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Aristide est parti la lutte pour le Changement
commence  en ce moment même (29 février 2004)

Luc Rémy

Départ d'Aristide

Avion-an ki chayé Aristide alé bonnè bonmaten pou mennen'y an Sen-Domeng.
Foto ki an zanmi Raphaël Confiant pwan dépi véranda'y, Pétionvil.

Oui, Aristide est parti en ce jour de grâce du 29 février 2004. Oui, il est parti et nous devons tous nous en réjouir pour au moins deux raisons: d’abord parce que la dérive avait atteint le comble, ensuite parce que nous nous attendions à  son effacement du devant de la scène politique haïtienne. En fait, chasser les dictateurs et les sanguinaires, ça a toujours été notre spécialité en tant que nation car, toute notre histoire, nous avons été contraints de nous arracher ou de nous faire arracher des griffes de nos dirigeants rapaces. En ce sens, le départ d’Aristide, c’est une banalité,  c’est-à-dire un acte de routine de l’histoire nationale.
 
Ce qui doit donc, à mon sens, retenir notre intérêt à l’instant même, c’est le Quoi  Faire, le Comment Faire  et  Avec Quels Moyens pour éviter une telle banalité dans notre itinéraire collectif futur.  Sous ce rapport,  c’est en ce moment que commence la lutte pour le Changement en Haïti.  Et la première étape vers la conquête des solutions à ces trois problématiques fondamentales exige des transformations immédiates profondes à la fois dans nos  comportements  et dans nos actes.

Avant d’en arriver aux éléments  caractéristiques de ces transformations qui s’imposent à nous en termes d’obligations de résultats, je propose le petit texte suivant que je laissais inachevé ce samedi 28, même si, avec la chute d’Aristide ce dimanche matin, certains détails,  d’ailleurs très mineurs, sont déjà dépassés.  Je le distribue comme il est, brouillon écrit à vif, et les lecteurs auront le loisir de l’amplifier et l’enrichir, probablement dans l’espoir de faire circuler et partager toutes les idées susceptibles d’être utiles pour comprendre et faire la conquête de cette tranche d’histoire nationale en déroulement.
  
Citoyennes  et Citoyens Haïtiens,
La  conjoncture haïtienne immédiate, c’est-à-dire au moins du début de 2004,  mérite d’être lue et comprise, car elle est décisive pour l’avenir de la Nation. Certes, les lignes de sa lisibilité ne se manifestent pas automatiquement à tous, surtout si l’on ne fait pas l’effort d’aller au-delà de la  forte charge de désarroi, d’affolement, de dégoût, de découragement et désespoir dont elle peut  naturellement accabler la/le patriote haïtien/ne.

Lisons un peu dans les faits et interprétons-les.
D’un côté, nous observons le spectacle hideux d’un pouvoir en lambeaux, menteur, trompeur, liberticide, assassin qui a fait le choix de continuer à créer et gérer la ruine. Sans respect pour le sol national, sans contrôle du pouvoir législatif qui n’existe littéralement pas, sans projet politique, économique et social, sans moyen de défense de la police elle-même et de ses partisans en particulier, M. Aristide expose le peuple haïtien aux pires catastrophes politiques et humanitaires.

D’un autre côté, il y a l’intervention brutale de M. Louis-Jodel Chamblain qui, exploitant l’impéritie et les crimes du gouvernement Lavalas, la faiblesse et les maladresses incalculables de l’opposition et  l’absence d’un Leadership National, espère rétablir  un  ordre politique longtemps défunt dont M. Aristide lui-même,  par sa méthode et ses pratiques, se révèle à juste titre un héritier en ligne directe.

La classe politique traditionnelle, en particulier, en dépit de son allégeance traditionnelle à l’international- allégeance qui la paralyse généralement et la prive de tout esprit d’initiative avancé, se trouve aujourd’hui dans une situation d’alliance historique avec tous les autres secteurs socioprofessionnels relativement organisés. Cette unité balbutiante, semblable au rapprochement d’octobre 1803 (Anciens-Libres et Nouveaux-Libres, Mulâtres et Noirs, Leaders et masses  contre la France  napoléonienne), est en passe de déplacer le centre de gravité des forces de décision classiques (en particulier internationales) se rapportant à Haïti. Les énergies combattantes  nationales ainsi coalisées et en symbiose, même seulement de circonstance, servies par l’aspiration de tous les Haïtiens au changement, peuvent incontestablement infléchir positivement le destin de la Nation.

Quant à la «Communauté Internationale», profondément marquée par ses échecs répétés en Haïti, spécialement l’intervention de 1994,  elle a été, jusqu’ici,  plus à l’aise pour  évoluer derrière la scène ou simplement par procuration pour traiter de la présente crise nationale. Dépourvue de solutions réelles et  durables, embarrassées, dépassées, elle s’est laissée aller aux déclarations et actions  les plus contradictoires et confuses. Pire, elle a semblé un moment s’abriter derrière  l’effet de l’ « intervention »  armée directe de la Bande-à-Chamblain-Philippe  pour imposer sa diplomatie coercitive à  toute la classe politique haïtienne. Pour la première fois depuis 1915, l’idée d’une «intervention-occupation armée individuelle»  effraie l’Aigle américain. Pour la première fois aussi, peut-être,  la France, la vieille métropole, intervient avec autant d’énergie publique, dans la basse-cour de l’Oncle SAM pour contribuer à la solution de la crise.  Et l’Oncle, tout hésitant, car désireux de contenir   les effets de la crise extra-muros, a dû se positionner clairement, pris de court par la célérité des événements, et l’inapplicabilité de son scénario idéal ; sa sentence, comme celle de la France et du Canada, est sans appel : Aristide doit partir.  Le sort en est ainsi jeté car, nous le savons tous, dans le cas d’Haïti, la voix des États-unis, jusqu’à preuve du contraire,  est prépondérante au regard de celle de tout le reste de la Communauté Internationale. La Communauté internationale a donc décidé. De toute évidence,  des forces multinationales ne tarderont pas à refouler le sol d’Haïti, ô ironie de l’histoire,  exactement deux cents ans après la Geste de l’Indépendance Souveraine de 1804. Incontestablement, c’est là une défaite cinglante de l’Homo Haitianus en général et en particulier de l’Homo Aristidus, espèce maudite et sans âme nationale,  qui aura provoqué deux interventions étrangères en l’espace d’un cillement.

Pourtant, ce faisceau de facteurs, contradictoires et bouleversants, par moments, crée un boulevard extraordinaire, une marge de manœuvre extrêmement large qui laisse aux forces nationales, si elles font  l’option d’un grand dessein national, la possibilité de transformer cette déroute  de la pensée haïtienne en  une  grande victoire politique, sociale et économique. En effet, toute la population haïtienne, y compris les supporters d’Aristide d’hier ou d’aujourd’hui encore, veut des changements de toutes sortes, les uns en contradiction avec les autres: redistribution de terre, développement de la production nationale,  éducation publique massive et de qualité, création d’emplois, mise en place d’infrastructures sanitaires et routières nationales, création de logements sociaux décents, mise en place de réseaux de distribution d’eau potable, création de campus universitaires, développement de la recherche, introduction d’un système d’assurance universel, développement de la production énergétique, modernisation de l’armée et de la police,  protection de l’économie paysanne, respect de l’Haïtien/ne, dans le pays et dans le reste du monde, relèvement de  l’image d’Haïti etc. Cette  convergence des aspirations nationales au changement entretient la dynamique de la revendication, et très probablement,  celle de la mobilisation collective.  La paysannerie et toute la campagne haïtienne s’impliquant aussi dans l’action revendicative, il n’est pas impossible  d’organiser, animer et soutenir l’action  revendicative et du changement sous des formes si bien coordonnées, méthodiques et persuasives que les promoteurs et les autres assoiffés (qui se comptent en millions) du  changement qualitatif voulu acculent petit à petit  le système à satisfaire leurs demandes.
  
A l’analyse de la position de ces  forces nationales et locales en interaction en Haïti, il me semble que, comme je l’ai déjà signalé dans mon Mémo no 1, que les conditions d’une révolution existent dans le pays en phase de maturation avancée.  Elle n’est pas inévitable; elle n’est pas déterminée. Elle dépend plutôt de la capacité des acteurs Haïtiens à se transcender et à faire converger tous les esprits revendicatifs de la Nation dans une dynamique fédératrice. Aristide, par la nature populiste de son  pouvoir a contribué à mûrir cette situation  en couvaison depuis 1986 (en ce sens, dialectiquement, son passage au pouvoir est utile) : il a introduit de sérieuses fêlures  affaiblissantes (sinon destructrices) dans la plupart des instances de construction  et de maintien du pouvoir politique traditionnel en Haïti (USA, Armée, Église catholique, frange d’élite du bord de la mer ou de la grande affaire en général, France et, depuis peu, l’ONU, l’OEA , la CARICOM et l’Union Europe). Ces écrans entre le peuple et le pouvoir ne fonctionnent plus aujourd’hui dans leur normalité classique ou traditionnelle.  Et c’est justement l’impact de ce dysfonctionnement dont Aristide lui-même éprouve tous les effets, quand, aux abois, il en appelle à l’église  catholique pour sauter sur la proposition du 21 novembre 2003 de celle-ci ou à des forces internationales pour le protéger contre la Bande-à-Chamblain-Philippe.  C’est ce même vide qui, privant Tonton Sam de son bras séculaire d’arbitrage, l’Armée (qui, en passant, redeviendra une réalité incontournable pour le rôle qu’on fait  et qu’on fera jouer à certains de ses anciens membres) a dû faire une mini intervention (de 50 marines) non désirée pour préparer un coup dont on ne voit pas encore comment il sera monté.  En tout état de  cause, l’espace est ouvert pour la recomposition du paysage politique et institutionnel national!
  
Au fond, la  présente conjoncture est telle que, par  rapport aux aspirations profondes de la société haïtienne au Changement,  cette Bande elle-même est un épiphénomène facilement maîtrisable si, bien entendu, les revendications nationales sont interceptées à  temps dans leur diversité et traduites en demandes  politiques et exprimées avec la clarté et la détermination qui ne  fassent pas douter de leur satisfactions prochaines. C’est là une tâche qui incombe à la Direction Politique du mouvement actuellement en construction en Haïti. Ne l’oublions pas: quand des millions de poitrines s’offrent comme les seules murailles de défense des droits d’un Peuple, le complot consistant à le faire retourner à ce qu’il a déjà  rejeté ne passe jamais.  C’est pourquoi, les élites haïtiennes de toutes tendances ont intérêt à faire l’effort de comprendre que les conditions historiques d’une révolution pacifique sont aujourd’hui réunies à la fois sur le plan national et international et qu’elles ont intérêt à y apporter leur contribution, non pas en charge d’émotions et de passivité stériles mais en terme de conceptualisation (1804,  haïtianité, principes actifs et vitaux de la Nation et de l’État, intrants démocratiques, économiques etc.) , en termes de«projets déclencheurs et fondateurs» précis pour générer, animer, développer et protéger la base de l’action révolutionnaire et faire des conquêtes démocratiques pérennes.

Au-delà du rejet absolu de Lavalas qu’il exprime et malgré l’international (dont l’action ne peut pas  épouser cette audace dans le changement), le mouvement de contestation qui se développe actuellement en Haïti est une situation d’insurrection générale en passe de se transformer en une révolution, pendant cyclique de l’épopée de 1804. 1804, phénomène historique unique et dans sa nature et dans son cadre spatio-temporel, révolution la plus complexe de tous les temps (guerre anti-métropole, anti-colon, anti-esclavage, anti-racisme (anti-couleur), anti-classe… Or 1804 n’a jamais été achevée: elle attend son pendant à elle; et, ce pendant, il me semble bien, est en couvaison dans cette marche tricentenaire difficile que la Nation vient d’entamer au terme de l’échec de la célébration et de la commémoration du bicentenaire de l’indépendance le 1er janvier 2004. Car si l’histoire produit très rarement à une Nation- (peut-être au moins chaque cent ou deux cents ans)- des Jean-Jacques Dessalines, Toussaint Louverture,  Henri Christophe, Alexandre Pétion, George Washington, Simon Bolivar, Moïse, un phénomène comme 1804, au tournant de son bicentenaire, peut bien accoucher de son pendant.  Nous n’avons aucune loi mathématique ni une base scientifique à l’appui du cycle de production des grands hommes mais, depuis des temps, nous savons ceci: l’histoire est une scène de théâtre où se joue le destin des peuples, dans la production et la reproduction d’épisodes qui se déroulent tantôt comme épopées réussies tantôt comme tragédies, tantôt comme comédies burlesques ou parodies. La Révolution américaine de 1773-1789 a eu son pendant dans la Guerre de Sécession (1861-1865), événement douloureux avec son cortège d’environ 1 million de morts, mais passage obligé vers  la consolidation de l’Union et des avancées socio-économiques qui ont fait des États-Unis ce qu’ils sont aujourd’hui encore, en ce mois de février 2004. En France, deux essais, l’un 60 ans après, en 1848, l’autre, 82 ans après, en 1870-71, ont suivi la Révolution  de 1788-1799 ; le premier abolit l’esclavage en terres françaises et se circonscrit à de maigres conquêtes sociales comme la réduction des heures de travail dans certaines villes de France; le deuxième a débouché sur la tragédie de la défaite de Sedan et le couronnement de l’Empereur d’Allemagne à Versailles même !  Les  révolutionnaires mexicains de 1910-1917 donnent la main à ceux qui ont fait l’indépendance cent ans plus tôt (1810-1820). Leur action (malgré le million de morts) assure le contrôle de l’État sur certaines ressources nationales jusque là aux mains de firmes étrangères, et assied une classe intermédiaire de propriétaires de terre, d’industries et autres ; tout  cela a élargi  la base de soutènement de l’État et de l’indépendance du pays.  Sous ce rapport, les exemples ne manquent pas…Et c’est une action en filiation directe de 1804 que j’entrevois dans l’esprit des temps haïtiens actuels. Les enjeux sont aujourd’hui, quoique différents, tout aussi importants qu’en 1788-1804.

Le principal enjeu de l’heure est, à mon sens, le suivant: «comment assurer, dans la présente conjoncture, une révolution, sans effusion de sang et qualitativement supérieure à 1804, c’est-à-dire comment réussir à opérer des changements profonds et durables en Haïti par le  recours à la force de mobilisation et de partage réel de tous pour éviter que le pays ne s’embourbe, et pour longtemps, dans une tragédie susceptible d’emporter la  Nation et l’État et d’embraser toute la Caraïbe et même le reste de l’Amérique? Face à cette impérative question, la démarche capitale à initier et à réussir est celle de la recherche de  l’implication et de la participation effectives de toute la Nation dans le champ politique, éducatif, économique, social et culturel  pour qu’elle assume consciemment et pleinement son destin.   Ce  besoin se lit dans la crise actuelle, vieille de plus de 18 ans (2004-1986): Incontestablement elle se  manifeste avant tout comme un phénomène d’ordre  superstructurel, c’est-à-dire, en tant que crise de la Conscience Nationale en quête de son unité  historique et de la prise en charge de la Nation par elle-même.  Elle a son siège de manifestation et d’expression d’abord dans le cerveau, dans la pensée individuelle et collective haïtienne. Sa solution passe ainsi par  le type d’option et d’action que privilégient les acteurs, étant entendu que compte est tenu des contingences et des contraintes locales et externes à affronter, vaincre ou infléchir. C’est pourquoi la seule thérapie applicable à la situation actuelle  est une révolution pacifique. Celle-ci signifie une rupture méthodologique dans le penser, le dire et le faire, dans le cadre d’un projet national bien conçu,  axé sur la participation citoyenne et piloté avec  discipline, esthétique, savoir-faire, honnêteté, ordre, esprit de sacrifice et leadership en vue de résultats démocratiques profonds et durables.  Cette  révolution ne peut être  que nationale.  Elle seule contient la vraie semence de la démocratie, d’élections sérieuses et de progrès.

Luc Rémy
Dimanche 29 février 2004,
Ėtats-Unis d’Amérique

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