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Contes créoles

Tropiques

TROPIQUES1

N° 4 Janvier 1942

REVUE CULTURELLE – Fort-de-France (Martinique)

 

Contes créoles

I

Georges GRATIANT

En ce temps là, le diable était déjà devenu vieux, mais il n’était pas encore descendu aux Enfers. Il s’était installé très loin dans la Montagne.

J’ai dit que le diable était vieux, donc il était laid et ne trouvait plus de femmes. Or, il y avait dans le pays une femme plus jolie que toutes, qui s’appelait Artémise. Elle avait donné son coeur à Jô, qui était beau, jeune et courageux. Un soir, qu’il y avait dans le ciel rien qu’un mince croissant, pareil aux cornes du diable, Artémise et Jô s’éloignèrent de toutes les cases pour se dire leur amour. Tout à coup, ils entendirent un grand bruit, comme si le Bon Dieu roulait le tonnerre. Ils levèrent la tête et virent qu’il n’y avait point d’orage dans le ciel, mais ils virent que les cornes lumineuses filaient de plus en plus vite le long des nuages. Ils pensèrent que c’était là une bien mauvaise nuit et se décidèrent à rentrer. Mais Artémise fut brusquement happée par le noir et Jô ne sut la retenir, malgré des efforts désespérés. Il entendit une dernière fois les cris de sa fiancée se perdre dans la montagne.

Le lendemain matin, Jô alla trouver la sorcière. Il lui remit comme «rapport» la petite touffe de cheveux d’Artémise qu’il portait toujours avec lui, dans un petit sac de coton rouge. La sorcière lui révéla où se trouvait Artémise.

Jô partit aussitôt vers la maison du Diable. Il arriva devant une grotte taillée comme une porte. La route avait été si longue, que déjà la nuit tombait. Il vit le Diable lui-même, qui rentrait chez lui, les bras chargés de belles étoffes. Jô pensa que le diable voulait faire d’Artémise sa femme. La colère et l’amour lui rendirent son courage. Il suivit le Diable à petits pas et vit que la caverne avait trois portes se succédant. Un démon gardait chaque porte.

Le premier avait une bouche démesurée, fendue jusqu’aux oreilles et des mâchoires énormes. Assis sur un tas de pierres, il jouait avec elles comme on joue aux « toulites » et quand les pierres s’entrechoquaient dans sa main, il en sortait des étincelles, car c’était des pierres-tonnerre. De temps en temps, il s’arrêtait de jouer, pour manger les pierres que ses mâchoires broyaient à grand bruit.

Le second démon avait une langue qui ressemblait à un gros congre et qu’il ne pouvait jamais rentrer, faute de place dans sa bouche où la mettre. Il s’en servait pour rassembler les cendres d’un boucan constamment dispersées par le vent des trois portes.

Le troisième démon avait de larges pieds crochus, garnis de griffes et ses mains étaient pareilles. Il buvait dans une calebasse, l’eau qu’il descendait prendre au fond d’un grand puits.

Tous les trois avaient le même air douloureux et le même regard haineux. Jô comprit combien il lui serait difficile de pénétrer chez le Diable. Il regagna sa case, presque désespéré. Mais la nuit lui ayant porté conseil, il se présenta dès le lendemain à la première porte du Diable.

— Bonjour diable, dit-il au premier. Je viens pour prendre ma fiancée que ton maître m’a volée.

— Sors d’ici, lui dit Diable-la-misère, car j’ai assez faim pour te dévorer tout entier ce matin. Vois, je suis condamné à ne manger que ces pierres.

— Pauvre diable, prends ce pain que je t’ai porté et laisse-moi passer, je t’en supplie.

Diable-la-misère prit le pain, ferma les yeux et Jô fut à la deuxième porte.

— Bonjour diable, dit-il, je suis pressé, laisse-moi passer, j’ai mon amoureuse qui m’attend.

— Je souffre trop pour te répondre, ma langue n’est qu’une plaie, sors d’ici ! lui dit Diable-du-feu.

— Pauvre diable! Repose ta langue et prends ce balai que je t’ai porté. Tu t’en serviras pour les cendres brûlantes.

Et c’est ainsi que Jô fut à la troisième porte.

— Bonjour diable, lui dit-il, ma fiancée est pleine de chagrin, laisse-moi donc aller la chercher.

Diable-la-soif posa lentement sa calebasse et lui dit:

— Sors d’ici tout de suite, si tu ne veux pas que je t’égorge pour boire ton sang. Vois, je suis condamné à descendre dans ce puits chaque fois que j’ai soif. Quand je remonte, j’ai encore soif.

— Pauvre diable. Prends cette corde, tu y attacheras ta calebasse et tu seras moins fatigué.

Diable-la-soif prit la corde et, Jô, guidé par l’amour, trouva Artémise qu’il enleva en courant. Au bruit qu’ils firent, le grand Diable qui reposait sa vieillesse, se leva. Il se tint, immobile d’abord, étonné par la hardiesse de celui qui avait osé entrer chez lui. Puis il eut un rire effroyable qui cloua sur plate les deux amoureux. Dès qu’ils eurent repris leur course, se tenant par la main, Diable cessa de rire et toujours immobile, sûr de sa puissance, il s’écria:

«Diable-la-soif! Prends le jeune homme qui passe et noie-le moi dans le puits!»

— Non, je ne le noierai pas, car c’est lui tout à l’heure qui m’adonné une corde qui me rend un grand service. Diable n’eut pas le temps de se fâcher que Jô entraînait Artémise par la deuxième porte.

— Diable-du-feu ! Prends le jeune homme et brûle-le ; brûle-le ! te dis-je. Et Diable-du-feu continuait à balayer paisiblement ses cendres, faisant minede ne rien entendre.

— Diable-la-misère, Diable mon fils! Toi qui te plains d’avoir toujours faim, prends le jeune homme et mange-le!

Et cette fois, il y avait dans son ordre comme un petit brin de supplication.

Et Diable-la-misère répondit qu’il ne pouvait pas manger celui qui justement venait d’apaiser sa faim avec un si bon pain.

Et c’est ainsi que Jô victorieux, entraîna Artémise au bas du morne du Diable.

Le lendemain ils se marièrent et il y eut un grand banquet. Et même que, me baissant sous la table pour ramasser un os qu’un invité rassasié avait laissé tomber, je reçus un coup de pied qui me projeta jusqu’ici pour vous conter l’histoire.

(recueilli et traduit par Georges Gratiant)

crabe
  1. Césaire Aimé, Tropiques n° 1 à 34, 1941-1945, Paris, Jean-Michel Place, 1994, 848 p., ISBN: 2 85893 205 0 http://www.jeanmichelplace.com/fr/livres/detail.cfm?ProduitID=769

boule

Viré monté