Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Promouvoir les langues créoles: pourquoi et comment?

Frenand Léger
(frenand.leger@utoronto.ca)

Communication donnée au Toronto City Hall dans le cadre de la célébration
du mois créole le 18 octobre 2013.

Mesdames, Messieurs, avant de commencer je dois me justifier auprès de vous pour deux raisons. La première raison est liée au choix du sujet de ma communication. Je sais que plusieurs d’entre vous, linguistes et/ou professeurs à l’université, le trouvera trop général, et peut-être même trop élémentaire. Sachez que c’est un choix conscient que j’ai fait dans le but d’atteindre le plus grand nombre et surtout les premiers concernés par la question. La deuxième raison de me justifier et surtout de m’excuser auprès de mes compatriotes, locuteurs natifs du créole, ici présents, réside dans l’utilisation du français pour parler de la promotion des langues et des cultures créoles.

Dans le cadre de la célébration du mois créole dans la ville de Toronto, on m’a demandé de parler, en anglais ou en français, sur un sujet de mon choix en relation avec la langue et la culture créole. Si je pouvais choisir le sujet précis à présenter, il n’en était pas de même quant à la langue dans laquelle je devais m’exprimer. Le contexte canadien et surtout mon auditoire composé de locuteurs de différents créoles à base lexicale française, anglaise, hollandaise, et espagnole, m’obligent à utiliser le français ou l’anglais pour des raisons pratiques et évidentes de communication. Pour conséquent, si j’ai décidé de faire cette allocution en français et non en créole haïtien, ce n’est nullement dans l’intention de reproduire le comportement démagogique de la plupart de nos leaders communautaires et intellectuels créolophones qui prétendent défendre ou promouvoir la culture créole en utilisant exclusivement le français ou l’anglais. Nous savons tous que la meilleure façon de promouvoir une culture c’est d’utiliser systématiquement la langue dans laquelle cette culture est exprimée. C’est pour cela que je voudrais tant pouvoir m’adresser à vous en créole, en créole haïtien, cette langue si poétique, si imagée qui nous permet, nous Haïtiens, d’exprimer nos pensées, nos sentiments et nos émotions avec une aisance qui n’est possible que dans cette langue puisqu’il s’agit de notre langue maternelle. Mais, malgré tout, je suis contraint d’utiliser ici le français car le Canada, ce pays qui nous a si gracieusement accueillis, est officiellement bilingue en français et en anglais. Il est donc tout à fait logique d’utiliser une de ces deux langues si je veux me faire comprendre par ceux et celles ici présents dans la salle qui ne parlent pas le créole haïtien.

Quant au choix de la matière à discuter, j’ai opté pour un sujet qui, à mon avis, concerne tout le monde, particulièrement tous les créolophones. Je crois fermement que nous avons tous intérêt, en tant que créolophones fiers de l’être, à faire sérieusement la promotion de notre culture et ceci à tous les niveaux. Au niveau individuel, dans la famille, au niveau des organisations par l’intermédiaire des leaders qui organisent des activités sociales et aussi par le biais de ceux qui investissent dans le commerce, tels les propriétaires de magasins, de restaurants, de boîtes de nuit etc. La promotion de soi, de sa culture doit naturellement commencer à la maison. Les parents d’origine créole ont un rôle capital à jouer dans la promotion de la culture créole. C’est à eux d’inculquer très tôt à leurs enfants ce sentiment de fierté d’appartenir à une famille qui fait partie d’une communauté créole qu’elle soit jamaïcaine, mauricienne, guadeloupéenne, ou haïtienne. Le problème c’est que, la plupart des familles immigrantes qui viennent de ces pays créolophones comme la Jamaique ou Haïti, pensent qu’ils doivent délaisser leur langue d’origine afin que leurs enfants puissent mieux s’approprier la langue de la société d’accueil pour pouvoir s’intégrer socialement et réussir sur le plan scolaire et professionnel. Ce sont des idées erronées, négatives et arriérées qu’il faut combattre. L’apprentissage du créole ne peut en aucune manière entraver celui de l’anglais, du français ou de n’importe quelle autre langue. Il est vrai que les langues créoles n’ont pas le même poids économique que le français et l’anglais. Mais, cela ne veut pas dire que les créoles sont à jeter à la poubelle. On n’apprend pas toujours une langue pour des raisons économiques, pour pourvoir se trouver un boulot plus facilement. Une langue s’apprend aussi pour des raisons affectives et socio-culturelles, pour conserver son héritage familial et culturel, pour le plaisir et l’avantage d’être bilingue ou trilingue et surtout pour contribuer à la richesse ethnoculturelle du pays d’accueil. Assumer sa langue, son identité culturelle est d’une importance capitale pour le développement affectif, social et même économique.

Ce qui m’a poussé à parler de la promotion du créole réside principalement dans le fait qu’il n’existe pas, dans notre communauté créole à Toronto, d’initiatives systématiques ou de projets valables, conséquents pour réellement, pour efficacement préserver, valoriser et promouvoir la culture créole. Il en est ainsi parce que nous avons tendance à limiter nos actions à la célébration. Célébrer c’est fêter, c’est organiser une cérémonie, un événement quelconque une ou deux fois par année. Il n’y a rien de mal à cela. Mais ces événements ponctuels, et souvent lucratifs, ne suffisent pas à faire la promotion de la culture créole. La promotion du patrimoine culturel requiert un projet avec des objectifs clairement définis, un plan d’actions et d’activités qui s’étendent sur des périodes de temps relativement longs. C’est la meilleure façon de réellement contribuer à construire ou à restaurer ce sentiment de confiance et de fierté vis-à-vis de nos traditions culturelles qui sont constitutives de notre identité collective.

Notre identité collective est déterminée par notre culture qui elle même est composée d’un ensemble d’éléments identitaires comme les arts, la littérature, la langue, la musique, la danse, la gastronomie etc. Tous ces éléments sont importants, ils sont tous à valoriser mais il faut éviter de tomber dans le piège qui consiste à enfermer la promotion de la culture créole dans des activités festives. Les pays créolophones sont presque tous des anciennes colonies devenues des destinations touristiques grâce à leur climat tropical. Pour la plupart de ces touristes occidentaux, les habitants de ces îles tropicales sont tous des fêtards. Dans l’imaginaire du monde occidental, les cultures créoles sont associées à la musique, la danse, les plages ensoleillées, l’alcool et le sexe. Si, en toute objectivité, on ne peut nier l’existence de ces éléments dans la vie des îles, on ne saurait non plus réduire les cultures créoles à ces pratiques socio-culturelles. Il faut lutter contre ces clichés, ces stéréotypes, ces préjugés qui nous empêchent d’embrasser la culture créole dans son ensemble et dans toute sa complexité.

Les leaders des communautés créoles devraient mettre en valeur des aspects culturels plus fondamentaux tels l’histoire, l’art, la littérature et la langue. Le créole, notre langue maternelle est le reflet de notre identité parce que c’est le moyen par lequel les valeurs culturelles sont exprimées et maintenues. Je ne vois pas comment on peut prétendre défendre, revitaliser et valoriser les cultures créoles et ne jamais utiliser les langues créoles. Je comprends que pour des raisons pratiques de communication, on est souvent obligé d’avoir recours à l’anglais ou au français comme c’est le cas ici d’ailleurs où il y a, dans la salle, des locuteurs de plusieurs créoles qui ne sont pas intercompréhensibles. Comprennez bien cependant, qu’en ce faisant, on donne priorité à la fonction communicative de la langue. Mais, la langue ne remplit pas seulement une fonction de communication. Parler, écrit Frantz Fanon, «c’est exister absolument pour l’autre». La langue est donc aussi un outil d’identification, de représentation de soi par rapport à l’autre, et d’affirmation de soi, de son identité culturelle. Je peux vous donner plusieurs exemples concrets pour vous démontrer que la langue n’est pas toujours utilisée comme un simple outil de communication.

Dans la plupart des grandes villes multiculturelles, il y a des enclaves ethniques qu’on appelle des quartiers. Qui ne connait pas le quartier chinois ou le quartier italien à Toronto, à Montréal ou à New York? Quand on va dans l’un de ces quartiers, par exemple dans le quartier chinois, il y a plusieurs langues asiatiques qui sont utilisées à l’écrit sur les murs des magasins, sur des panneaux publicitaires et même dans le menu des restaurants. Si nous prenons Chinatown à Manhattan par exemple, nous savons tous que les Américains qui utilisent les magasins et les restaurants de Chinatown ne parlent pas ces langues asiatiques. Si les Américains ne parlent pas les langues asiatiques et les Asiatiques, devenus bilingues pour la plupart, parlent aussi l’anglais, pourquoi alors utiliser les langues asiatiques? Il faudrait en toute logique utiliser l’anglais pour simplifier les choses et permettre à tout le monde de comprendre ce qui est écrit, n’est-ce pas? Les choses ne sont pas aussi simples. En fait, ces propriétaires de magasins et de restaurants asiatiques ne choississent pas d’utiliser leurs langues nationales pour des raisons pratiques de communication. Ils le font de façon symbolique pour s’affirmer, pour affirmer leur identité culturelle. Contrairement à nos leaders des communautés créoles de la diaspora, ces propriétaires de magasins et de restaurants asiatiques comprennent que la langue, chargée de valeurs symboliques essentielles, est le reflet de l’identité profonde de la communauté qui l’utilise. Ces gens comprennent que l’affirmation culturelle en situation minoritaire doit passer par la protection et la promotion de leurs langues nationales.

Il ne faut pas, néanmoins, oublier que, contrairement à nos leaders des communautés créoles, les ressortissants des pays asiatiques ont l’avantage d’avoir été éduqués et instruits dans leur langue maternelle. À la différence de nos leaders qui, dans leur enfance, n’avaient aucun contact avec le créole écrit, les Asiatiques ont hérité très tôt d’un profond respect pour leur culture et leur langue maternelle. Il est donc tout à fait normal qu’ils continuent à projeter une image positive de leur culture quant ils immigrent à l’étranger. En revanche, nous, ressortissants de pays créoles, nous ne valorisons pas assez notre patrimoine culturel que ce soit chez nous ou à l’étranger. On nous a appris à dénigrer, à détruire, à rejeter notre culture et particulièrement le créole, l’élément le plus essentiel de notre culture, au profit des langues européennes. Il est temps que cela change. Nous, qui comprenons la gravité du problème, avons le devoir d’éveiller la conscience des autres sur la crise d’identité linguistique et culturelle qui mine les sociétés créoles depuis trop longtemps. Nous sommes à un stade dans le développement des langues créoles, particulièrement du créole haïtien, où il faut se concentrer sur la promotion de l’écrit dans ces langues. C’est à ce niveau que les langues créoles ont le plus besoin de notre intervention.

Il est temps que les leaders des communautés créoles de Toronto et des autres grandes villes en Amérique du Nord, notamment les propriétaires de magasins, de restaurants créoles, et surtout les responsables des diverses organisations créoles, comprennent qu’ils ne peuvent plus continuer à prétendre défendre la culture créole, en utilisant exclusivement le français et l’anglais en situations formelles. Même si c’est au détriment de la communication immédiate, ces organisations doivent systématiquement utiliser le créole. Il n’est pas normal qu’il n’y ait aucun texte écrit en créole sur le site web de ces organisations. Dans les restaurants créoles, pourquoi ne pas intégrer la langue créole dans le menu? Dans le menu des restaurants haïtiens par exemple, il faudrait désigner les plats typiquement haïtiens par leur nom créole. Pour moi, c’est une absurdité de vouloir traduire en anglais ou en français le nom de certains plats qui n’ont pas d’équivalent dans ces langues étrangères. Des recettes de plats et de boissons, comme kremas, tablèt lakòl, akasan, pwason gwo sèl, griyo, taso, fritay akra, marinad, pikliz, soup joumou etc sont des nourritures dont il faut garder le nom créole pour précisément signifier qu’il s’agit de productions culinaires créoles typiquement haïtiennes. En ce faisant, nous participons non seulement à la promotion de la cuisine créole mais aussi à celle du code écrit de la langue créole.

À m’entendre vous demander de vous impliquer dans la promotion du créole, vous devez sûrement être en train de vous dire que c’est à l’état qu’il revient de prendre de telles initiatives, comme c’est le cas par exemple au Québec où l’état s’implique activement dans les questions d’utilisation des langues sur son territoire. Mais quel devrait être le rôle de la société civile quand l’état est défaillant ou quand nos dirigeants politiques sont aliénés? Dans la plupart des pays anciennement colonisés ayant le créole comme langue maternelle, il n’existe aucune politique linguistique déclarée en faveur de cette langue. Si la langue et la culture créole sont l’objet d’une certaine valorisation dans quelques unes de ces anciennes colonies, elles sont par contre complètement dévalorisées et stigmatisées dans la plupart des pays membres de l’Association des États de la Caraïbe et de la CARICOM. La politique linguistique de non-intervention de ces pays, qui maintient le créole dans une situation inférieure à celle des langues occidentales importées d’Europe, est un facteur qui entrave le développement humain réel dans ces sociétés. La majorité des anciennes colonies créoles, qu’elles aient été colonisées par la France, l’Angleterre ou l’Espagne, font face aux mêmes problèmes éducatifs que nous avons en Haïti. Par exemple aux Bahamas, où l’anglais est la langue officielle de facto quoique l’ensemble de la population parle le créole bahamien, des recherches indiquent que grand nombre d’élèves échouent aux examens de fin d’études secondaires à cause de l’utilisation exclusif de l’anglais dans le système scolaire. Malgré les conseils des spécialistes, le gouvernement bahamien ne s’est pas encore penché sur ce grave problème social.

Quand les gouvernements ne prennent pas leur responsabilité vis-à-vis des citoyens, il revient à la société civile de veiller à son bien-être par des entreprises qui mettent les dirigeants politiques devant le fait accompli. C’est ce que nous observons actuellement en Haïti où, à l’instigation du Rectorat de l’Université d’État d’Haïti, plusieurs secteurs de la société civile se sont regroupés en un Comité pour la création de l’Académie du créole haïtien. Il s’agit d’un projet qui, malgré la réticence de quelques uns dans le milieu académique et de l’indifférence du pouvoir éxécutif actuel, arrive à bien faire son chemin jusqu’ici. En octobre 2011, le Comité a organisé avec succès un colloque international sur le thème «L’Académie du créole haïtien: enjeux, défis et prospectives». L’objectif de ce colloque, qui s’est tenu à Port-au-Prince, était de réunir des professionnels, universitaires, chercheurs haïtiens et étrangers dans plusieurs domaines pour poser les bases de l’Académie. L’acte du colloque, qui contient près d’une trentaine de contributions, écrites majoritairement en créole haïtien, a été publié en avril 2013. Ce document est en vente un peu partout en Haïti et à l’étranger. En plus de cette importante réalisation, le Comité a aussi réussi à faire voter la loi pour la création de l’Académie par le Sénat de la République en décembre 2012 et par la Chambre des députés en avril 2013. Il reste maintenant au pouvoir éxécutif de faire publier cette importante loi dans le Moniteur pour que l’Académie puisse commencer, au plus vite, à remplir ses fonctions telles que prescrites par la Constitution haïtienne.

Les gouvernements des pays où l’on parle le créole ont traditionnellement joué un rôle quasi inexistant dans la promotion réelle de cette langue. En général, les politiciens de ces pays accordent de l’importance au créole seulement au moment des campagnes électorales. L’utilisation de sa langue maternelle reste la meilleure façon de communiquer avec le peuple pour pouvoir l’embobiner. En Haïti par exemple, le discours politique populiste ne peut être qu’en créole et le gouvernement actuel l’a bien compris puisque cette langue est toujours au rendez-vous dans les discours du Président de la République. Rappelons-nous que, deux ans de cela, dans son discours à la 32e réunion des chefs d’État de la CARICOM, c’est ce même président qui a décidé de garder le créole en arrière-plan en proposant à sa place l’intégration du français comme deuxième langue au sein de cette organisation. C’est aussi ce même Président qui tarde actuellement à faire promulguer la loi pour la création de l’Académie du créole haïtien. Malgré ces facteurs négatifs, Haïti a toujours été à l’avant-garde des initiatives pour valoriser le créole et ce pays reste encore aujourd’hui, dans le domaine des études créoles, une référence et un exemple à suivre par tous les autres pays créolophones à travers le monde.

Mesdames, Messieurs, je voudrais mettre un terme à ma présentation en attirant votre attention sur un fait extrêmement important, mais dont on ne parle que très peu. Que vous soyez d’un pays où l’on parle un créole à base de français, d’anglais ou d’espagnol, sachez que les états occidentaux impérialistes où l’on parle ces trois langues européennes, ont, de tout temps été, hostiles à la langue des autres sociétés militairement plus faibles qu’eux. L’Angleterre, l’Espagne et la France sont responsables de la disparition d’un nombre élevé de langues amérindiennes et le “linguicide” continue. Quand les locuteurs des pays colonisés ne sont pas complètement exterminés, ils sont contraints d’adopter progressivement la langue des pays colonisateurs jusqu’à l’annihilation de leur propre culture. Pendant que les Québécois se battent constamment pour protéger le français menacée par l’anglais en Amérique du Nord, ils sont responsables de la disparition de la langue huronne et ont mis en danger d’extinction une douzaine d’autres langues autochtones encore vivantes au Québec. Aujourd’hui, la majorité des Hurons sont des catholiques, et leur langue maternelle est en général le français. Pourquoi d’après vous l’espagnol et l’anglais sont respectivement la deuxième et troisième langue les plus parlées dans le monde? Cela s’appelle de l’impérialisme linguistique. Les dirigeants de nos états créolophones sont encore aujourd’hui sous le contrôle de ces mêmes puissances qui nous ont autrefois colonisé. Vous comprenez donc pourquoi nos gouvernments néocoloniaux prennent rarement des décisions politiques qui soient en notre faveur. Mesdames, Messieurs, quoiqu’on dise, la plupart des langues créoles sont menacées de disparition à plus ou moins long terme au profit des langues dominantes comme l’anglais, l’espagnol et le français. C’est à nous de lutter pour la sauvegarde de notre culture, de notre langue, et de notre identité créole.

Frenand Léger, PhD Cand.
Department of French at the University of Toronto
Email: frenand.leger@utoronto.ca

boule

 Viré monté