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Pourquoi je défends la Constitution de 1987
Réponse au compatriote Fedler Brénéville

Luc Rémy

Cher compatriote,
Merci de votre réaction à mon texte écrit en défense de la constitution que je votai à Thorland ce 29 mars 1987. Votre intervention m’a donné l’occasion et l’inspiration, si ce n’est un prétexte, d’élaborer un peu plus sur le sujet et sur mes objectifs.

Je ne sais pas si vous avez lu ce texte à la hâte ou si vous vous êtes donné la peine de relire et souligner le poids de chacun de mots, de mes phrases, de mes paragraphes et de mes arguments.

En tout cas, je vous ai lu et relu avec beaucoup d’attention, et je vous ai même souligné, afin de vous répondre ici point par point, tout en me soulignant aussi par endroits.

Est-ce que je suis contre  l’amendement?

Le titre de mon texte vous répond à travers l’expression «temps présents»:
«Les Temps présents disent non à tout projet visant à toucher à la constitution de 1987.» Implication: au moment opportun, la constitution de 1987 pourra être amendée. Et chaque paragraphe du texte argumente de l’inopportunité actuelle de l’option visant à toucher à la Loi mère.

Les failles de la constitution?

Mon texte les reconnaît clairement au sixième paragraphe. Et le huitième paragraphe vous rappelle, à la lumière de l’histoire de nos meilleures constitutions comme celle de 1816, 1846, et surtout de celle de 1889, appelée l’Immortelle, que:

«La clarté, la précision, la haute valeur technique et les compromis institutionnels de nos constitutions n’ont jamais empêché nos dirigeants de les violer ou de refuser de les appliquer. C’est dire que ce n’est ni la perfection d’un texte constitutionnel ni sa capacité de plaire à tous qui en assure l’exécution.»

Un système peu réaliste qui ne répond pas à nos capacités financières?

C’est dommage que vous défendiez cette thèse sans vous rendre compte qu’elle porte en filigrane les germes de destruction de la Nation. Je dis «sans vous en rendre compte» car je sais que vous aimez profondément votre pays et voulez son bien mais que vous n’avez pas mesuré les enjeux dévastateurs d’une telle thèse.

Il s’agit là d’un argument idéologique dangereux colporté par les partisans du moindre effort, du misérabilisme et de l’immobilisme d’Etat et par les conservateurs minimalistes et fatalistes qui défendent le statu quo de la misère du système, l’incurie et l’impéritie administratives, la concussion, l’inaction, la dépendance résignée de l’aide internationale et la soumission impuissante de nos dirigeants aux aléas de la nature et aux forces étrangères.  Les tenants de cette thèse sont hostiles à toute idée de production nationale, d’indépendance nationale et d’autonomie de responsabilité dans la coopération horizontale avec les puissances étrangères. Pour eux, la corruption peut continuer à bouffer des milliards de gourdes; pas question de rationaliser nos dépenses publiques ; pas question de réformer l’administration publique pour la rendre efficiente et efficace et pour qu’elle fournisse des services adéquats et de qualité aux administrés et de l’argent à l’Etat ; pas nécessaire d’organiser le système de perception des taxes pour éviter la fraude et l’évasion fiscales; inutile de développer la production nationale ou de créer des richesses locales pour fortifier nos collectivités territoriales, développer notre commerce national et international, améliorer la performance de notre balance commerciale, éviter la fuite de nos devises, augmenter les recettes de l’Etat… Pas question d’exploiter rationnellement nos carrières de sable, nos rivières, nos lacs, nos sources d’eau, nos sites touristiques, nos ressources métalliques et non métalliques, nos ressources halieutiques et nos nodules métalliques qui se trouvent dans les eaux territoriales et la zone économique exclusive de la République d’Haïti…

Cher compatriote,
Les ressources financières, ce n’est pas du donné, c’est du construit: elles ne tombent jamais du ciel. Les conditions de leur création passent d’abord par l’extirpation de notre mental du complexe d’assistés, d’inférieurs et de consommateurs-incapables-de-produire. Elles sont ensuite générées par le travail, la production, la gestion publique compétente et responsable, la mise en place d’institutions organisées et viables et des codes de normes et de procédures à valeur universelle, l’application stricte des lois, la distribution équitable de la justice, l’encouragement, la protection et l’encadrement de l’entreprise privée, le respect de l’équilibre et de la séparation des trois pouvoirs de l’Ėtat, l’encouragement du développement autonome d’une presse multisectorielle (politique, scientifique, technique, religieuse, mondaine…) patriote, courageuse, compétente et éclairée, la mise en place d’un système éducatif de référence mondiale, la coopération intelligente et transparente entre l’Etat et le secteur privé, le développement de la Recherche dans le public et le privé, la mise en place d’une diplomatie confiée à des professionnels compétents, qualifiés et patriotes, la pratique d’une politique extérieure fondée sur la défense des intérêts supérieurs de la Nation et sur les grandes valeurs démocratiques et humanistes des Relations Internationales modernes à savoir, entre autres, le respect de la vie, le respect de la dignité humaine, le respect de la propriété privée, la liberté de conscience, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la périodicité des élections pour renouveler le sommet du personnel politico-administratif de l’Etat, le droit à la nourriture,  le droit à l’éducation, le droit à un logement décent, le droit au bonheur, etc.

L’histoire sera reconnaissante envers ce gouvernement et envers ce parlement pour avoir eu le courage d’initier ce processus. Souhaitons qu’ils auront la détermination d’aller jusqu’au bout.

Je ne sais pas si vous avez prêté attention à notre sociologie politique et constitutionnelle, mais si votre souhait de reconnaissance de l’histoire se réalise vis-à-vis de l’actuelle équipe gouvernementale parce que celle-ci aura réussi son projet, ce sera de l’inédit dans l’histoire nationale. Tout d’abord, notre histoire n’a jamais vu du courage dans ceux qui prennent plaisir à manipuler nos constitutions ; elle voit plutôt dans une telle option soit un manque de sagesse, de réalisme et de responsabilité soit le refus d’aborder et de résoudre les problèmes immédiats: elle nous apprend en plus que ceux-ci perçoivent et traitent les constitutions comme des «chiffons de papier» auxquels ils préfèrent les «coups de force» et les «baïonnettes». Sous ce rapport, la formule commune consacrée de ces politiciens est bien connue: «konstitision se papie, bayonèt se fè.» C’est pourquoi, notre histoire nationale n’a eu à décerner que des certificats de désapprobation et de blâme à ceux-là qui ont fait cette option que vous défendez, à moins de deux ans de l’élection présidentielle! Oui, notre histoire constitutionnelle prouve que tout gouvernement qui s’intéresse à la constitution vers la fin de son mandat est atteint d’un syndrome malfaisant (et pour lui-même et pour le pays) qui s’appelle la présidentite aiguë et n’a qu’un objectif inavoué : manipuler les règles du jeu institutionnel pour satisfaire des élans personnels devenus incompressibles et aveuglants et caractérisés par un agrippement à mort au pouvoir d’Etat.

Parlant de cette tradition de fin de mandat (ou de «règne») de nos présidents, le professeur Claude Moïse, actuel coordonnateur de la commission présidentielle sur la réforme constitutionnelle, la qualifie de «moment critique dans la vie des constitutions haïtiennes [...] Tout est prévu, mais rien ne se passe comme souhaité ("Constitutions et Luttes de Pouvoir en Haïti", p.218). Le professeur Leslie Manigat, de son côté, nous rappelle qu’« un trait particulier de nos traditions historiques constitutionnelles, c’est le «continusme» (appelé continuismo en Amérique latine), et qui est une pratique par laquelle « des régimes […] tentent» d’organiser la réélection malgré l’interdiction constitutionnelle de la rééligibilité immédiate» et « de se perpétuer au pouvoir en se succédant à eux-mêmes»,  (Le Destin Constitutionnel de la République d’Haïti, propos d’historien, p.7).

Mais cela a généralement mal tourné, ouvrant le plus souvent la boîte de Pandore sur la Nation. Illustrons ce constat par un seul exemple, vous laissant le soin de vous pencher vous-même sur les autres cas. Il s’agit de Lysius Félicité Salomon, considéré comme l’un de nos plus grands présidents. Par son cinquième amendement (7 octobre 1885) en cinq ans à la constitution du 18 décembre 1879 pour rendre le président immédiatement rééligible (art.101) et permettre aux membres du corps législatif de cumuler les fonctions de parlementaires et de secrétaires d’Etat ou de ministres résidents (art. 64), le président Salomon- qui devait immanquablement abandonner le pouvoir le 15 mai 1887- s’octroya un second mandat. Mais réélu, il n’eut qu’un sursis d’environ une année et demie. Chassé par la «révolution» le 10 août 1888, il dut mourir en exil, laissant le pays dans la guerre civile. Tous les historiens haïtiens établissent la relation de cause à effet entre la modification apportée à la constitution, à un an et sept mois de la fin du mandat présidentiel, et l’ère d’instabilité et de convulsions sociales qui s’ouvrit alors dans le pays. Mentionnons les remarques de seulement trois de ces historiens. «La réélection techniquement réussie de Salomon en 1886 occasionna et précipita quand même sa chute, a signalé Leslie F. Manigat (in texte déjà cité). Rejoignant l’opinion de J.C. Dorsainvil, Dantès Bellegarde a noté: «Ce fut une lourde faute », car, « en dépit des adresses (populaires), le pays était las du gouvernement.» (Dantès Bellegarde : Histoire du Peuple Haïtien, éd. Fardin, collection du Bicentenaire, p.194- Dorsainvil: Histoire d’Haiti, Cours Supérieur, FIC, Deschamps, p. 267). 

Mon Cher Brénéville,
Respectueux des institutions de mon pays (la présidence, la primature, le parlement, la magistrature, l’armée, la police et autres), rêvant de leur fonctionnement optimal, de la grandeur et de la beauté assurées de la Nation, j’écris et je parle toujours, sans présomption aucune, sans arrogance, sans flatterie, mais avec courage et conviction, pour conseiller la sagesse, la responsabilité et l’action à nos dirigeants en les invitant à éviter les raccourcis et les détours qui mènent à la perdition et à s’atteler courageusement à la tache pour faire d’Haïti un espace où il fait bon vivre à chacun de nous, sans exclusion. Je le fais sans illusion car «les bons conseils, d’où qu’ils viennent, naissent nécessairement de la sagesse du prince, et non la sagesse du prince des bons conseils (Nicolas Machiavel: Le Prince, Flammarion, Paris, 1992, p.168». Mais je le fais, d’abord, parce que c’est mon devoir de citoyen (qui a hautement bénéficié de l’école et l’enseignement publics haïtiens) de le faire. Bref, c’est la rançon des services que j’ai reçus de l’Etat haïtien et de mon pays. Je le fais, ensuite, en tant que patriote, car quand on aime son pays, on conseille aux grands le salut public et le salut de chacun de nous, même s’il y a l’inconvénient, particulièrement dans notre pays, qu’ils considèrent souvent de tels conseils comme des attaques contre leur personne et leurs intérêts jusqu’au jour où, tombés captifs dans leurs propres rets, la réalité leur dessille les yeux.

Nous nous demandons, perplexes, pourquoi faut-il que nos gouvernants fassent presque toujours l’option des méthodes, des décisions et des pratiques qui les mettent dos à dos avec la nation et les contraignent très souvent à s’ostraciser à leur départ du pouvoir ou des fonctions publiques? Pourquoi ne peuvent-ils jamais constituer, après leurs fonctions officielles, ce Conseil d’Anciens et de Sages sur lequel le pays pourrait toujours compter aux jours de grands malheurs? Jetez un coup d’œil rétrospectif sur notre pays, et vous vous rendrez compte des saignées en ressources humaines qu’il a subies, rien que depuis 1986 et rien qu’à l’échelle de nos décideurs, saignées généralement dues à des décisions irréfléchies, impolitiques et inutiles qu’ils ont prises et qui les ont acculés à l’exil et à l’auto-disqualification. Pourquoi, par exemple, les présidents Jean Claude Duvalier et Jean Bertrand Aristide, les généraux Namphy et Cédras, et bien d’autres personnages importants de notre classe politico-administrative ont-ils fait ou continuent de faire l’option qui nous a privé ou nous privera de leur service, peut-être pour toujours? Y a-t-il un problème managérial ou de leadership insurmontable chez nos hommes politiques? S’agirait-il là de l’expression d’une absence de patriotisme ou du surdéveloppement de l’ego de l’haïtien? S’agirait-il tout bêtement du fait du crétinisme politique ou du sado-masochisme politique?

Je n’ai pas de réponses à ces questions. Mais ce que je sais, et que vous savez aussi, c’est que tous ces anciens responsables souffrent ou souffriront terriblement de leur disqualification et ont contribué ou contribueront grandement à notre propre souffrance de Nation mal conseillée, mal représentée et mal gérée.

Oui, cher compatriote Brénéville,

C’est fort de ces questions et de ces constats troublants et gênants pour l’haïtien et l’haïtienne (de l’intérieur et de l’étranger) et pour toute la Nation que j’écris pour attirer l’attention de tous sur la nécessité d’axer l’action gouvernementale de notre pays sur le leadership responsable, courageux éclairé, lucide,  compétent et très sensible aux malheurs sans nombre qui frappent la Nation  et qui requièrent des réponses rapides et opportunes. Je conseille d’accorder la priorité à ce qui nous pousse à l’état de mobilisation permanente pour juguler la crise et je déconseille que l’on se perde dans les distractions et la diversion. J’invite à valoriser ce qui nous rapproche ou nous unit et non ce qui nous divise, ce que nous avons de positif et non de négatif, ce qui nous embellit et non nous enlaidit, ce qui nous fait résoudre nos problèmes et non ce qui nous les fait différer indéfiniment et dangereusement.

Fraternellement,

Luc Rémy

8 mars 2009, Etats-Unis d’Amérique

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