Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XV - Solder le conflit créole-français ?
  

Les sociétés créoles, qu'on le veuille ou non, qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, restent le théâtre d'un conflit symbolique de langues, d'où peuvent d'ailleurs découler ponctuellement des «guèguerres-alibis», au service de stratégies de pouvoir et d'intérêts particuliers. Le créole, au départ, n'est pourtant pas plus l'apanage des esclaves noirs que des maîtres blancs. Ce n'est, rappelons-le, qu'avec l'émergence économique puis sociale de la classe békée, ce dont témoigne le Code Noir (1685), que le groupe des esclaves, ne disposant que du créole, s'est, par la force des choses, totalement investi dans cette langue, paraissant alors, après-coup, en être le créateur.

Le créole devient le véhicule d'une «blessure narcissique primordiale» (pour parler comme les psychanalystes), laquelle affecte les seuls esclaves et non pas les maîtres. Voilà pourquoi ces derniers, sauf contamination, aujourd'hui encore, n'en portent pas en eux les stigmates et parlent même cette langue avec une liberté plus exempte de complexes que les descendants d'esclaves. C'est sur de telles bases que la «guerre des langues», reflet d'une lutte de classes s'est installée.

Après une phase historique assez longue, clôturée par la mort de l'habitation (fin des années 1950), s'est amorcé progressivement un nouveau positionnement du créole et du français: de plus en plus, chacun d'entre nous est tout à la fois créolophone et francophone. C'est donc, désormais, non pas l'espace social en tant que tel, mais la conscience de chacun d'entre nous qui se trouve interpellée par le rapport conflictuel des langues. Du coup, c'est aussi en chacun d'entre nous que s'érige la scène symbolique des différends et antagonismes historiques séparant maître et esclaves. Lourd héritage !

Ainsi donc, nos pays appartiennent à deux sphères linguistiques et culturelles tour à tour distinctes et en interférence. Leur histoire est celle d'une francisation relativement limitée au début puis, s'amplifiant, notamment avec les mutations économiques. Caractéristique importante: ce mécanisme s'est, jusqu'ici, toujours assorti d'une «dé-créolisation». Comprendre: plus les individus ou les groupes sociaux s'approprient la langue dominante, plus ils se désinvestissent de la langue minorée, encore habitée, pour ce qui est des descendants d'esclaves, par le puissant remugle d'une honte dont la profondeur est insondable. Imperceptible à première vue, le processus de désinvestissement, si nous n'y prenons garde, risque de transformer nos cultures créoles en objet s de musée.

L'état de guerre linguistique, qui n'est pas une fatalité, instille dans nos consciences individuelles la division et la torture du clivage. La solution à cette souffrance, inconsciente et pourtant si terriblement active, est alors de chercher à solder le conflit. Comment ? En «bradant» la langue qui paraît la moins utile ou plutôt, disons-le, carrément inutile. C'est d'ailleurs ce qui, au jour le jour, est en train de se jouer. La vraie raison en est le peu d'estime réelle que l'usager moyen a pour le créole, même et surtout lorsqu'il proclame que celle-ci, fût-elle hyper-francisée, ne disparaîtra jamais. En vérité, l'estime pour le créole ne saurait naître des mécanismes dits de décréolisation. Bien au contraire! Point n'est besoin d'être un «purificateur» linguistique pour en être convaincu.

Si la réconciliation de nous-mêmes avec nous-mêmes est une nécessité, en revanche, la substitution de la paix au conflit ne se décrète pas. Néanmoins, elle seule permettra les conditions d'un réinvestissement dans une langue qu'écrasent, au plan des représentations, de si pesants handicaps. La clef d'un changement effectif se trouve donc essentiellement dans un réel processus de reconnaissance dont l'Ecole de la République détient la compétence. C'est, précisément, le rôle du CAPES de créole que de servir d'instrument à une légitimation et une dignification de nos langues et cultures créoles. Autant dire qu'une gestion productive de cet outil considérable ne devrait, en aucune façon, se borner à établir un programme et à évaluer les candidats à la titulature, selon des critères et des méthodes que les uns peuvent encenser, les autres trouver contestables. Ce devrait être aussi de parvenir à resituer ce concours dans la problématique particulièrement complexe du développement des sociétés créoles dans leur liaison avec l'espace scolaire.

Voilà pourquoi, au GEREC-F, notre vigilance scientifique et notre volonté de produire les outils adéquats n'a d'égale que notre détermination politique. Je n'ai pas dit: politicienne!
 

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