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Extrait de la revue indépendante,
      Livraison du 10 janvier 1847 
III. ABOLITION DE L’ESCLAVAGE 
      dans l’île suédoise de  Saint-Barthélemy
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| Victor Schœlcher, Fort-De-France. Photo F.Palli  | 
Pourquoi faut-il, hélas! que nous en soyons encore à discuter les  bénéfices de l'émancipation, à démontrer ses avantages, à défendre la cause de  la liberté, contre les arguties de la servitude.
La postérité dira-t-elle donc que la France, ce grand héraut de  toutes les grandes idées, fut la dernière à prononcer l'abolition de  l'esclavage? Quoi! notre gouvernement hésite encore, et, de tous les  points du globe, les nations civilisées, les rois absolus, les princes barbares eux-mêmes rejettent avec dégoût ce legs honteux de la cruauté antique!  L'Angleterre ne nous a pas seule donné l'exemple: le bey de Tunis,  Achmet-Pacha, a de même proscrit la servitude de ses Etats, et voilà maintenant  la Suède qui vient aussi de s'honorer en imitant la Grande-Bretagne et le  généreux musulman.
Il y a déjà plusieurs années que la Suède pense à abolir  l'esclavage dans la petite ille de Saint-Barthélémy, la seule colonie qu'elle  possède aux Antilles.
Le 30 mai 1841, la diète présenta au roi une adresse tendante à ce  qu’on fit une enquête sur les moyens d'effectuer l'affranchissement. Le roi  Oscar répondit le 14 octobre 1843 par une ordonnance qui faisait déjà alors  pour les nègres suédois plus que n'ont osé les lois des 18 et 19 juillet 1845  pour les nègres français.
En accordant le droit de pécule et le rachat forcé1, le  législateur royal de Stockholm ne vole pas, comme notre législateur représentatif,  une partie de sa liberté au malheureux qui la paie à beaux deniers comptants;  en rendant l'homme à lui-même, il ne le condamne pas, par une déloyale  restriction, à une nouvelle servitude de cinq ans déguisée sous le nom  d'engagement; en le créant citoyen, il ne lui impose pas l'ignoble respect de  son ancien maître. Son affranchi est bien un homme libre, complet; il ne garde  aucune trace de l'abjection où l'avait condamné un code infâme. «Tous les  esclaves affranchis, dit-il, art. 4, entreront immédiatement en jouissance des  droits possédés par les autres citoyens; ils subiront les mêmes charges, et  leur seront égaux en tout devant la loi.»
Il interdit ces abominables exportations d'esclaves qui se commettent  encore tous les jours dans nos colonies, où un maître peut faire une véritable  traite de cabotage, et envoyer vendre ses noirs d'une île a l'autre comme des  bêtes de somme. «Art. 5. Aucun esclave ne sera envoyé ou emmené hors de l'île  sans son consentement, à moins qu'il ne soit condamné à l'exil par une cour  régulière, en vertu d'un jugement conforme à la loi.»
C'est aussi d'une main plus hardiment libérale qu'il touche au  cruel pouvoir disciplinaire des habitations. Les maîtres sont dépouillés, par  l'art. 6, de la faculté d'emprisonner leurs esclaves au delà de huit jours, et  encore doivent-ils en référer à la police pour infliger cette séquestration.  Enfin, dans le cas où un maître, en maltraitant un esclave, l'a rendu incapable  de travail, la justice est autorisé (art. 10) à donner la liberté à cet esclave  en condamnant son bourreau, outre des dommages-intérêts, à lui faire une rente,  sa vie durant.
Des dispositions aussi philanthropiques indiquaient assez que la  diète n'avait pas fait un vain appel au roi Oscar. Celui-ci, ne se croyant  point obligé de cacher sa pensée, fit savoir en 1844 aux Etats du  royaume son vif désir de s'illustrer en prononçant l'émancipation, aussitôt que  la situation financière du pays le permettrait. Les états, qui avaient les  premiers provoqué l'attention du souverain, ne pouvaient manquer de seconder  ses nobles vues ; aussi viennent-ils de voter, au commencement de cette année,  une somme de 50,000 gourdes (250,000 fr.) pour l'affranchissement définitif. Ce  capital sera donné annuellement par cinquième et consacré au rachat successif  des 518 esclaves qui existent à Saint-Barthélemy.
Déjà l'œuvre de délivrance a commencé, un premier terme de 10,000  gourdes a été versé, et cent vingt esclaves suédois ont été émancipés le 10  juin dernier, au nom du respect que l'homme se doit à lui-même. Heureuse  résolution qui comptera à la Suède et au roi Oscar dans l'histoire de  l'humanité!
L'acte libérateur fut promulgué dans l'île avec un règlement fort  sage, donné par le gouverneur à Gustavia, le 22 mai 1846, et intitulé: Instructions  sur l’émancipation graduelle des esclaves. Ce règlement institue d'abord  un comité d'estimation, composé de six membres, dont un tiers nommé par le  gouverneur, un tiers par la cour de justice, et le dernier tiers par les  propriétaires. Les décisions de ce comité sont sans appel. Il doit (art. 5)  prendre en considération toute ouverture qui lui est faite, soit par des  esclaves pour se racheter en tout ou en partie, soit par des propriétaires qui  veulent rendre la liberté à des esclaves, devant toujours la préférence aux  premiers et à ceux qui donnent proportionnellement davantage.
On voit que l'on a voulu d'abord faire servir les fonds de  l'émancipation à aider ceux des ilotes qui pourraient fournir un appoint quelconque  sur leur valeur. C'est justice dans la circonstance donnée ; mais, en même  temps, c'est l'inconvénient du mode d'émancipation graduelle. Il s'ensuit que  l'esclave qui n'a rien, parce que souvent il n'a rien pu acquérir, est moins  favorisé que les autres, qui ne sont peut-être pas plus méritants, quoique plus  riches.
Il est expressément enjoint au comité, par le même article 5, de  bien vérifier les titres du maître, de s'assurer si l'esclave présenté est  loyalement et légalement la propriété de son possesseur, ou s il n'a pas été  introduit dans l'île en contravention de l'ordonnance de 1830 sur la traite,  publiée à Saint-Barthélemy le 8 janvier 1831. A cet égard, le comité est investi du  pouvoir de faire comparaître devant lui tout témoin qui pourrait l'éclairer.
Comme le principe de l'indemnité sera sans doute admis pour  l’abolition  française, c'est là une réserve fort sage qui devra nous servir de modèle.
Quelque répugnance que l'on éprouve à indemniser un possesseur  d'hommes pour lui arracher ses victimes, cela, cependant, nous paraît juste;  car, à la honte éternelle de la civilisation, la loi ne lui a pas seulement  permis d'avoir des esclaves, elle l'a encouragé même par des primes à s'en  procurer le plus possible. Mais si, d'un côté, la société doit réparer ses  crimes; de l'autre, il est clair que, du moment qu'elle a interdit la traite,  elle en a décliné la responsabilité; ceux qui l’ont faite, malgré sa défense,  sont dès lors devenus coupables sans excuse; les esclaves qu'ils possèdent sont  indûment en leur pouvoir, et, conséquent, libres de droit.
Le comité (art. 6) ne peut jamais fixer un prix au-dessus de celui  demandé par le maître. Si notre ministère de la marine avait eu la sagesse de  donner une pareille instruction aux commissions de rachat, établies dans nos  colonies, on n'aurait pas vu ce scandale d'arbitres, auxquels un esclave vient  s'adresser, parce qu'on veut lui vendre la liberté trop cher, et qui portent  leur estimation au delà du prix imposé par le maître lui-même2.
Nous ne voulons pas allonger ce travail en traduisant les autres  prescriptions d'ordre intérieur; bornons-nous à rapporter le serment que  l'article 12 et dernier exige de chaque membre du conseil: «Je promets  et je jure sur Dieu et son saint Evangile que je remplirai honnêtement, fidèlement,  avec justice et impartialité, du mieux que je le pourrai, en raison de mon  expérience et de mon intelligence, les fonctions qui me sont conférées dans le  comité d'estimation; que je ne me laisserai influencer par aucune parenté,  amitié, haine, envie, crainte, avantage personnel ou cause quelconque, et que  je n'agirai en tout que selon ma conscience, afin que je sois toujours prêt à  soutenir ma conduite devant Dieu et devant les hommes.»
La commission, ainsi instituée, paraît avoir opéré de manière à satisfaire  tout le monde; ses estimations ont monté de 45 gourdes (225 francs) pour les  petits enfants jusqu'à 160 (800 francs) pour les hommes faits. Cent vingt  esclaves, rachetés avec 50,000 francs, donnent une moyenne de 450 francs par  individu. En supposant les mêmes proportions, il suffirait de 180,000 francs  pour racheter les quatre cents nègres qui attendent encore la liberté; mais il ne faut pas  oublier qu'un certain nombre des affranchis actuels ont contribué, pour  partie, à leur propre rachat; il y a donc lieu de croire que la somme entière  votée par les états sera employée. Quoi qu'il en soit, le gouvernement suédois  annonce que s'il restait un excédant, il serait consacré au soulagement des  vieillards et des invalides.
Les maîtres de  Saint-Barthélemy, il faut leur rendre cette justice, ont montré les meilleures  dispositions; plusieurs ont accepté les engagements de leurs esclaves pour  faciliter leur affranchissement, de telle sorte que, si les 50,000 gourdes  avaient été allouées à la fois, il est certain que la libération générale  aurait eu lieu immédiatement. Il est permis d'espérer que la diète, heureuse  d'un tel succès, accordera le complément de la somme entière pour en finir plus  vite et à jamais avec l'horrible institution. La paix de la colonie n'a pas été  troublée un seul instant, et les nègres, dont le caractère est naturellement  porté à la reconnaissance, tiennent grand compte aux anciens maîtres de leur  bon vouloir.
Notes
- Le droit de pécule est le droit pour l'esclave de posséder ce qui lui appartient,  contrairement à la législation servile, qui voulait que tout ce qu'il possédait  appartînt à son maître. Le rachat forcé est la faculté concédée a l'esclave de  se racheter malgré la volonté de son maître.
 
- Ce fait s’est plusieurs fois présenté aux Antilles depuis la loi du 18 juillet 1845. La Réforme en a cité un exemple dans son numéro du 2 janvier 1846. II est vrai que la loi nomme des propriétaires d'esclaves pour vider les différents entre les propriétaires et les esclaves qui veulent se racheter.
V. SCHŒLCHER
 
L’esclavage fut définitivement aboli à Saint-Barthélemy le 9 octobre 1847.
Retranscription par le Comité de Liaison et d’Application des Sources  Historiques (C.L.A.S.H. mai 2008.)
   
 
   
  
