Potomitan

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Réflexions sur le périple du créole à travers l’œuvre du Géant Bernabé

Hector POULLET

La graphie du créole a connu plusieurs évolutions au cours de son histoire. Elle a été l’enjeu d’âpres luttes idéologiques tant face aux détracteurs de la langue qu’entre ses promoteurs eux-mêmes. Pour le siècle qui s’ouvre, mieux qu’un simple bilan ou qu’une synthèse d’étape, voici, en forme d’hommage sincère et lucide à Jean Bernabé, (auteur de l’ouvrage «Obidjoul»), le premier volet d’une réflexion dont l’auteur, Hector Poullet, nous fait l’honneur de réserver la primeur à Creoleways. Nul doute qu’il faut y voir l’amorce d’un dialogue fructueux entre tous ceux, de Guadeloupe et de Martinique, qui, par des voies propres et avec des fortunes diverses, ont porté jusqu’ici cette langue à bout de bras. Loin des querelles stériles, voici la réaffirmation d’une volonté de voir le créole occuper naturellement sa place, en toute simplicité: dans nos cœurs, dans nos vies, via l’offre multimédia et nos cursus scolaires. Et, qui sait, de (re)tisser un lien entre les créolistes au plus grand bénéfice des créolophones?

Sur les épaules de Jean

1ère Partie

«Nous sommes comme des nains sur les épaules de géants,
c’est à dire sur les épaules des Apôtres.
Grâce à eux nous ne voyons pas mieux,
mais nous voyons plus loin.
»

Jean s’est longtemps écrit Jehan.

Le Jean dont il est question ici n’est pas celui du Nouveau Testament, bien qu’à sa manière il ait été plus qu’un apôtre, il a été un Prophète, un visionnaire. Ses disciples s’appelaient Jack, Jean-Luc, Donald, Titor, Robert, Danik… sa Bible en deux tomes s’intitulait: Fondal-Natal.

Avec ses disciples il créa un outil de propagande, une revue: Mofwaz.

Une «Charte culturelle créole» fut proclamée. Un noyau dur institué: GEREC! (Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone) qui sonnait Rèk, c’est-à-dire, en créole d’Haïti, dur, sec et cassant, un instrument pour partir au combat. Pour ceux qui n’étaient pas du GEREC ce sigle faisait tout à la fois penser à géreur et à Grand Grec.

Nul n’est prophète en son pays, pour des raisons administratives Jean de Martinique avait constitué son cénacle en Guadeloupe. C’est en Guadeloupe qu’est né le GEREC. La Guadeloupe d’alors, des années 70, était très nationaliste. L’idée d’entreprendre une étude systématique de la langue créole, de prendre de la distance avec la langue française, d’appliquer une écriture propre à notre langue avec une «déviance maximale», s’est répandue dans notre pays comme une trainée de poudre. Les études créoles ne se cantonnèrent plus au laboratoire universitaire, elles devinrent l’arme idéologique des «indépendantistes», plus généralement le miroir de notre identité. La langue créole était jeune, dynamique, fière, elle se voulait altière, aller à la conquête du tout monde et relever le défi des langues coloniales qui toutes avaient été celles des aliénations, de la traite et des esclavages.

Adieu doudouisme et folklorisme des premiers écrivains dont la graphie étymologisante n’était plus de mise, adieu foulards et madras… Au pilon les Paul Baudot, Yvan Doc dit Fondoc, les Gilbert de Chambertrand, les Germain Williams, les Robert Germain, les Bazerque avec le «Langage créole», les Roger Fortuné, les Elodie Jourdain avec le «Parler créole». On fit table rase du passé, on refusa le terme patois et même dialecte; on oublia l’ACRA de Nainsouta. On inventa La Langue créole. On parla basilecte, interlecte, mésolecte, acrolecte. On argumenta continuum et diglossie, code-switching et alternance codique, sabir et pidgin. On passa «Des Baragouins à la Langue Antillaise».

Les disciples de Jean répétaient à l’envi: «Nous n’avons pas de pétrole, mais nous avons le créole». Le créole était devenu la poule aux œufs d’or.

A la poubelle Colback et sa graphie tarabiscotée ainsi que Lauriette avec son école marginale qui ne voulait le créole qu’à l’oral. A l’index tous ces autres écrivaillants, marqueurs de paroles, poètes, théâtreux, enseignants: Joby, Dany, Arthur, Thérèse, Georges-Henri, Pierre, Harry, Max… ils ne faisaient pas partie de l’aristocratie, pas partie du GEREC!

La Guadeloupe ainsi que la Martinique se divisait alors en

  • purs (ceux du noyau dur.)
  • proches (ceux avec qui le noyau dur gardait ses distances).
  • sceptiques (ceux qui regardaient tout cela de très loin).
  • opposants (ceux qui prenaient fait et cause pour un couple, Guy et Marie-Christine, des universitaires eux aussi, Guadeloupéens mais ils étaient loin, à Aix-Marseille avec leurs alliés tel un certain Robert Chaudenson)
  • et pour finir en créolophones basiques.

Ces créolophones basiques, ceux censés parler le créole basilectal, n’eurent pas les mêmes réflexes en Guadeloupe et en Martinique. Si, en Martinique, ces créolophones avouèrent ne comprendre goutte à ces problèmes de graphie et abandonnèrent ce «créole dragon» de l’écrit aux universitaires et «indépendantistes» de tous bords; en Guadeloupe en revanche le créole écrit provoqua un regain d’identité: les créolophones de la rue s’emparèrent de ce renouveau de leur langue, regrettant le plus souvent de ne pas savoir l’écrire. Le Conseil Général de la Guadeloupe occupa le créneau et soutint financièrement l’alphabétisation, des concours de dictées créoles seront organisées simultanément dans toutes les BCP de l’archipel et la «journée internationale créole» finira par devenir «le mois du créole». Le Président du Conseil Général ira jusqu’à faire un discours d’ouverture d’une session portant sur le budget tout en créole. L’église catholique se mettra de la partie, des prêtres rédigeront et diront leur homélie ainsi que certaines parties de la messe en créole. Les syndicats militants, UTA, UGTG, SGEG… ne feront plus leurs discours qu’en créole. RFO la radio officielle nous proposera à Sylviane et moi dix minutes avant le journal de 6 heures du matin, tous les jours, pour dire un Kamo en créole, décliner un mot créole. Ce Kamo est écouté par tous ceux qui sont déjà levés à cette heure-là. Des maitres du Barreau aux marchandes de poissons, tout le monde nous félicitera pour cette initiative. Les éditions Jasor accepteront de les éditer, nous leur ferons cadeau des droits d’auteurs. Plus tard c’est RCI avec notre ami très regretté Jo, et pas Djo, qui instituera la dictée créole du dimanche matin.
Par l’intermédiaire de Max, Sylviane et moi prenons contact avec le célébrissime éditeur de langues Assimil, le contrat est signé «Le Créole sans peine» ne sera qu’en créole de la Guadeloupe. L’opération est un tel succès qu’Assimil en 20 ans en vendra 30'000 exemplaires et trouvera un subterfuge pour décliner une version poche «Le créole de poche» pour tous les autres créoles.

Jean étant reparti en Martinique, le noyau dur de Guadeloupe se délita en clans et en zizanies. Pour tenter de tenir son monde, avec quelques fidèles Jean organisa un grand rassemblement à la Faculté des Lettres de Schœlcher en Martinique. C’était alors, en France, le début des «Universités d’Eté», il intitula la sienne, qui se tenait en juillet, «Linivèsité Livènaj Kréyòl».
Il faut reconnaître que cette semaine de travaux, ce séminaire, a été un grand moment de Créolité mais aussi de Caribéanité, avec des amoureux du créole venus de Dominique, de Guadeloupe, de Sainte-Lucie, de Martinique, de Guyane. Les cours magistraux alternaient avec les exercices pratiques et les veillées culturelles où voisinaient contes, proverbes, légendes, lectures d’extraits de littérature, petites mises en scène, chansons créoles. C’est là que j’ai rencontré Perlette Louisy qui, depuis, est devenue Présidente de Sainte-Lucie mais aussi d’autres hommes et femmes qui sont également devenus des personnes importantes dans leur pays et avec lesquels j’ai noué des relations d’amitié: Félix, Raphaël, Georges-Henri…

Déjà les nuages s’amoncelaient sur le GEREC, l’hydre de la division s’introduisait jusque dans la Sainte Famille. Le Prophète fut sommé de choisir entre deux de ses collaborateurs les plus proches: l’un, plus militant nationaliste à l’époque que carriériste, très dynamique, et actif dès la première heure, Raphaël; l’autre, universitaire, bardé de diplômes comme le Grand Timonier et qui risquait de lui faire de l’ombre: Félix.

Jean fit son choix, Félix s’en fut aux antipodes dans un autre département créolophone où il sera accueilli à bras ouverts.

Jean créa le DULCR, Diplôme Universitaire de Langue Créole. Il lui fallait du personnel pour encadrer cet enseignement en Guadeloupe. La mort dans l’âme sans doute, il nous recruta, Sylviane, Dany et moi, ses fidèles de la première heure s’étant mutuellement neutralisés par des petites guerres intestines et mesquines.

Et puis Jean reçut favorablement la demande de militants créoles de la Dominique, Grégory et ses amis gens de théâtre et musiciens, ainsi que de certains religieux, pour participer à la recréolisation de notre voisine anglophone. Là encore, c’est Dany, Robert et moi qui avons accepté de faire ce travail bénévolement, le GEREC ne se chargeant que du transport et de l’hébergement. Cette opération a duré un semestre à raison d’un samedi par mois.

Jean était devenu le Pape des créoles à base lexicale française (BLF) dans l’aire américaine. Cependant le camp de ses ennemis ne dormait pas pour autant. Le point d’achoppement était la graphie phonologisante que les autres trouvaient irréaliste et simpliste. Le GEREC devait évoluer et faire des concessions sur la scripturalité du créole. Le GEREC devint GEREC.F c’est-à-dire qu’il y avait aussi de la Francophonie dans l’air et dans le sigle, l’écriture dite Standard 1 se devait d’évoluer également en Standard 2.

Je ne pense pas utile ici de rappeler les principales modifications de la graphie, ceux qui s’intéressent à ce sujet le savent ou chercheront à le savoir, je veux juste ébaucher une réflexion sur l’évolution de Jean et montrer comment de l’extérieur nous essayons de comprendre son combat. Nous nous interrogeons sur la nécessité de ces changements de graphie avec le sentiment qu’il avait dû parfois faire des concessions pour sauvegarder l’essentiel de ce qu’il avait annoncé lui-même, au début, comme un dogme.

Seulement voilà, tout le monde n’a pas voulu suivre, ni même s’interroger sur ce dé-tricotage du standard 1, certains reprochant à Jean de reculer sur le premier sacro-saint principe de la bi-univocité: un phonème = un graphème et réciproquement. Jean, sans chercher à comprendre pourquoi certains de ses plus fervents disciples ne le suivaient pas, leur reprocha d’être psycho-rigides et de s’arc-bouter sur des positions idéologiques. Jamais il n’a pensé – ou bien n’a-t-il pas eu les moyens – refaire cette grande rencontre de Livènaj Kréyòl pour tenter de retrouver la cohésion d’antan, re-stimuler les fondements de Créolité et de Caribéanité, renouer les fils d’Amitié. Il s’est chaque fois un peu plus enfermé dans sa tour d’ivoire, et c’est de plus en plus seul qu’il va continuer inéluctablement à détricoter ses premiers principes pour proposer un Standard 3 avec la publication d’Obidjoul passant de «la déviance maximale» à «la déviance optimale».

Mais n’est-ce pas le propre de toute Révolution que de se laisser rattraper par l’idéologie dominante, pour finir par se renier?

Il s’agissait, pour l’essentiel du Standard 1, de décoloniser la pensée orthographique du Français de l’Académie crée en 1635 par Richelieu (juste l’année où les français s’installent en Guadeloupe) et de «Plumer Lwazo».

Mais ne devons-nous pas plutôt admirer Jean, cet homme qui a été à l’origine de tout ce chambardement des études créoles et qui aujourd’hui a le courage de dire publiquement qu’il s’était trompé?

Seuls les idiots ne reviennent jamais sur ce qu’ils ont dit. Cependant ce n’est qu’ensemble que nous pouvons avancer. Ce n’est pas en faisant semblant d’ignorer ce qu’il propose que nous pourrons faire évoluer la graphie de la langue créole.

2ème Partie

«Au début était le Verbe et le Verbe était avec Dieu
et le Verbe était Dieu»
- Evangile selon Saint Jean.

Si je trouve très belle la métaphore qui présente les chercheurs comme des nains sur les épaules de géants, (les théologiens sur les épaules des Apôtres, les généticiens sur les épaules de Darwin), j’aime tout autant l’adage créole: «pyébwa ho ka di i ka vwè sa (k)i olwen, maché ou ké vwè pli lwen» (le grand arbre prétend voir le lointain , marche et tu verras plus loin), ce proverbe se retrouve dans plusieurs versions et dans tous les créoles. Ainsi en Haïtien: «pousyè pyé miyò pasé pousyè bounda» (il vaut mieux avoir la poussière sur les pieds que d’en avoir aux fesses). C’est une philosophie qui encourage l’action plutôt que l’immobilisme, qui nous pousse à toujours aller de l’avant: «koulèv antòch pa ka janmé gra» (la couleuvre qu’on trouve enroulée sur elle-même n’est jamais bien grasse)

Obidjoul

«Obidjoul» est le titre de la dernière livraison, septembre 2013, de Jean sur de nouvelles propositions de modifications de la graphie créole.

Le sous-titre: «Approche écologique et cognitive au service du mieux lire-écrire le créole».

Le format 15×21 est pratique et le livre est bien en main.

L’esthétique même de l’ouvrage est très réussie: couverture cartonnée, brochée, blanche, belle présentation de l’infographie.

Edition: Le Teneur.

En quatrième de couverture on peut lire un extrait de la préface d’Alain Bentolila: «Ma frilosité à l’égard de choix orthographiques qui viseraient uniquement la transparence graphophonologique du créole n’est pas la réponse réactionnaire d’un dinosaure de la langue aux jeunes générations en mal de révolution, je vous l’assure. Je n’éprouve pas de nostalgie particulière pour une orthographe étymologique.».

Comme je ne trouvais pas le livre en Guadeloupe, j’ai demandé à un ami de me le faire parvenir de Martinique.

Obidjoul: c’est de la belle ouvrage.

Après l’avoir parcouru, je me suis étonné auprès des uns et des autres, dont certains très proches de Jean, que personne n’en parle. Il m’a été répondu:

  1. qu’il valait mieux ignorer ce standard 3, pour ne pas ranimer des querelles qu’avait déjà provoqué le standard 2.
  2. que les problèmes de graphie étaient finalement mineurs par rapport aux problèmes de décréolisation plus urgents à résoudre.

J’ai trouvé étrange que de fausses solutions de stratégie l’emportent sur la réflexion «scientifique». Selon moi, nous n’étions pas obligés d’adopter les propositions de Jean, en tout cas pas toutes, mais nous pouvions au moins en débattre, ne serait-ce qu’entre nous. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvions ignorer le travail de réflexion de celui-là même qui avait été à l’origine de l’onde de choc des études créoles.

Mais peut-être était-ce juste le temps de la réflexion qui manquait aux uns et aux autres, et que j’étais trop pressé.

Comme personne ne semblait prêt à ouvrir le débat, j’ai pensé alors que je le ferais seul avec moi-même, que j’allais faire le point sur ce que je pensais de Jean et de son dernier ouvrage. J’ai repris la lecture de Obidjoul de façon plus systématique pour mieux comprendre sa démarche. Ensuite, comme souvent, pour avoir une trace et conduire ma propre réflexion, j’ai commencé à mettre par écrit mes observations. J’en étais là, quand Dominique DOMIQUIN de Creoleways m’a proposé de mettre en ligne cette réflexion afin d’induire un éventuel débat.

«Obidjoul», le mot appartient au lexique créole de la Martinique, il est inconnu de la très grande majorité des Guadeloupéens et des Haïtiens. Il s’agirait d’une déformation de l’Anglais beautiful: beau. C’est vrai que ces messieurs de la Martinique ont subi plus longtemps que nous autres l’occupation anglaise. Mais Obidjoul n’est pas seulement le beautiful anglais. Obidjoul!: "parfait!" Selon le dictionnaire du créole martiniquais de Raphaël CONFIANT.

Ainsi ce Standard 3 serait le résultat d’une longue métamorphose (de près de quarante ans) en plusieurs phases, qui aura permis la transformation de la chenille en nymphe puis de la nymphe en papillon, l’imago: l’insecte adulte et parfait.

Si le passage du Standard 1 au Standard 2 s’est réalisé dans le sillage d’un passage de la structure GEREC tout court, en GEREC-F; la transformation du standard 2 en standard 3 s’est faite dans le sillage de la mutation de GEREC-F en CRILLASH.

Je ne veux absolument pas débattre ici des aspects techniques du standard 3, pas plus que je n’ai voulu le faire du standard 2, je ne voudrais pas que certains en profitent pour entrer «an lagè/lagyè/ladÿè/ladjè, san baton» c’est-à-dire dans un affrontement stérile avant même qu’ils aient pris le temps de lire l’ouvrage.

Pour ma part, j’ai trouvé le livre plutôt bien fait et équilibré avec le sommaire suivant:

  • des généralités qui font un rappel sur l’écriture et les types fondamentaux d’écriture. (p 15 à 24)
  • un état des lieux et étapes d’un parcours graphique. (p.27 à 54)
  • les leçons: l’expérience graphique de Gilbert GRATIANT. (p.57 à 88)
  • la version standard 3 (p.90 à 121)
  • conclusion et annexes.

J’ai en particulier apprécié:

  • la pertinence de certains arguments, entre autres qu’aucun système graphique n’est parfait: quand un système facilite trop l’écriture, il défavorise la lecture et vice-versa, d’où la nécessité de trouver un équilibre aussi juste que possible entre encodage et décodage. Or cela ne pouvait se faire à priori, seule l’expérimentation sur le long terme pouvait permettre de tirer des conclusions.
  • la nécessité pour une graphie de tenir compte de l’approche écologique et cognitive, c’est-à-dire de l’environnement graphique dominant (ici le français) qui nous fera buter, hésiter à la lecture. En effet comment s’empêcher quand nous lirons lèt (standard 1) ou let (standard 2) ou lett (standard 3), comment s’empêcher d’hésiter entre les représentations des signifiés qui en français s’écrivent: lettre et lait? De quel «lett» s’agit-il? Tout le monde sait que notre représentation des mots précède la reconnaissance graphique de ce mot et que lire n’est pas seulement déchiffrer. Ne serait-ce pas là l’origine du fait que beaucoup de lecteurs ânonnent ou tout au moins éprouvent le besoin de bouger les lèvres, de syllaber quand ils lisent un texte en créole. A quel moment s’arrêter dans cette nécessité? Pour finir, Gilbert GRATIANT n’avait-il pas raison d’écrire en créole lett pour la lettre et lait pour le lait? Comment lire mon (standard 3), mòn (standard 2) en français «morne»?
  • les arguments sur la nécessité d’innovations ponctuationnelles.

En effet, nous sommes nombreux à hésiter sur la ponctuation en créole, (ce fait avait déjà été signalé par M.C. HAZAËL-MASSIEUX) en plaçant des virgules à tout propos et souvent hors de propos.

J’ai regretté:

  • ne trouver qu’une remarque (page 103) sur la synthémisation pour koudmen et bòdlanmè, alors qu’il s’agit de la principale préoccupation de toutes celles et ceux qui voudraient mieux écrire le Créole: quand «coller» et quand «décoller»?
  • ne trouver aucun lexique en fin d’ouvrage à propos d’un vocabulaire très technique, comme synthémisation que le correcteur d’orthographe ignore et, m’a-t-il semblé, vocabulaire technique quelque peu pléthorique.
  • ne pas trouver d’interrogation sur l’apprentissage de tous ceux qui ne seraient ni créolophones natifs, ni même francophones, désireux d’apprendre le créole ou au moins d’apprendre à le lire. La langue créole n’aurait-elle pas aussi vocation à devenir internationale?
  • ne trouver aucun appel à une quelconque participation des uns et des autres, marqueurs de parole comme il est dit, conteurs, poètes, enseignants… ceux qui, sur le terrain, ont sans doute beaucoup à penser, à dire, à proposer. Comme si le linguiste dans sa tour d’ivoire avait la science infuse et que ce statut le soustrayait à toute forme de négociation.

Enfin cette question: que faire des publications créoles faites sur les critères du standard 1 ou 2, des publications importantes comme le dictionnaire créole martiniquais /français de R. CONFIANT ou la très prochaine future version des «Guides créoles» d’Assimil (à paraître en mars 2014) dans les différents créoles? Tout cela serait frappé d’obsolescence, d’avance, et nous devrions tous revoir nos copies et à chaque nouveau standard repartir à zéro?

Il est à craindre que nous restions encore longtemps dans l’entre deux graphies, tant qu’un standard officiel n’aura pas tranché comme en Haïti pour dire quelle est la bonne ortho-graphe.

Et puis, les problèmes de graphie sont-ils les seuls à participer à la décréolisation générale de notre jeunesse? Je n’en suis pas certain, il me semble même que c’est le contraire. Je reste persuadé qu’un débat sur la graphie est une bonne occasion de responsabiliser les uns et les autres, de montrer le génie passé et présent de notre langue, l’occasion d’inventer la légende de son apparition, d’ouvrir des perspectives sur son avenir, de conquérir des cœurs et d’augmenter le nombre de créolophones sur la planète, bref de rendre nos jeunes fiers de ce que leur ont laissé des ancêtres qu’on disait pourtant n’être que des bêtes.

Pour le reste je remercie encore Jean de m’avoir toujours poussé, involontairement sans doute, à une réflexion plus approfondie sur le créole, réflexion que je n’aurais sans doute pas fait seul et spontanément, de me donner ainsi l’occasion de vous la faire partager. Je ne doute pas de la réaction en chaine qu’il aura encore une fois provoquée. Je lui rends cette grâce d’autant plus volontiers qu’il est aujourd’hui professeur émérite, que je suis moi-même PEGC à la retraite, que nous n’attendons ni lui ni moi, rien l’un de l’autre. Merci.

Hector POULLET
Capesterre le 03 mars 2014

Post scriptum

En commentaire de la première partie de cet hommage, on me dit que j’ai fait des raccourcis:

  • Que l’Académie française créée par Richelieu en 1635 n’a pas inventé l’orthographe du Français, mais que cette invention est le fait de la bourgeoisie du 19è siècle. C’est vrai, mais je pensais que tout le monde savait cela, avait au moins entendu parler de la dictée de Prosper Mérimée ainsi que du livre d’Hervé Bazin «Plumons l’oiseau».
  • Qu’entre le départ de Félix du GEREC et son exil volontaire sur l’ile de la Réunion il s’est écoulé seize années, oui 16 ans pendant lesquels il a vécu le martyr, rongé son frein, mangé son âme en salade à l’UAG. C’est vrai, j’ai vraiment fait un raccourci. Désolé: «wòch an rivyè pa konnèt mizè a wòch an solèy» (la pierre qui baigne dans l’eau de la rivière ignore la souffrance de celle qui est au soleil)
  • Que ce n’est pas Jean qui a mis en place Livènaj kréyòl, ni le DULCR. Sans doute vrai également, mais si Félix est à l’origine de ces belles réalisations, il l’a fait avec l’aval et sous le patronage de Jean et nous savons tous que dans un laboratoire on ne parle pas des collaborateurs mais du Patron. C’est dommage, c’est injuste, mais c’est comme ça partout. Qui connait les noms des chercheurs qui ont mis en évidence le boson de Higgs? D’ailleurs après le départ de Félix, il en a été de même de tous les autres collaborateurs de Jean qui ont peut-être nourri sa réflexion: Jacques, Gerry, Raphaël, Serge, Diana, Bernadette…qui ont sans doute, eux aussi, participé à d’autres réalisations.

On me dit qu’en 40 ans Jean n’a pas fait émerger un seul grand linguiste de l’UAG. Je ne sais pas, c’est possible, mais à la réflexion il a fait beaucoup mieux, selon moi, et je ne pense pas être un encenseur, un thuriféraire comme dirait le Poète, de Jean: il a réussi, avec toutes ses contradictions, à donner à des dizaines de Guadeloupéens et de Martiniquais une impulsion, le désir de mieux se connaitre, de mieux connaitre leur pays, de vouloir écrire leur langue.


Réponse du Professeur Jean Bernabé

Viré monté