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L’Université haïtienne revendique son rôle
de Gardienne du Drapeau

Fritz Deshommes

Drapeau d'Haïti

Discours du Recteur de l’Université d'État d’Haïti, prononcé à l’Arcahaie le 18 mai 2017, à l’occasion de la Fête du Drapeau et de l’Université.

Chaque année, religieusement, nous tenons à remplir notre devoir auprès des Pères de la Patrie. Chaque année, à pareille époque, nous nous présentons ici à l’Arcahaie pour célébrer  le Drapeau, symbole de notre indéfectible unité et de notre inviolable souveraineté, pour célébrer l’Université, porteuse de notre avenir obligatoirement radieux, pour célébrer la Jeunesse, garante de notre relève.

Chaque année, comme un rituel, nous prenons des engagements, nous rappelons la geste héroïque, l’inspiration profonde, les exemples à suivre, en prenant à témoin les ancêtres des avancées que nous nous promettons de réaliser.

Mais aussi chaque année, en notre for intérieur, au plus profond de nous-mêmes, nous ne pouvons nous empêcher de faire face à la dure réalité, de nous livrer à certains questionnements.

La dure réalité de nos divisions internes. La dure réalité de nos criantes inégalités, de notre proverbiale instabilité. La dure réalité de notre souveraineté limitée, de présence étrangère visible et invisible.

Cette dure réalité qui jure violemment avec le sens même du Drapeau, symbole par excellence d’unité et de souveraineté, de notre Drapeau en particulier.

Si vrai qu’il nous arrive, des fois, de questionner l’opportunité de célébrer le Drapeau, ou peut-être de nous demander quelle est la meilleure manière d’honorer nos ancêtres.

Dans ce  même ordre d’idées, on peut évoquer la dure réalité de nos  universités, marquée au coin de la précarité, de la lutte permanente pour la survie, laissées à elles-mêmes, à naviguer à vue, à se débattre dans leurs crises sempiternelles, à constater leur impuissance face à l’ampleur de la demande sociale d’enseignement supérieur, au faible taux d’employabilité de leurs diplômés.

Cette dure réalité qui nous renvoie très loin de la symbiose Drapeau-Université et de cette Université gardienne du Drapeau.

Là encore, même questionnement. Faut-il célébrer l’Université? Ou peut-être comment nous rendre dignes de cet enseignement, de cet héritage que nous a légué ce ministre-patriote des années 1920, Dantès Bellegarde, qui disait à sa façon son refus d’occupation et de dépendance, en proclamant l’Université gardienne du Drapeau?

Le plus préoccupant de cette «dure réalité» c’est qu’elle a la vie dure. C’est qu’elle dure et perdure depuis des temps, on dirait, immémoriaux. De telle sorte qu’elle apparait indépassable, comme découlant d’une inexorable fatalité. Comme si nous étions condamnés à ne connaître que cela. Comme s’il  n’était pas possible d’inverser la tendance et de prendre résolument le chemin de la régénération et du progrès. Le professeur Lesly Manigat parlait d’UNE «CRISE QUI VEGETE». Une crise qui se renouvelle, en se nourrissant de contradictions jamais dépassées. Son aboutissement aujourd’hui étant le blocage de toute la société.

Ne faut-il pas aujourd’hui un véritable sursaut, voire un réveil, qui nous permettrait d’amorcer le nécessaire virage, l’indispensable déblocage de notre Pays, de notre État, de notre société et de notre Université? N’est-ce pas la meilleure façon de rendre l’hommage qu’ils méritent aux héros de 1803 mais aussi de 1791 et de 1804.

Dans ce contexte particulier, l’Université tient à délivrer, en dépit des difficultés et de la taille des défis, un message clair. L’Université haïtienne revendique haut et fort son rôle de gardienne du Drapeau.

Dans le strict cadre de sa mission de formation, de recherche et de service à la communauté, l’Université haïtienne est prête à assumer son rôle dans le relèvement de la nation, dans la reconquête de la souveraineté, dans la préparation d’une relève citoyenne.

Il importe de rappeler quelques vérités élémentaires.

L’Université détient les méthodes, les instruments, les capacités qui peuvent contribuer à une meilleure compréhension de la problématique nationale, nous aider aussi à définir des politiques publiques plus aptes à:

  • Reconstruire notre tissu social;
  • Combattre les inégalités, notamment sociales et spatiales;
  • Favoriser notre vivre-ensemble.

L’Université peut également contribuer à:

  • Identifier nos ressources les plus diverses et les plus insoupçonnées;
  • Conserver, enrichir, valoriser le patrimoine matériel et immatériel de la nation;
  • Mettre en exergue les ressorts, les leviers à actionner, pour favoriser le progrès socio-économique et culturel de notre peuple;
  • Négocier une intelligente insertion internationale.

N’oublions pas, par ailleurs, que l’Université est chargée de former les ressources humaines, en termes de cadres et de dirigeants.

Elle a aussi son rôle à jouer dans:

  • La  mise sur pied d’une seule et même École de qualité pour tous les enfants d’Haïti;
  • L’intensification et l’harmonisation des relations entre les divers niveaux d’éducation de telle sorte que les jeunes qui lui arrivent du secondaire aient une meilleure formation afin que la relève pour la garde du Drapeau et la quête multiforme de souveraineté soient mieux assurées.

Seulement, il faut qu’on lui permette de remplir sa véritable mission, qu’on l’interpelle dans ce qu’elle peut faire, ce qu’elle sait faire, dans ses divers domaines de compétence.

Il ne faut surtout pas croire que faire appel à l’Université exigera plus de débours, ou des ressources qui ne soient pas à notre portée. Au contraire, avec les mêmes ressources dont disposent l’État et la société, l’Université peut faire mieux et moins cher. Parce que l’Université haïtienne connaît le pays, ses spécificités et son idiosyncrasie mieux que n’importe quelle expertise internationale. Parce que les ressources humaines qu’elle utilise ne s’attendent pas à être payées en per diem pharamineux, en billets d’avion, en frais d’hôtel et autres.

Déjà on pourrait réduire le gaspillage actuel. Nous formons des jeunes qui partent en majorité vers l’étranger. En fait, 85% des cadres formés en Haïti travaillent en terre étrangère. De nombreux autres sont engagés en dehors de leur champ de compétence ou simplement viennent grossir l’armée de réserve des chômeurs.

Il existe aussi un gaspillage permanent en termes de travaux de recherche ou de travaux de fin d’études qui abordent souvent des problématiques pertinentes mais qui demeurent ignorés, méconnus, ou méprisés.

Mais pour que l’Université réalise son potentiel, une condition sine qua non s’impose: il faut des orientations claires de la part de l’État au plus haut niveau. Il faut une volonté politique nettement affirmée. C’est le premier pas qui entraînera tous les autres.

C’est ce qui permettra aux Universités de mieux cibler leurs actions de formation et de recherche, aux jeunes de ne plus avoir l’impression que tous les accès leur sont fermés et au pays d’être plus confiant en son avenir.

C’est ce qui permettra aux autres secteurs sociaux de se rapprocher de l’Université et de jeter un regard nouveau sur cette importante institution.

Ces nouvelles politiques publiques seraient de nature à favoriser une coopération plus fructueuse avec des partenaires étrangers.

Par la même occasion, l’État se rendrait compte que, en finançant plus décemment le fonctionnement et le développement de l’Université d’État d’Haïti et des Universités publiques, selon le vœu de la Constitution, en encourageant l’émergence d’universités parapubliques et privées de qualité, l’efficacité et l’efficience de ses ressources s’en trouveraient substantiellement améliorées.

Ce sera peut-être l’occasion d’établir une option préférentielle en faveur de l’Université haïtienne tout en encourageant la coopération interuniversitaire nationale et internationale chaque fois que le besoin se fait sentir.

Car, en accompagnant la construction de l’Université haïtienne, en s’y engageant résolument, l’État amorcerait  sa propre reconstruction, sa propre refondation.

Mais, direz-vous, ne sommes-nous pas en train de rêver? Ne risquons-nous pas l’année prochaine à pareille époque de revenir ici refiler les mêmes réflexions, entretenir les mêmes promesses, susciter les mêmes espoirs? 

Peut-être. Mais peut-être aussi que nous devons être plus attentifs à l’évolution récente de plusieurs éléments de l’environnement de l’enseignement supérieur haïtien qui autorisent beaucoup d’espérances.

Il y a d’abord la conscience de plus en plus marquée qu’acquièrent les plus hautes autorités de l’État de l’importance de l’Enseignement Supérieur et de son caractère «stratégique» – le mot n’est pas de moi – pour la réussite des politiques publiques et le développement national. En témoignent les professions de foi très nettes et très claires du Chef de l’État lui-même exprimées à la Faculté d’Agronomie et de Médecine Vétérinaire et maintes fois renouvelées dans d’autres occasions; celles du Premier Ministre dans sa Déclaration de politique générale. En témoignent également certaines initiatives qui laissent augurer de l’établissement de relations plus fonctionnelles et plus fructueuses entre le monde académique et les pouvoirs en place. La même tendance semble se dessiner au niveau des deux branches du Parlement qui, comme vient de nous le rappeler le Député Fequiere, sont d’ailleurs en train de plancher sur plusieurs avant-projets de loi sur l’enseignement supérieur. Il faut noter également que plusieurs membres du Pouvoir Législatif ont déjà exprimé leur conviction de la nécessité d’un budget plus substantiel pour l’Université.

Il y a le changement de paradigme en cours au niveau des grands bailleurs internationaux qui reconnaissent de plus en plus l’importance primordiale à accorder à l’Enseignement Supérieur et à la recherche scientifique comme priorités et comme instruments d’atteinte des objectifs de développement durable, dans le cadre de l’Agenda 2030. La Banque Mondiale (BM), le Fonds Monétaire International (FMI) notamment ont eu à faire leur mea-culpa et ont du confesser que les pays qui ont réussi à décoller sont exactement ceux qui n’ont pas appliqué leurs recettes en matière d’Enseignement Supérieur, qu’ils avaient recommandé de négliger absolument au profit exclusif de l’enseignement fondamental.

Au niveau du secteur universitaire lui-même, se dessinent des tendances plutôt prometteuses.

Il y a l’Université d’État d’Haïti qui se relève, réaffirme son leadership et dit sa pleine disposition à le mettre au service de tout le secteur.

Il y a la Conférence des Recteurs et Présidents d’Université d’Haïti, la CORPUHA, qui se construit, s’institutionnalise et se positionne pour être un interlocuteur incontournable.

Il existe donc de bonnes raisons de croire et d’espérer que l’année prochaine pourra nous retrouver à faire le bilan des avancées plutôt que des constats de la distance abyssale entre le discours et les actes. 

Monsieur le Président, Monsieur le Premier Ministre, Mesdames Messieurs les Ministres et hauts fonctionnaires de l’État,

Il est impératif que l’État sorte de sa situation de dislocation par rapport à la société et renforce son imbrication dans la vie de la Nation. Qu’il ne soit plus cette tête qui ignore son corps. Qu’il ne soit plus perçu comme ce corps étranger, différent et éloigné de la Nation. C’est d’ailleurs ce phénomène qui nous a amené dans l’impasse d’aujourd’hui, avec des institutions qui tournent à vide, un pays fragilisé qui peine à retrouver la voie de son destin. L’Université peut et veut apporter sa contribution  en ce sens.

L’Université, foyer de réflexions par excellence, catalyseur d’idées nouvelles, constitue  sans nul doute l’un des lieux, si ce n’est le lieu par excellence, où la synchronisation peut être enclenchée.

Cette nouvelle articulation État-Société-Université devrait contribuer à  garantir la souveraineté politique, économique, institutionnelle et culturelle de la Nation. C’est aussi la meilleure manière d’honorer notre bicolore et de redonner toute sa vitalité à notre Devise: l’Union fait la force.

Je vous remercie de votre attention
Fritz Deshommes
Recteur de l’UEH

Arcahaie, le 18 Mai 2017

 Viré monté