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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Qu’est-ce qu’un créoliste?

Hugues Saint-Fort

Le mot «créoliste» (kreyolis, en créole) est de plus en plus employé dans la communauté linguistique haïtienne et particulièrement sur les réseaux sociaux et sur les forums haïtiens de discussion, avec une intensité et une fréquence toute nouvelles. On découvre des créolistes partout, presque tout le monde se déclare créoliste, il y en a même un (mais celui-là, ça ne m’étonne pas du tout de lui!) qui s’est déclaré expert en créole haïtien. Comment peut-on se vanter d’être un expert en créole haïtien  uniquement sur la base de son état de locuteur natif? Nul locuteur natif du français ou de l’anglais ou du chinois ou du wolof ne peut se présenter en tant qu’expert de ces langues et je doute qu’il le fera, à moins d’être de la même «race» que le compatriote qui l’a fait. Personne, même le locuteur natif, n’a une connaissance totale de sa langue maternelle. Il y aura toujours des pans de la langue qui demeureront plus ou moins méconnus, plus ou moins mal explorés.  Dans la célèbre distinction mise en avant par le linguiste américain Noam Chomsky entre «competence», c’est-à-dire  le savoir des locuteurs sur la langue, et «performance», c’est-à-dire la production réelle des locuteurs qui peut comporter des erreurs, des hésitations, de faux débuts, des passages à des productions dialectales, les locuteurs se révèlent nus dans leur connaissance de la langue.

Dans la recherche linguistique, il existe une tradition qui est de moins en moins en vigueur ces jours-ci de recourir au jugement ou à l’intuition du locuteur natif quand il s’agit pour le chercheur (le plus souvent non-natif) de vérifier l’acceptabilité ou la grammaticalité d’un terme ou d’une construction syntaxique. Par exemple, un chercheur français ou américain ou allemand voulant vérifier l’usage et la signification de la construction syntaxique «te+forme verbale» versus «zéro+forme verbale» peut présenter deux phrases à un locuteur natif haïtien, l’une formée avec la première construction, l’autre formée avec la deuxième construction. Personnellement, je n’ai jamais été d’accord avec cette méthodologie qui me parait comporter bien des lacunes, mais il reste que certains linguistes non-natifs continuent à la pratiquer.

Donc, retournons à notre point de départ. Qu’est-ce qu’un créoliste? Quand est-on créoliste? Qui est créoliste? Si l’on se base sur les usages du terme «créoliste» sur les réseaux sociaux et dans nos forums, un créoliste est quelqu’un qui s’intéresse aux langues créoles, qui écrit des textes (en vers ou en prose) en créole, qui aime et qui défend les langues créoles, spécialement le créole haïtien, puisque c’est de cette langue que nous parlons. Je me garde de citer des noms de compatriotes qui tombent dans ces définitions, parce que non seulement il y en a beaucoup, mais aussi et surtout parce que je ne veux pas rallumer une controverse qui a éclaté sur nos forums. En ce sens, c’est-à-dire tel que je viens de le décrire plus haut, il me semble que mes compatriotes feraient mieux d’utiliser le terme «créophile» (kreyofil) sur le modèle des termes «francophile», «anglophile», «germanophile», «sinophile»… en lieu et place de «créoliste» qui véhicule une sémantique tout à fait différente et sur laquelle je reviendrai plus loin.

Je signale tout de suite à ceux qui s’aventureraient à dire que je copie la construction anglaise ou française en proposant «kreyofil», que ces deux langues n’ont fait que proposer une construction savante en formant un radical ou élément principal (franco-, anglo-) suivi d’un suffixe –phile tiré du grec philos «ami» lequel a une longue productivité en français, ayant servi à construire des mots tels que: xénophile ou xénophilie, bibliophile ou bibliophilie, hémophile ou hémophilie, cinéphile ou cinéphilie… Donc, rien de nouveau sous le soleil et ne cherchons pas à réinventer le monde.

Le mot «créoliste» qui peut être employé comme un nom ou un adjectif est formé du radical créol- et du suffixe –iste. On retrouve ce suffixe dans des mots tels que socialiste, capitaliste, linguiste, nutritionniste, gauchiste, anarchiste… pour désigner une personne qui est  d’une doctrine, d’une école de pensée, d’une attitudeintellectuelle particulière… Un créoliste est d’abord un linguiste mais qui s’est spécialisé en créolistique. La créolistique est la branche de la linguistique qui utilise les méthodes et les principes de cette science pour étudier les langues créoles. Au cours de ces cinquante dernières années, elle s’est affirmée comme une discipline universitaire incontournable quand il s’agit de réfléchir sur les langues créoles sur des bases théoriques et empiriques. Je définis les langues créoles comme des systèmes linguistiques autonomes qui ont pris naissance et ont évolué dans certains territoires du Nouveau Monde (le plus souvent des iles) durant les colonisations européennes des 17ème et 18ème siècles à partir de communications strictement orales entre des maitres européens et des esclaves d’origine africaine évoluant dans des conditions socio-historiques (sociétés de plantation) qui favorisent l’émergence de ces types de langues.

     
Il me faut toutefois souligner qu’il existe nombre de chercheurs qui étudient l’objet créole sans être des linguistes. La linguistique fait partie des sciences humaines/sociales tout comme l’anthropologie, la sociologie, l’histoire…Les chercheurs qui relèvent de ces disciplines s’investissent aussi dans les études créoles mais à partir d’autres points de vue tels que les nombreuses activités culturelles qui régissent la vie en société (anthropologie), la conscience du passé qui éclaire notre compréhension du présent et la direction que nous pouvons imprimer à notre avenir (histoire), les règles de fonctionnement de notre existence dans le système social dans lequel nous vivons (sociologie).

Par exemple, pour s’immiscer profondément dans les vies de populations qui nous sont étrangères, il ne suffit pas d’acquérir la grammaire de leur système linguistique afin d’être en mesure de communiquer oralement, il faut savoir dépasser le strict contrôle des mots ou de la grammaire de leur langue et pénétrer dans le monde d’activités culturelles spécifiques, telles que raconter des histoires, montrer du respect envers les locaux, discuter comme le font les locaux, insulter ou aimer comme le font les locaux…

Il y a donc des anthropologues, des sociologues, des historiens qui étudient les cultures et les sociétés créoles. Peut-on les appeler des «créolistes»? Ce n’est pas ainsi que le monde universitaire a pris l’habitude de les appeler. Par exemple, des chercheurs comme Jean-Luc Bonniol ou Jean Benoist ou Carlo Célius ne sont pas appelés, à ma connaissance, des créolistes au même titre que Jean Bernabé (récemment décédé) ou Lambert Félix Prudent ou Yves Dejean, récemment décédé, ou Michel DeGraff ou Robert Chaudenson, ou Enoch Oladé Aboh, ou Albert Valdman, ou Hugues Saint-Fort, par exemple. On considère généralement les trois premiers nommés comme des anthropologues spécialisés dans les sociétés/cultures créoles, alors que les huit derniers cités, sont considérés comme des linguistes qui étudient les langues créoles. On devrait pouvoir réserver la dénomination de linguiste créoliste ou créoliste tout court uniquement à ces universitaires. Il existe bien sûr plusieurs autres universitaires (haïtiens et non haïtiens) spécialisés dans les langues créoles dont les noms ne figurent pas dans cette petite liste. Je m’empresse de souligner que parmi ces huit linguistes créolistes cités, seuls trois sont d’origine haïtienne. Cela ne veut absolument pas dire qu’il n’existe pas d’autres linguistes créolistes d’origine haïtienne. Il en existe de plus en plus et c’est tant mieux.

Cette brève mise au point servira-t-elle à faire toute la lumière sur l’usage du terme «créoliste»? Je l’espère vivement. En effet, j’ai toujours cru que les mots veulent dire quelque chose et ne peuvent pas s’employer n’importe comment.

Hugues Saint-Fort
Juin 2019     

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