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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Proust peut-il être traduit en «kreyòl»?

Hugues Saint-Fort

Il est évident que cette interrogation est une fausse interrogation puisque nous avons toujours traduit depuis la nuit des temps, et même si «traduire, c’est trahir». D’autre part, en tant que langue naturelle, le kreyòl est capable d’exprimer les sentiments les plus subtils, les réflexions les plus profondes dans des structures grammaticales qui peuvent passer de la «simplicité» la plus rudimentaire à la complexification la plus inattendue. Donc, quand je lance la question qui sert de titre à ma chronique d’aujourd’hui, c’est plus pour élargir ou approfondir la discussion que pour déboucher sur une simple réponse affirmative ou négative.

L’idée de cette interrogation m’est venue en lisant un article intitulé «Proust en créole?» paru sur l’hebdomadaire français «Le nouvel Observateur» du 6 avril 2012 et posté sur un des nombreux forums haïtiens de discussion par un internaute dont je n’ai pas retenu le nom. Dans cet article, le journaliste pose les mêmes questions à deux traducteurs : David Bellos et Guy Régis Jr. David Bellos est britannique et enseigne le français, l’italien et la littérature comparée à l’université de Princeton. Il est aussi le directeur du programme en traduction et de communication interculturelle à cette même université. C’est l’un des plus célèbres théoriciens de la traduction en Amérique. Il a traduit en anglais plusieurs écrivains en particulier le Français Georges Perec, et son texte bien connu «La vie mode d’emploi». Son dernier essai s’intitule «Is that a Fish in Your Ear ?” traduit récemment en français chez Flammarion sous le titre «Le poisson et le bananier». Guy Régis Jr. est haïtien et écrivain. Il a publié plusieurs livres chez Vents d’ailleurs et chez Solitaires Intempestifs.

Régis travaille sur une traduction kreyòl de «A la recherche du temps perdu», la célèbre somme littéraire (plus de 3.000 pages) de Marcel Proust. Le moins que l’on puisse dire de Guy Régis Junior,  c’est qu’il ne manque pas de courage. Il faut en effet ne pas avoir froid aux yeux pour oser tenter une traduction en kreyòl de ce chef-d’œuvre français, l’un des romans qui ont le plus influencé la littérature du 20ème siècle avec les thèmes du souvenir involontaire (souvenez-vous de la petite madeleine), de la séparation amoureuse, de la réflexion artistique, et la rupture radicale qu’il a introduite dans la littérature par rapport aux structures narratives des romans du 19ème siècle ainsi que la construction de la langue de l’écrivain. Pour information, je signale que, en tant que co-rédacteur en chef de la revue universitaire Nouvelles Francographies (NF), je co-organise une conférence sur Marcel Proust à l’occasion du centième anniversaire de la publication de Du côté de chez Swann à Fordham University.

La première phrase du premier livre de «A la recherche du temps perdu» (qui en contient sept, je crois) a donné des cauchemars aux traducteurs (anglais surtout). Voici cette phrase fameuse qui m’a fasciné la première fois que j’ai lu «Du côté de chez Swann» alors que j’étais encore adolescent en Haïti : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.» Je suis tout de même assez légèrement déçu (mais c’est pas grave !) de découvrir comment Guy Régis Jr a traduit en kreyòl cette phrase célèbre. Déjà en français, il n’est pas évident que cette phrase soit dépourvue d’ambiguïté. Par exemple, comment faut-il comprendre l’adverbe «longtemps»? Veut-il dire «souvent»?, «pendant une longue période de temps»?, «depuis longtemps» ? Si l’on est tant soit peu familier avec le reste de ce fameux passage, on l’interprétera comme «pendant une longue période passée de ma vie, je me suis couché de bonne heure», ce que je me suis finalement résolu à faire, mais cela n’a pas du tout été aisé.

Voici comment Régis traduit en kreyòl cette phrase célèbre (en fait, les deux premières phrases de Du côté de chez Swann): «Lontan mwen konn kouche bonè. Pafwa, annik balèn mwen etenn, de je mwen fèmen si tèlman vit, mwen pat menm gen tan pou leve ta di tèt mwen: «O! mwen dòmi.»

La phrase originale française de Proust est: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: «Je m’endors.»

Guy Régis a choisi de faire usage du verbe modal créole «konn» précédant «kouche bonè». Il acquiert le sens de «faire quelque chose d’une manière régulière». Autrement dit, l’équivalent de l’imparfait en français.  Je doute qu’on puisse en français remplacer le passé composé du texte de Proust «je me suis couché» par l’imparfait ou le plus-que-parfait «je me couchais» ou «je m’étais couché». Cependant, il me semble qu’il y a dans le modal «konn» de Guy Régis quelque chose d’habituel, de régulier véhiculé par cette fameuse première phrase de Proust «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.».

Cependant, dans la deuxième phrase, je contesterais l’usage par Régis de la forme zéro du verbe «fèmen» qui correspond souvent au passé composé français. Je défendrais dans ce contexte l’usage du marqueur antérieur «te» précédant le verbe «fèmen», de sorte qu’on aurait «…de je mwen te fèmen si tèlman vit…» La suite de cette deuxième phrase semble assez confuse et je ne la comprends pas tout à fait. Finalement, Je remplacerais la fin de cette deuxième phrase, l’exclamation du narrateur «O, mwen dòmi», par cette exclamation: «O, dòmi pran m.»

De toute façon, il n’est pas question pour moi de blâmer Guy Régis Jr. pour une mauvaise traduction. Je suis ravi qu’il ait tenté une entreprise si audacieuse, si difficile, si hardie. Mais surtout, je ne crois pas qu’il ait terminé sa traduction et ce serait aller trop vite dans une critique sans fondement.

Pour en revenir aux réponses de David Bellos et de Guy Régis Jr. sur la traduction, le professeur de Princeton signale que «la traduction est partout» et qu’«elle est la nature même de la civilisation occidentale» Selon lui, la société européenne est fondée sur la traduction. Depuis plus de 1000 ans.

Guy Régis explique les difficultés auxquelles il a dû faire face dans sa traduction de Proust en rapportant ceci: «dans une phrase, par exemple, Proust parle du «craquement organique des boiseries». Comment traduire ça en créole? Le mot ‘organique’ n’existe pas. Le créole ne possède pas ces mots scientifiques. Pour traduire, j’ai dû composer: craquement, corps, bois. ‘le craquement du corps de la maison’. Dans beaucoup de cas, je me cogne à ces divisions du monde par le vocabulaire. Les descriptions de personnages sont un casse-tête: le vocabulaire anatomique créole est assez imprécis. Par exemple, j’ai dû inventer un terme pour traduire le mot ‘joue’».

Il y a beaucoup de matière à réflexion dans les propos de conclusion tenus par les deux traducteurs. Pour David Bellos, «le français reste une langue absolument centrale à l’échelle planétaire : en France on traduit beaucoup, et c’est formidable. On ne peut pas en dire autant de l’anglais. Moins de 3% des livres qui sortent dans la librairie anglaise sont traduits. On compte une dizaine de romans traduits du français à l’anglais chaque année.»

Ce qui nous ramène quelque peu aux réflexions du linguiste français Claude Hagège dont je faisais le compte-rendu du dernier essai «Contre la pensée unique» la semaine dernière dans les pages même de cette chronique.

Pour terminer, je ne peux résister à l’envie de proposer ma propre traduction kreyòl des deux premières phrases de «Du côté de chez Swann». Elle vaut ce qu’elle vaut surtout que je ne suis pas traducteur:

Lontan, mwen konn kouche bonè. Pafwa, kou balèn mwen etenn, de je mwen te fèmen si tèlman vit, mwen pa te menm gen tan pou m di: «O, dòmi pran mwen».

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