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Vie et mort de l’usage
péjoratif de l’épithète «Africain»

Hugues Saint-Fort

Ainsi parla l'oncle

Qu’est-il arrivé à l’apostrophe «Africain» perçue péjorativement dans la conscience collective de beaucoup de locuteurs haïtiens et dénoncée d’une manière véhémente par le docteur Jean Price-Mars dans son classique ouvrage «Ainsi parla l’oncle» (1928) [1973]? Qualifie-t-on toujours en Haïti  d’«Africain»,  tout  Haïtien principalement à peau noire foncée, aux «lèvres épaisses», et aux cheveux crépus, «cheve grenn», comme cela se faisait couramment dans les années 1960-70? J’insiste fortement que je ne fais que présenter une constatation, sans faire de commentaires personnels et que ce n’est absolument  pas ma position sur cette question. Voici comment le célèbre intellectuel haïtien introduisit cette question: «…Quant à celui «d’Africain», il a toujours été, il est l’apostrophe la plus humiliante qui puisse être adressée à un Haïtien. A la rigueur, l’homme le plus distingué de ce pays aimerait mieux qu’on lui trouve quelque ressemblance avec un Esquimau, un Samoyède ou un Toungouze plutôt que de lui rappeler son ascendance guinéenne ou soudanaise.» (1973 : 45).

Quand «Ainsi parla l’oncle» parut en 1928, Haïti subissait sa première occupation américaine (1915-1934) depuis treize ans. Les Américains avaient décimé le mouvement des «Cacos», paysans rebelles ayant à leur tête Charlemagne Péralte qui avait été tué par les troupes américaines en octobre 1919. On assista durant les années 1920 et 1930 à l’émergence d’un nationalisme littéraire et culturel porté par une renaissance intellectuelle fondée sur la fierté et une prise de conscience raciales. Les débats qui avaient cours dans les milieux intellectuels posaient les interrogations suivantes: l’identité haïtienne était-elle française ou africaine? La politique haïtienne devrait-elle être orientée vers le fascisme ou le socialisme?

C’est dans ce contexte que se manifestèrent les idées de Jean Price-Mars réunies dans l’ouvrage «Ainsi parla l’oncle» qui le consacra comme l’un des plus vigoureux maitres à penser de sa génération. Les principales idées développées par Price-Mars portaient sur les croyances populaires en Haïti, les matières du folklore haïtien: contes, légendes, proverbes, devinettes; l’animisme africain; les sentiments religieux des masses haïtiennes; le folklore et la littérature haïtienne; les survivances africaines dans la famille paysanne haïtienne. Il s’agissait pour Price-Mars de montrer que, contrairement à ce que voulaient faire croire certaines élites haïtiennes, l’identité haïtienne ne reposait pas uniquement sur des acquis transmis par l’Occident et que les Haïtiens devaient reconnaitre et accepter leur héritage africain. Price-Mars a critiqué avec force la propension de la «communauté nègre d’Haïti [à revêtir] la défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804» (pg. 44) et à [modeler] «sa pensée et ses sentiments à se rapprocher de son ancienne métropole, à lui ressembler, à s’identifier à elle.» Contre ce désir intense de ressembler à leur  ancienne métropole, Price-Mars mit en garde les Haïtiens : «Nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral. Eh ! bien, cet héritage, il est pour les huit dixièmes un don de l’Afrique.» (1973 : 290).  En redéfinissant ainsi l’espace culturel noir pour les Haïtiens éduqués, Price-Mars a contribué  à  élargir  une prise de conscience noire dans d’autres sociétés hors d’Haïti. L’écrivain martiniquais Aimé Césaire, considéré officiellement avec le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor et le poète guyanais Léon Damas comme les pères du mouvement littéraire et anticolonial appelé  Négritude, a identifié Haïti comme le «pays où la Négritude se mit debout pour la première fois.»

Il est indispensable cependant de rejeter toute association entre le mouvement de la négritude et les théories du noirisme défendues par Duvalier et ses associés. Selon la sociologue canadienne  Micheline  Labelle  (1987 : 62), «ce noirisme politique, phénomène distinct du nationalisme culturel (mouvement de la négritude) aura servi de plateforme virulente entre les mains de la petite bourgeoisie autant en 1946 avec les estimistes qu’en 1957 avec les duvaliéristes.»  Dans son excellent ouvrage, «Red & Black in Haiti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957», l’historien jamaïcain Matthew J. Smith souligne que Price-Mars ne manqua jamais de critiquer le «noirisme». Il écrit ceci: «He firmly objected to the movement on the grounds that it advocated greater social cleavages rather national unity. He recognized that a politically radical black consciousness could ultimately lead to despotism.» (2009: 27). (Il s’opposa fermement au mouvement de la Négritude au motif qu’il préconisait des clivages sociaux  plutôt que l’unité nationale. Il reconnut qu’une prise de conscience noire politiquement radicale pouvait conduire finalement au despotisme.) [ma traduction].

En considérant ce qui s’est passé avec François Duvalier, dictateur totalitaire, bourreau  du peuple haïtien et destructeur de la société haïtienne, l’histoire a montré comment il avait raison.

Peut-on vraiment dire que l’épithète péjorative d’«Africain» dans la description que j’en ai donné plus haut a disparu de l’usage des locuteurs de la communauté linguistique haïtienne, plusieurs décennies après le combat mené par Price-Mars? Dans l’absolu, je doute fort. Mais, d’une manière relative, je crois bien.

En fait, ce qui est intéressant dans l’usage de l’apostrophe péjorative «Africain» chez certains locuteurs haïtiens, c’est qu’elle est employée par l’ensemble des classes sociales haïtiennes, démontrant ainsi la puissance de l’idéologie de couleur dans toute la formation sociale haïtienne. Le terme «idéologie» a été employé pour caractériser une variété de choses, des idéaux, des idées, des croyances, des valeurs, des passions, des religions, des philosophies politiques, des justifications morales, … Karl Marx s’est moqué du terme dans son célèbre texte «l’idéologie allemande» dans sa prétention  à faire croire que les idées sont autonomes. Les idéologies «may be regarded as ‘social formulas’ as belief systems which can be used to mobilize people for actions» (peuvent être considérées comme des formules sociales qui peuvent être utilisées pour mobiliser  des personnes en vue de les porter à agir). C’est dans ce sens que nous définissons le terme «idéologie» En Haïti, d’une manière générale, les traits phénotypiques sont utilisés pour symboliser des valeurs sociales et de ce fait tendent à devenir des attributs de statut social. Plus on est noir, plus on est placé au plus bas de l’échelle dans la stratification sociale. C’est ce qui explique la tentation des mariages entre un individu à peau noire foncée, un «Africain», à une personne dite à «peau claire». Jean-Jacques Dessalines, l’un des pères fondateurs et le premier empereur d’Haïti, n’y a pas échappé en voulant marier sa fille Célimène au mulâtre Pétion et, plus près de nous, le dictateur totalitaire, François Duvalier, a revisité l’histoire en tentant de faire la même chose entre l’une de ses filles et un mulâtre haïtien.

Dans son classique «Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti» (1987), la sociologue canadienne Micheline Labelle dresse un inventaire global immense des termes de couleur utilisés par les locuteurs haïtiens. Voici certains termes de base cités par Labelle:

Nwa, marabou, bren, grimo, milat, blan, kafe olè, bonbon siwo, ti kannèl, nwa près, grimo chode, chaben, chabin, chabin dore, milat rapadou, grif, vye grimo…

L’idéologie de couleur  en Haïti appartient à tout un système de croyances en place dans le corps social haïtien depuis l’époque coloniale et, bien qu’elle fasse partie d’une manière permanente dans la réalité haïtienne, elle a souvent été manipulée par les grands acteurs sociaux dans les grands moments de crise politique.

Quel a été l’impact de Jean-Price-Mars sur l’ensemble du complexe culturel haïtien? A mon avis, le grand public haïtien a pris du temps pour sentir l’impact de ce livre remarquable. Mais, il a eu une grande influence sur les élites intellectuelles haïtiennes, noires et mulâtres et, avec le temps, cette influence  s’est transmise  au reste de la population. Selon le critique littéraire haïtien Pradel Pompilus (1975 : 721), le livre Ainsi parla l’oncle «est le point de départ de tout un nouveau mode de penser, de sentir et de vivre.» Jean Price-Mars a été le premier intellectuel haïtien à revendiquer une identité haïtienne libérée des préjugés favorables à l’Occident au détriment de nos traditions,  et fondée sur nos attaches avec les cultures africaines. Tous les écrivains du mouvement indigéniste ont bénéficié de ses enseignements.

En musique, le tournant de la «mizik rasin» n’aurait probablement pas été possible sans l’œuvre  de Price-Mars, de même l’affirmation du vodou au grand jour comme la religion haïtienne par excellence chez nombre d’intellectuels haïtiens, ou la célébration des paysans dans les textes littéraires haïtiens.

Si l’usage péjoratif de l’apostrophe «Africain» semble avoir disparu chez les locuteurs haïtiens, nous le devons principalement au docteur Jean Price-Mars et à ses œuvres dont la plus remarquable reste sans doute «Ainsi parla l’oncle».

Hugues Saint-Fort     

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