Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XI - L’indispensable promotion du créole: problèmes et paradoxes
  

Le GEREC, depuis sa création en 1975, lutte pour la défense et illustration de la langue créole. Sans une pratique assidue de diffusion, sans une intense popularisation des thèmes et arguments en faveur de la promotion de cette langue, sans également une recherche théorique et un travail de terrain assurant une liaison avec le corps social (dans ses divers relais vers les usagers), ce combat n'aurait porté que peu de fruit. Or, et personne le peut le nier, le rapport des créolophones à leurs langues et aux cultures véhiculées par ces dernières s'est considérablement amélioré, au cours des trente dernières années. Et quand une langue quasi-universellement stigmatisée se voit revalorisée aux yeux de ses locuteurs, ce phénomène ne peut être sans conséquences sur ses conditions sociales d'emploi.

Il se trouve précisément que, dans nos pays, l'extension des domaines d'utilisation du créole est devenue sans commune mesure avec ce qu'elle était dans les années 1960. D'une part, même si la transmission de cette langue reste inexistante au sein des familles de la petite-bourgeoisie (et se fait de moins en moins même dans les milieux populaires), on note une plus grande tolérance des parents pour l'emploi que peuvent en faire leur enfants en leur présence. D'autre part, au plan de la communication sociale, la création, dans les années 1980, des radios libres (notamment RLDM et APAL, pour la seule Martinique) a été l'occasion d'un déploiement considérable de l'usage médiatique de notre langue, bien au-delà d'émissions humoristiques et «folkloriques» aussi vieilles que la TSF dans nos pays. Certes, il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que, toujours à la Martinique, les médias télévisés (ATV, puis RFO) créent un journal en langue créole. La nature décapante de l'effet audiovisuel contrairement à l'aspect sécurisant de la radio explique, d'ailleurs, ce décalage d'un quart de siècle. Preuve qu'une vraie révolution linguistique est en cours, même si elle ne se donne pas pour objectif la remise en question du primat de la langue française. Les choses étant ce qu'elles sont et les sociétés ce que nous savons, comment pourrait-il , d'ailleurs, en être autrement ?

Le fait suivant, pourtant capital au plan de la symbolique sociale, est souvent ignoré: dans les conflits opposant, depuis plus de deux décennies, patronat et organisations syndicales, la langue créole est devenue la langue quasi-unique de négociation, seuls les accords terminaux restant rédigés dans la langue oficielle, le français. Sur ce plan, la Martinique a suivi, en réalité, le modèle guadeloupéen, la Guadeloupe étant un pays où la densité de l'emploi du créole a été et demeure encore sans aucune mesure avec ce qu'elle est tant à la Martinique qu'en Guyane1.

Aujourd'hui, le créole est parlé par un nombre plus important de gens que dans la période précédente et il est utilisé dans un nombre plus diversifié de lieux. Mais précisément, et ce point est crucial, la croissance quantitive de ses emplois est inversement proportionnelle à son développement qualitatif. En d'autres termes, on assiste au paradoxe selon lequel le combat pour offrir plus d'espace dans la société à la langue minorée se trouve être une des causes directes d'une perte de substance, ce que les créolistes qualifient du nom savant de «décréolisation».

Le créole, placé, de façon totalement inédite, en situation de devoir exprimer des notions et des concepts précédemment assumés par la seule langue française, est obligé de faire des emprunts à cette dernière. Certains ne trouvent cela tout à fait normal, au motif que toutes les langues seraient obligées d'emprunter à d'autres. Proposition juste mais qui souffre d'un facheux biais: juste parce que, quand un locuteur est pris par l'urgence du dire, il utilise les mots disponibles, quels qu'ils soient et d'où qu'ils proviennent; proposition biaisée parce que, entre le français dit standard (celui de l'Ecole) et le créole, les emprunts ne se font qu'à sens unique. A partir de la langue pourvoyeuse, le français, vers la langue assistée, le créole; biaisée également, cette proposition, parce que toutes les pratiques de communication n'impliquent pas l'urgence. Dans de nombreux cas, un travail de maturation est possible. Et il ne concerne pas que l'expression écrite. En bien des situations orales, le discours peut être préparé.

C'est précisément dans un tel contexte que le GEREC-F a posé et mis en œuvre la problématique du «reprofilage» progressif du créole et ce, dans une logique créative. Une logique propre à en augmenter tout à la fois la spécificité et la productivité. Mais cette pratique-là déplaît souverainement aux ennemis (déclarés ou embusqués) du créole.

  1. Le DOM qui détient le record d'utilisation de la langue vernaculaire, tant en famille que dans les diverses situations sociales, est incontestatblement La Réunion. Ceratains linguistes expliquent cela par une relative proximité entre le créole réunionnais et le français.
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