, au service de la conquête du monde, répète et diffuse ses prototypes, et la voix sauvage absentée du texte, devenue incomprise, en voie d’extinction, «limitée au cercle évanouissant de son audition»6 – l’œil et l’oreille. Elle se propose, comme l’a relevé Malik Noël-Ferdinand7, de rendre possible de «voyé la voix»8, de voir la parole – de désabsenter la voix de la représentation scripturale, de son ocularité, et de ruiner ainsi tout bonnement, de fond en comble, l’économie scripturaire occidentale.

Ce que le créole fait au texte (au français), à l’écriture qu’il oblige, n’a rien à voir avec un métissage, il en défait plutôt l’imposture. La diglossie créolo-française, par les spatialisations et les variations de caractères qu’elle génère sur la page, les explosions onomatopéiques, les hérésies syntaxiques et orthographiques, y compris relativement aux normes admises de la retranscription du créole (prenant modèle sur ce point sur les cahiers de quimbois9), défait, démembre, l’écriture orthographique – la défrancise. C’est que pour remédier au désastre scripturaire, pour en détourner le maléfice, la parole sauvage monchoachi, «langage-rimède»10, comme la parole qui soigne yoruba11, doit démonter, désarticuler l’écriture pour la «décoquiller», la défaire de ses propos creux, répétitifs, insignifiants («la raison pure», etc.), et y introduire une multiplicité vitale, polysémique et polyglossique, reformer son noyau d’être par un amalgame de langues et de significations hétéroclites.

Le dieu qui monte la parole12 créole de Monchoachi «a un genre macher-boéter / qui marche en viéux-papa vini-va»13: il est le lwa du vodou haïtien claudiquant Papa Legba, le gardien (et le passeur) de la frontière avec l’invisible; d’inspiration yoruba, il est aussi Eshu, l’orixa du candomblé brésilien, le messager des dieux et l’esprit des «conmèces», «les passages les langages»14. S’il va boitant, titubant comme le corps dansant caribéen (celui du léwòz guadeloupéen, du bèlè martiniquais et du kasékò guyanais) qui semble aussi le convoquer dans ses pratiques (ré-) humanisantes, c’est parce qu’il enseigne à construire une corporalité (à «corer» son corps) autour d’un déséquilibre permanent, que la chorégraphe et anthropologue guadeloupéenne, Léna Blou, a compris sous le terme de «Bigidi»15 («To be giddy»16) – une instabilité et un étourdissement qui brouille la linéarité du temps et l’installation dans l’espace par lesquels, dit Monchoachi, le présent est «entombé»17 (tombé, enterré et emmuré), mais un Bigidi, qui, précipitant la rèpriz adaptative, l’équilibre d’une oscillation en suspens, ne fait pas tomber (Bigidi mè pa tonbé) – est même la condition pour ne pas être «entombé» dans l’Histoire et l’espace pur de l’exploitation coloniale. Ce déséquilibre, ce tremblement, ce rythme cahoté, saccadé, syncopé, qui fait «qu’à nouveau se dressent / Ceux qui chantent sur un son DUR» (au frappement du tambour), la parole montée l’importe dans l’écriture, où son dieu genre macher boéter «mène mal syllabes», «les font tressauter et retomber», «les décale, les déparle, les dérisionne»18, pour défaire le langage «rangé»19 du colon domien, le langage «jouett pour ranger le monde / notre corps avec, nous-mêmes / jouett à foce  fai jouett».

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, dieu messager, Legba-Eshu est aussi un dieu irascible, querelleur, la colère des orixas et des hommes. Au cannibalisme linguistique colonial, à la zombification de la Parole sauvage, il oppose son anthropophagie guerrière. Comment ne pas entendre dans macher boéter, le jédimo «mâcher boîté» : faire un «grignin-dent»20? Car, le remède, le «seul rimèd»21, écrit Monchoachi, au maléfice colonial français est de «manger leurs mots». «Faut cãnnibale ou se condamner à mort». Il faut

Manger leurs mots la bouche peinte jusqu’aux oreilles
                                                        raies   cercles noirs    bouche noircie
                                                        à machonnin chair brûlée de gymnote
Pour éliminer leur âme    pour l’opposer fourrer son corps en didans vot’corps
                                                             pour l’opposer l’opposer rentrer dans vos os
Manger leurs mots pour les railler, pour les passer lans jouett
                                                                              Faites un grignin-dent
Pour leur délier la langue22

L’exo-cannibalisme caraïbe est ainsi la manière dont la poésie créole de Monchoachi restitue l’envers de la Modernité, en mâchant le français (un mâchage que laisse aussi entendre le nom «Monchoachi»), en le mettant en bouche pour le déglutir et l’ingérer, non pas métaphoriquement mais corporellement («rentre dans vos os»), en élucider le maléfice, le corrompre par une digestion métamorphique, et lui imposer la présence d’une perspective américaine. De sorte que le mot d’ordre de l’écriture de la parole sauvage dans la langue française, de son intrusion agressive et libératrice dans le système scripturaire colonial, est in fine: «Mangez leurs mots on y verra plus clair»23 – sur eux, et sur nous.

Notes

  1. Monchoachi, «Nous habitons un corps», lundimatin#308, 2021.
     
  2. Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975, p. 249.
     
  3. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki. Les Indiens du Paraguay. Une société nomade contre l’Etat, Pocket, Terre humaine, 2001, p. 27.
     
  4. Monchoachi, Disidans, Djok, 1976, p. 11.
     
  5. Cf. Jean-Durosier Desrivières, «La création poétique de Monchoachi dans les sillons des langues romanes et d’une langue néo-romane ou sauvage. Approche de Lémistè 1 et 2», in Méditerranée-Caraïbe. Deux archipélités de pensées ?, Classiques Garnier, 2022.
     
  6. Michel de Certeau, op. cit., p. 254.
     
  7. Cf. Malik Noël-Ferdinand, «Lémistè ou la voix magique des codex créoles de Monchoachi», in Cahiers de littérature orale, 75-76, 2014.
     
  8. Monchoachi, Lémistè, op. cit., p. 49.
     
  9. Cf. Malik Noël-Ferdinand, op. cit.
     
  10. Monchoachi, Lémistè, Obsidiane, 2012, p. 82.
     
  11. Cf. Tobie Nathan, Lucien Hounkpatin, La parole de la forêt initiale, Odile Jacob, 1996, p. 140.
     
  12. Monchoachi, Lémistè, op. cit., p. 158: «Une parole «monté»».
     
  13. Ibid., p. 46.
     
  14. Ibid., p. 44.
     
  15. Cf. Léna Blou, Le Bigidi, la danse de l’harmonie du désordre: Immanence sociale du corps dansant des Antilles et de la Guyane, thèse d’anthropologie de la danse soutenue le 18 novembre 2021 à l’Université des Antilles.
     
  16. Monchoachi, Lémistè, op. cit., p. 160.
     
  17. Ibid., p. 42.
     
  18. Ibid., p. 172.
     
  19. Ibid., p. 158.
     
  20. Ibid., p. 140.
     
  21. Idem.
     
  22. Idem.
     
  23. Ibid., p. 141.

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L'auteur

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 Viré monté