Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

X - Lignes de fracture
  

Le titre générique dont se prévaut ma chronique ne semble guère avoir tenu jusqu'ici ses sombres promesses de guerre civile sauf si on en excepte, en ses débuts, l'écho des récentes polémiques provoquées par le passage en trombe d'un misionnaire (le professeur Robert Chaudenson, s'il faut le nommer) invité par l'IUFM de la Martinique pour en découdre avec le GEREC-F. À croire que, si guerre civile il y a, elle serait bien feutrée, presque imperceptible, voire inaudible aux non initiés. Cela dit, je ne cache pas qu'un réel souci d'objectivité m'a amené à ne pas donner dans une inflation polémiqueuse. Il me semble, néanmoins, important de rappeler que la modalité guerrière n'est pas nécessairement de l'ordre du sensible.

Tout comme pour la lutte de classe théorisée par Marx, on n'a pas affaire, en la circonstance, à un affrontement de deux armées, avançant en rase campagne l'une vers l'autre, telles que nous y ont habitués les grandes fresques cinématographiques. Plus subtile, cette guerre, qui tient beaucoup de la guerilla, se repère au travers d'effets détournés, voire symboliques plutôt que dans des chamailleries surmédiatisées. En réalité, il existe diverses lignes de fracture entre les créolistes. Dans ma précédente livraison, j'ai montré qu'aucune de ces fractures ne passe sérieusement par l'opposition idéologiquement peu reluisante entre une étude du créole faite par des gens du cru (des natifs) et une approche imputable à des non-natifs. Il en est de beaucoup plus fondamentales et dont les effets sont conséquents, aux plans théorique et pratique. Je vais en citer quelques unes.

Considérons, tout d'abord, le fossé qui oppose les chercheurs estimant que le créole n'est qu'un objet d'études et ceux qui pensent que, en plus de constituer un objet scientifique, cette langue, étant un vecteur de développement social, doit concurremment faire l'objet d'une politique de développement au profit des sociétés directement concernées, celles, précisément, des locuteurs natifs. Comme, selon l'adage bien connu, il n'y a pas comme soi à ses noces, on comprend que, prioritairement, l'initiative d'une démarche de dévoppement relève des intéressés, sans que pour autant en soit écartés les étrangers aux mondes créoles. On mesure à quel point cette nouvelle manière de voir transcende, en réalité, la problématique de la linguistique dite native et change complètement et la donne et les enjeux. En effet, si les non natifs ne sont pas disqualifiés en tant que tels, en revanche, ils ne bénéficient, pour autant, d'aucune préséance particulière en matière d'aménagement linguistique d'une société dont ils ne participeraient pas. De la sorte, à une créolistique (ou science du créole) purement descriptive, on associe une créolistique engagée, mais qui ne renie pas, loin s'en faut, les données objectives produites par la description. La différence est de taille !

Ensuite, une deuxième ligne de fracture: elle procède de l'opposition de deux points de vue: d'un côté ceux pour qui l'origine française du créole, parce que plus visible dans la structure externe de la langue (notamment à travers le vocabulaire) identifie exclusivement cette langue avec la sphère des langues romanes (en fait, néo-romanes), sans que soit tenu compte de l'altérité imputable aux influences africaine ou amérindienne, ces dernières étant de l'ordre de la structure interne de la langue, donc difficilement repérables). Le fait que le créole se francise de jour en jour est alors perçu par ces tenants de l'idéologie romanisante comme une manifestation d'enrichissment, voire d'accomplissement. Ce serait, en quelque sorte, le nec plus ultra d'une évolution linguistique confrontée à l'expresion de la modernité. Dès lors, tout rapprochement par rapport au modèle prestigieux du français ne saurait être que valorisant. De l'autre côté, se trouvent ceux qui souhaitent, tout en raison gardant, aller à contre-courant de cette francisation, parce qu'ils la considèrent, en fait, comme une décréolisation, (c'est-à-dire, en réalité une manière pour le créole de se «dé-faire» de sa substance historique). Ces derniers sont, on s'en doute, taxés par les premiers de passéisme, de patrimonialisme intégriste, d'utopie purificatrice.

Autre clivage, issu du précédent: il oppose les tenants de l'évolution en cours (la francisation des structures), jugée naturelle et les partisans de ce que j'appelle un «reprofilage» progressif du créole. Une position qui a valu au GEREC-F les foudres de moult imprécateurs et autres détracteurs. À l'heure cruciale du CAPES de créole, qui est un instrument considérable mais dont les vertus pouraient bien être galvaudées par ses actuels gestionnaires, l'incessant combat de notre laboratoire de recherches est capital. Qui en pourrait douter ?

 

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