Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

La communication créole
et les écrits d’Edouard Glissant
à propos de la langue

Takayuki NAKAMURA

Novembre 2006
Université de Bogaziçi (Istanbul)

Edouard glissant

Se servir du polylinguisme dans sa propre langue,
faire de celle-ci un usage mineur ou intensif...
Gille Deleuze et Félix Guattari

0. Multilinguisme et multiculture

La 3ème session est consacrée aux études multiculturelles. Je vais d’abord examiner le terme de «multiculture» qui me semble équivoque. Selon la classification proposée par Raymond Williams dans Keywords, le mot «culture», mot-clé dans le contexte occidental, a trois sens:

  • C’est un nom indépendant et abstrait qui exprime un processus général du développement intellectuel, spirituel et esthétique, depuis le 18ème siècle.
  • C’est un nom indépendant, utilisé soit généralement ou spécifiquement, qui indique un mode particulier de vie, d’un peuple, d’une période, d’un groupe ou de l’humanité en général, depuis Herder et Klemm.
  • C’est un nom indépendant et abstrait qui exprime les ouvrages et les pratiques de l’activité intellectuelle, et spécialement artistique.

Si on suit la définition de «culture» suggérée par Williams, alors ce qui est en jeu dans les études multiculturelles se classerait sous le 2ème sens de «culture», celui qui renvoie aux modes particuliers de vie, propre à chaque peuple distinct, tandis que «multiculture» dénoterait la diversité et la pluralité de plusieurs cultures ainsi définies. Le préfixe «multi» se réfère à une qualité numérique: Il stipule que la notion de culture soit considérée comme un nom comptable, un nombre cardinal, qu’elle fasse référence à une unité dénombrable.

Mais la culture a-t-elle vraiment un référent déterminé?

L’interrogation s’étend, en fait, au mot «multilinguisme». Comme celle de multiculture, la notion de multilinguisme indique un état où plusieurs langues existent parallèlement les unes aux autres, et insiste sur leur diversité. Le multilinguisme présuppose cette multiplicité numérique des langues qui garantit leur équivalence – et qui se trouve à la base de la notion de traduction. Car toute «traduction», le mot pris en son sens le plus répandu, suppose une égalité des valeurs. C ‘est celle-ci qui, à son tour, garantit cette «traductibilité» de principe, qui, selon Michel de Certeau, est la condition fictive sous laquelle les langues peuvent se «comprendre», c’est-à-dire s’approprier.1 Cela s’applique également à la notion de «multiculture»: c’est au moyen de procédés de traduction que nous pouvons «comprendre» les cultures différentes de la nôtre.

Mais peut-on vraiment traiter les langues comme autant d’unités discrètes? Voici la question que je tenterai d’examiner par la lecture d’un essai de l’écrivain Edouard Glissant. Ma lecture se posera le problème d’une nouvelle vision du multilinguisme tel qu’il est à l’œuvre dans ce que j’appelle la communication créole —— une vision de multilinguisme qui soutient la diversité des langues, tout en se gardant de faire l’éloge du polyglottisme. Car ce dont il s’agit, ce n’est ni le fait d’avoir une langue commune, ni celui de parler plusieurs langues. C’est le fait de pratiquer la langue, ou les langues, dans la relation.

1. La notion de poétique chez Glissant

Écrivain contemporain né à la Martinique en 1928, ressortissant des Antilles francophones, Edouard Glissant a publié, de 1950 à nos jours, de nombreux recueils de poésie, d’essais, de pièces de théâtre, et des romans. Le texte que nous lirons est intitulé «Poétique naturelle, poétique forcée» et fait partie de l’essai Le Discours antillais, paru en 1981, écrit-clé pour le rapport que son auteur entretient à la question de l’intention littéraire2. Le Discours antillais a pour l’objectif d’examiner le rapport entre la poétique et la politique dans les Antilles à partir de l’analyse de la situation à la Martinique aux années 1970. Il est clair que dans un tel contexte la poétique ne vise pas seulement l’art - ou la science - de la poésie. La poétique - le mot entendu dans son sens ancien ou étymologique (poiesis) – c’est simplement toute «invention » faite dans et par le langage. Glissant accorde de l’importance à la poétique parce qu’il y voit un principe de la création du monde3. Loin de viser seulement la composition d’un poème, elle fonde l’invention de toutes les œuvres humaines: l’histoire, la culture, la société, même l’économie. La poétique est donc inséparable, non certes des politiques singulières et concrètes, mais bien: du politique. La poétique produit le politique; le politique, de son côté, influence la poétique.

Si «Poétique naturelle, poétique forcée» est un texte essentiel pour la problématique du Discours antillais, c’est que Glissant y divise la poétique en deux : «poétique naturelle», et «poétique forcée». N’est accessible, dans les conditions Antilles francophones, que la seule poétique forcée.

Nous procéderons par l’ordre suivant: (i) l’analyse comparative de deux poétiques, naturelle et forcée; (ii) l’évaluation du caractères de la langue créole, décisif pour l’originalité et l’enracinement de la poétique forcée dans les Antilles; finalement; (iii) la thèse de la communication créole, ce en quoi consiste la véritable tâche de mon travail.

2. «Poétique naturelle» et «poétique forcée»

Le texte s’organise autour la question de la poétique propre à la situation aux Antilles francophones et surtout à la Martinique: de quel mal la poétique y souffre-t-elle? Dans les Antilles francophones, du point du vue de Glissant, la poétique ne donne lieu à rien, elle est stérile. Afin de dessiner la caractéristique de la poétique négative des Antilles, Edouard Glissant établit d’abord les conditions où, dans l’invention littéraire et, à la fois, dans la production au sens large - la poétique remplit sa fonction. Glissant parle à ce sujet d’ une poétique «libre» ou «naturelle».

Cette «poétique naturelle» est définie de la façon suivante: (Je cite)

J’appelle poétique libre, ou naturelle, toute tension collective vers une expression, et qui ne s’oppose à elle-même ni au niveau de ce qu’elle veut exprimer ni au niveau du langage qu’elle met en œuvre.4

(Fin de la citation) Puisque une telle poétique, une poétique en tant que «tension collective vers une expression», ne s’oppose point à elle-même, elle fonctionne comme invention pure. Dans une communauté doté de «poétique naturelle», on peut exprimer ce qu’on veut dire, naturellement et sans difficultés.

À rebours, Glissant définit la «poétique forcée» comme une impossibilité de l’invention. (Je cite)

J’appelle poétique forcée, ou contrainte, toute tension collective vers une expression qui, se posant, s’oppose du même coup le manque par quoi elle devient impossible, non en tant que tension, toujours présente, mais en tant qu’expression, jamais accomplie.5

(Fin de la citation) Cette «poétique forcée» résulte donc de l’absence des conditions nécessaires pour que la formation de la «poétique naturelle» devienne possible, empêchant la poétique forcée de parvenir à l’expression. Je cite: «une nécessité d’expression confronte un impossible à exprimer»6. Cette confrontation entre la nécessité d’expression, et l’impossible à exprimer, représente le rapport complexe entre la langue française et la langue créole. Aux Antilles francophones, la langue maternelle, c’est le créole (le créole français, plus précisément). Ainsi, «le contenu exprimable»7, pour utiliser la formule de Glissant, est bien pensé en créole. Ce qui est exprimé, en revanche, l’est en français, «la langue suggérée ou imposée»8 . Pour Glissant, en d’autres mots, il y a un écart infranchissable entre le contenu et le moyen d’expression dans les Antilles, et c’est de cette situation que résulte la «poétique forcée».

La situation à la fois complexe et grave qui résulte de cette poétique est encore exacerbée par le rapport qui caractérise la coexistence des deux langues. Si les Antillais parviennent très bien à manier le français, le français ne peut devenir pour eux le langage qui réunit les caractères de ce que Glissant appelle «l’attitude collective vis-à-vis de la langue utilisée»9. Afin que l’on puisse se servir du français comme d’un médium pour la «poétique naturelle», il faudrait que cette langue soit investie d’une confiance. Or, celle-ci, en réalité, n’existe pas.10 Si entre la langue et le langage il n’y a pas de mariage heureux,11 la «poétique naturelle» ne saurait prendre naissance. Selon Glissant, il existe dans la pratique qu’ont les Antillais du français, une opposition non-résolue entre la langue et le langage. La langue française n’est pas le langage de la poésie. Le fait que Glissant puisse se servir d’un français impeccable lorsqu’il s’agit d’exprimer ses vues à propos de questions esthétiques, ne rend nullement le français plus approprié à ses yeux pour ce qui concerne l’expression poétique.

Il est clair, d’autre part, que le créole est pour les Antillais la langue maternelle. Elle est née à l’époque des plantations, de la nécessité de la communication entre les esclaves n’ayant pas de langue commune. Le créole, depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui, est la parole des Antillais, leur langage véritable. Il semble que c’est donc le créole qui est porteur de la «poétique naturelle». Mais il ne se développe pas comme une langue libre et ouverte. Toutes les conditions de la «poétique naturelle» lui font défaut. Ainsi les Antillais souffrent-ils de l’impossibilité de l’expression, une impossibilité qui renvoie à la fois à la grand écart entre le français et le créole, et au désaccord entre la langue et le langage. Comment peut-on penser cette impossibilité? Afin de répondre à cette question, Glissant va se pencher sur l’oralité du créole.

3. Langue sans «nature»

Mais pour l’instant, en quittant temporairement ici le texte d’Edouard Glissant, je dois mentionner un autre texte essentiel de la réflexion sur la langue: l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau. La pensée de Rousseau à propos de la parole et l’écriture est, on le sait, au centre de toute réflexion sur la question de l’oralité. D’après Rousseau, nous sommes toujours en présence de deux sortes de langue: la langue du geste pour transmettre la signification, la langue de la voix destinée à communiquer la passion12. La première a un caractère visuel et convient à l’expression des signes. C’est cette langue qui se développe en écriture. La seconde, par contre, celle de la passion, a un caractère auditif, et convient à la communication des sentiments. Ces deux langues caractérisent la langue humaine. Rousseau soutient que le développement de l’écriture né de la langue du geste, finit par opprimer la langue de la voix, c’est-à-dire la force authentique de la parole.

Or, suivant Glissant, le fait que le créole est une langue limitée à l’expression orale doit jouer un rôle essentiel dans toute analyse de la «poétique forcée» aux Antilles francophone. Chez Rousseau, seule l’oralité a l’énergie de la langue propre qui ne se représente jamais au niveau de l’écriture. Jacques Derrida, comme on le sait, a découvert dans une telle pensée le «phonocentrisme» de la sphère culturelle occidentale, caractérisé par l’écriture alphabétique. Ensuite, ce «phonocentrisme» se retrouve, d’après De la grammatologie, dans la pensée de Claude Lévi-Strauss et de la critique lévi-straussienne de l’ethnocentrisme occidental, qui relativise toutes les cultures. C’est le rousseauisme qui idéalise «la parole vivante» et ne renvoie à aucune médiation telle que l’écriture, qui détermine la métaphysique de l’Occident.13

Plusieurs facteurs invitent à localiser les considérations générales de Glissant sur l’oralité et l’écrit dans le voisinage de la pensée de la langue qu’on trouve chez Rousseau. «L’écrit suppose le non-mouvement: le corps n’y accompagne pas le flux du dit»14, dit-il en effet, puis: «l’oral au contraire est inséparable du bouger»15. Et cependant, ce n’est pas cette abstraction du corps et du mouvement qui dénote le rousseauisme spécifique que nous trouvons chez Glissant. Tout se passe en effet comme si la pensée du «phonocentrisme» était elle-même trop fortement empreinte de caractère occidental pour se prêter à une réflexion sur l’oralité antillaise.

Le problème ici concernerait plutôt les notions d’une «nature» ou d’une «caractéristique spontanée» de la langue. La langue est considérée comme ce qui est «naturel». Mais le créole, lui, est pour Glissant une langue dénaturée qui vit sous la contrainte. Ce n’est donc en aucun sens une langue naturelle. C’est que, je cite,

[l]e corps aliéné de l’esclave, au temps du système servile, est privé, comme pour l’évider entièrement, de la parole. S’exprimer est non seulement interdit, mais comme impossible à envisager. Jusque dans la fonction de reproduction, l’esclave est hors de lui-même. Il reproduit, mais pour le maître. Toute jouissance est muette, c’est-à-dire déjouée, altérée, niée.16

(Fin de la citation) Ce qui constitue l’esclave en tant qu’esclave, c’est le fait que sa voix est séparée de son corps. Selon l’explication de Rousseau, la parole qui distingue l’être humain de l’animal naît des «besoins moraux » (l’amour, la haine, la pitié, la colère). Si Glissant soutient que le créole n’est pas une langue naturelle, c’est qu’il tient la langue créole pour une langue privée de passion, coupée des besoins physiques qui, chez Rousseau, s’opposent aux besoins moraux.

4. Détour et bruit

Le créole n’est donc point destiné à la communication claire du sens et du sentiment. Plutôt, c’est le cri qui est à la base du créole. C’est le cri, non pas la parole discursive, qui «impose à l’esclave sa syntaxe particulière»17. Puisque le cri n’est pas, rigoureusement parlant, autre chose qu’un seul son simple et privé de la linéarité de syllabes (dont le succession continue constitue le discours), la langue du cri n’est pas une «langue» au sens usuel du terme. Elle relève d’une syntaxe particulière. Je cite:

Pour l’Antillais, le mot est d’abord son. Le bruit est parole. Le vacarme est discours.18

(Fin de la citation) Il nous faut comprendre littéralement cette explication. Glissant attire l’attention sur le fait que la syntaxe du créole consiste à «détourner» la communication. A l’époque esclavagiste, l’esclave pratiquait ce détour de la communication pour cacher le sens de la conversation à son maître: « Puisqu’il est interdit de parler, on camouflera la parole sous la provocation paroxystique du cri».19 La vitesse du créole, la fréquence d’allusions rappellent le fait que le créole est inventée pour la survie de la langue —— Glissant appelle cela «la ruse du créole».

Ces marques de la «dénaturation» ne sont point négatives en elle-mêmes. Plutôt, il faut y voir des traces ou des symptômes de la violence des rapports d’esclavage – et la défense des conditions de possibilité de la «poétique forcée». Je cite:

Ce que le créole transmettait, dans l’univers des Plantations, c’était avant tout un refus. On pourrait à partir de là définir un mode nouveau de la structuration linguistique qui serait «négative» ou «réactive», différente de la structuration «naturelle» des langues traditionnelles.20

Le signifié dans la communication en créole est opaque et indirect, plutôt que clair et direct. Or le créole rejette la présence-à-soi de la voix pure. Il n’y a donc pas trace, ici, du phonocentrisme que Derrida a trouvé dans la généalogie de la métaphysique occidentale. Absence dû , certes, à un refus imposé. Mais c’est la «tactique » de la survie qui impose ici une structuration linguistique, différente de la structuration naturelle.21 Je cite:

La langue créole apparaît comme organiquement liée à l’expérience mondiale de la Relation. Elle est littéralement une conséquence de la mise en rapport de cultures différentes, et n’a pas préexisté à ces rapports. Ce n’est pas une langue de l’Être, c’est une langue du Relaté.22

(Fin de la citation) Une langue du Relaté, le créole l’est dans la mesure où il s’est développé dans une situation de diglossie. Le créole est une langue composite, formée par le croisement de systèmes linguistiques divers. Ainsi, le créole français est apparu dans la relation entre la langue française et les langues africaines. Un abîme le sépare de la langue de l’Être, qui elle veut exister en tant que langue unifiée et unique. L’Etre avec majuscule est un absolu universel et inaltérable, comme le Dieu du monothéisme. Un tel «être» en tant qu’absolu n’est pas ouvert à la relation. En revanche, la langue du Relaté est «une conséquence de la mise en rapport de cultures différentes».

5. De la «langue de l’Être à la «langue du Relaté»

Or, le créole, menacé de disparaitre sous le coup de sa francisation dans son usage quotidien, se trouve en crise aux années 70 où Edouard Glissant a publié son texte. Des chercheurs et écrivains dans les Antilles francophones font alors naître un mouvement pour la défense du créole. C’est en 1975 qu’est fondé Le GEREC (Groupe d'Études et de Recherches en Espace Créolophone et Francophone). Les études du créole français et la protection de la culture créole s’effectuent autour de ce groupe. Les activités littéraires en créole s’intensifient dans les années 70: Je nommerai à titre d’exemples Dissidans’de Monchoachi (un recueil poétique paru en1977), Jik dèyè do bondyé de Raphaël Confiant (un roman publié en 1979), Anba fey de Daniel Boukman (un recueil poétique publié en1981). Ce mouvement est couronné en 1989 par le manifeste célèbre de la Créolité: L’ Eloge de la créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

Face au mouvement pour la défense du créole, Glissant prend une attitude critique, qu’il affirme tout au long des années 70. Je cite: «le créole se banalise au dur passage du parlé à l’écrit »23 et, je cite: «Il ne suffira pas de s’évertuer à parler ou à écrire le créole, pour sauver cette langue»24. Cette critique du mouvement pour la défense du créole est-elle justifiée? L’impact de ce mouvement a en tout cas été immense. Au moins, on peut dire que Glissant a attiré l’attention sur un point qui a pu devenir, plus tard, un piège pour la défense de la langue créole. Je cite:

La notion de langue standard est un barbarisme culturel quand on l’applique de manière normative à une société. Créole standard et français standard : des prétendus modalités de leur constitution.25

(Fin de la citation) Normaliser le créole, c’est le fixer, le sublimer, transformer cette langue du Relaté en langue de l’Être, la rendre transparente en supprimant le bruit et l’opacité liées fondamentalement à sa syntaxe. Ce qui importe au poète n’est cependant pas la protection du créole en tant que langue. Je cite:

D’abord, du point du vue du débat entre ces deux langues, le créole et le français, dont l’une a jusqu’ici subi la transcendance de l’autre, on peut affirmer que la seule pratique possible est de les rendre opaques l’une à l’autre.26

(Fin de la citation) Cette tactique découle avec une certaine logique de ses considérations sur la nature du créole. Glissant propose ici la transformation du français comme langue de l’Être, en une langue du Relaté.

Développer partout, contre un humanisme universalisant et réducteur, la théorie des opacités particulières. Dans le monde de la Relation, qui prend le relais du système unifiant de l’Etre, consentir à l’opacité, c’est-à-dire à la densité irréductible de l’autre, c’est accomplir véritablement, à travers le divers, l’humain.27

(Fin de la citation) Ce programme s’applique non seulement au rapport entre le créole et le français, mais aussi à la relation de toutes les langues dans le monde. Je trouve dans ses idées un nouveau genre de multilinguisme, basé sur ce que j’appelle la communication créole. Ce qui est en jeu dans ce multilinguisme nouveau, ce n’est pas la transmission du créole, mais sa communication inventée.

Nous retrouvons ici la question posée au début de cet exposé: peut-on vraiment soumettre la multiplicité des langues à un régime numérique? L’enjeu ici est le concept de multilinguisme. Ne faut-t-il pas considérer toute langue comme absolue, séparée de toute autre langue, mais dotée d’une place dans la grande addition des langues? Considérer, en somme, que toute langue soit une «langue de l’Être», plutôt qu’une «langue du relaté»? Les «langues de l’être», ce sont autant de substances éternelles. Et l’on sait que c’est dans ces termes que voulaient être définies les langues nationales. Or, ce qu’il faut comprendre, c’est que le multilinguisme se construit sur la même prémisse. La diversité et la pluralité des langues y sont assurées, non par leur opacité, mais bien par leur transparence. La diversité des langues est garantie, voir rendue possible, par l’inter-compréhensibilité des messages, assurée par la traduction .

La «langue du Relaté», en revanche, n’est pas aussi puissante. Elle est, de fait, faible et négative. Mais elle a la possibilité de changer notre point de vue sur la langue. La langue du relaté ne préexiste pas à la relation. C’est celle-ci qui donne lieu a celle-là. La langue du relaté n’existe que dans la relation; elle est toujours changeable et fluide, et n’a d’autres racines que les existants.

Elle n’est donc pas comptable non plus. Un nouveau multilinguisme approprie à la langue du Relaté, serait interne à la texture même de la relation. C’est l’opacité même des langues qui se charge d’assurer leur diversité, leur pluralité.

La communication créole assume cette opacité. Ce n’est ni la transmission du sens d’une langue à l’autre, ni la traductibilité entre les langues qui lui importe. La communication créole s’attache au contraire au bruit – à ce même bruit que la transmission du message tend toujours à exclure. Car ce qu’il y a, en ce bruit, c’est «l’opacité» des langues, «la densité irréductible de l’autre».

6. Pour la communication créole

J’ai tenté dans cet exposé de préciser quelques problèmes soulevés par la lecture de «Poétique naturelle, poétique forcée» d’Edouard Glissant. Laissez-moi résumer les points essentiels de cette lecture.

J’ai soutenu que la «poétique naturelle» est une poétique dans laquelle la langue s’accorde avec le langage et ainsi rend possible l’expression libre, la «poétique forcée» exclut cette possibilité faute d’accord entre langue et langage. La poétique existant aux Antilles francophones en offre l’exemple.

Glissant analyse la langue créole, langage des Antillais assujettis à la poétique forcée, à partir de son oralité. M’appuyant sur Rousseau et à Derrida pour préciser les idées sur le créole de Glissant, j’ai montré qu’il faut comprendre l’oralité du créole comme une oralité accidentée, dénaturée.

J’ai ensuite suggéré que le créole est une langue doté d’une syntaxe spécifique, et que, à la base de cette syntaxe, se trouve le cri; j’ai noté que Glissant reconnaît au créole le potentiel positif et spécifique propre à la «poétique forcée»; que c’est là ce qu’il appelle «langue du Relaté».

J ’ai enfin affirmé la possibilité d’un multilinguisme nouveau, la communication créole, née (aux Antilles françaises) de l’opposition du créole comme langue du Relaté au français comme langue de l’Être. La communication créole n’est point une communication transparente entre langues transparentes, une communication appuyée sur la notion de langue comptable et unique. C’est plutôt une communication entre langues relatives et relatées, et qui maintient l’opacité irréductible aux principes de la traductibilité et de la compréhensibilité.

Pour finir, une anécdote, rapportée par E.Glissant dans Introduction à une poétique du divers. Elle donne un bel exemple de ce que pourrait être une «communication créole».

A Strasbourg, une fois, pendant une des sessions du Parlement International des écrivains, on a fait une lecture de poésie qui était très belle et là j’ai lu dans la traduction française des textes de Beidao qui est un poète chinois et il a lu son texte en chinois, et Adonis avait une traduction d’un de mes textes en arabe qu’il a lue et j’ai lu mes textes des Indes ou du Sel noir, je ne me rappelle plus, en français. [....] C’était dans une église et c’était incroyable. Il y avait une espèce de silence et d’aura et tout le monde pressentait tout le monde. Bien sûr, il fallait la traduction pour y parvenir. Mais on entendait les mots et on comprenait sans comprendre.28

Notes

  1. Cf. Michel de Certeau, L’invention du quotidien 1'arts de faire (1980), Gallimard, coll. «Folio-Essais», 1990, p.234.
     
  2. Edouard Glissant, «Poétique naturelle, poétique forcée», Le Discours antillais(1981), Gallimard, coll., «Folio-Essais», pp.401-419.
     
  3. Voir pour la présence de cette idée dans l’œuvre de Glissant: Soleil de conscience(1956), L’Intention poétique(1969), La poétique de la Relation(1990), Traité du Tout-monde(1997), La Cohée du Lamantin(2005).
     
  4. Glissant, op .cit. , p.401.
     
  5. Ibid.
     
  6. Ibid., p.402.
     
  7. Ibid. «le contenu exprimable» → stoïcisme.
     
  8. Ibid.
     
  9. Ibid., p.403.
     
  10. Cf. ibid., p.401.
     
  11. Cf. ibid., p.403.
     
  12. Cf. Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781), texte établie par Jean Starobinski, Gallimard, coll. «Folio-Essais», 1990.
     
  13. Cf. Jacques Derrida, De la grammatologie, Ed de Minuit, coll. «Critique», 1967.
     
  14. Glissant, op. cit., p.404.
     
  15. Ibid.
     
  16. Ibid., p.405.
     
  17. Ibid., p.406.
     
  18. Ibid.
     
  19. Ibid.
     
  20. Ibid. , p.411.
     
  21. Cf. Certeau op.cit., pp.59-61: «Une distinction entre stratégies et tactiques semble présenter un schéma initial plus adéquat. J’appelle stratégies le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre...» «...j’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre».
     
  22. Ibid.
     
  23. Ibid., p.403.
     
  24. Ibid. , p.418.
     
  25. Ibid., p.560.
     
  26. Ibid., p.418.
     
  27. Ibid.
     
  28. Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, pp.49-50.
     

Liens

Sur Potomitan

Édouard Glissant sur le site Île en Île.

Site officiel d'Édouard Glissant.

 

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