Potomitan

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Le «poteau mitan»,
du péristyle vaudou à  la famille matrifocale

© Kathleen Gyssels

Fann sé chatengn, lè yo tonbé, yo ka pousé.
Proverbe créole1
Black women are both safe harbor and ship.
Toni Morrison
Metellus Bekens

Ce tableau de Metellus Bekens, jeune peintre haïtien, représente une cérémonie vaudou à la campagne, au milieu le potomitan. Présentation du peintre et analyse du tableau ici. Source Enfants-Soleil.

Ces pages sont basées sur le chapitre 3 de Filles de Solitude. Essai sur l’identité antillaise dans les [auto-]biographies fictives de Simone et André Schwarz-Bart (L’Harmattan 1996); bibliographie et ouvrage sont disponibles chez L’Harmattan.

Le poteau mitan dans le vaudou, c’est le péristyle du «hounfor» autour duquel dansent les initiés ou «hounsis» (adeptes). Les initiés y posent des offrandes, pendant que des «vévés» sont tracés à même la terre battue autour de ce pilastre de bois qui désigne l’axe vertical indiquant la communion avec les esprits, avec les morts et les dieux, les «loas». Pour honorer Damballah Ouédo, Erzulie Freda et Papa Legba, les hommes et femmes. déposent des offrandes et acclament leurs dieux afin qu'ils descendent et prennent possession des "hounsi" (fidèles).

Qui employa pour la première fois cette image pour désigner l’Antillaise, la femme debout qui fait face aux intempéries et aux malchances, qui résiste aux mauvais coups de la vie, qui ne se ploie pas sous la double tâche parentale? Je n’en suis pas sûre. Dans La Parole de femmes, Maryse Condé emploie une autre image pour désigner le rôle capital dans le tissu sociétal antillais, celle, proverbiale, de la femme châtaigne, pendant que l’homme serait un fruit à pain. Face aux malchances et mauvais coups de la vie, la première reste entière, le second s’écrase et s’effondre.

Dans ce qui suit, je reprends un chapitre (le chapitre III de ma thèse Filles de Solitude (1996) pour rappeler à quel point la matrifocalité est à la source de fictions caribéennes, toutes langues confondues. On ne saurait assez souligner cette emprise du «lancinement généalogique» (selon la formule d’Eloïse Brière) dans la littérature transcaribéenne, intercontinentale (car elle couvre aussi l’Amérique entière, avec un Nord pratiquant insidieusement les Lois Jim Crow jusque dans les années 60 du siècle dernier).  Je les reprends, car je suis surprise à quel point les dernières parutions, que ce soit Chair piment de Gisèle Pineau, L’enfant-bois d’Audrey Pulvar ou encore Mr. Potter de Jamaica Kincaid, on en revient toujours autour du «mystère» des liens de sang, obscurcissant la transparence parentale et la confiance familiale.  Avec la migration et la violence, l’impasse politique et sociale, ce réseau ou «rhizome», notion qu’emploie Glissant pour désigner l’identité à racine multiple, hybride, imprévisible, reste prépondérant dans les «fables» et «fabulations» caribéennes.

Que l’on soit dans le Deep South ou dans les Guyanes, dans Belize ou encore dans certains quartiers de la Colombie, les mêmes développements liés au sexe, s’y observent.  Du côté féminin, une exemplaire respectabilité au point de faire fi de toutes les violences à son égard, du côté masculin, une permissivité et une hétérosexualité compensatrice (Adrienne Rich). À un culte de «marianismo» dans les Antilles répondrait l’anxiété castratrice de l’homme de couleur, s’affirmant alors par des comportements machistes. La féminité respectable, c’est-à-dire, subordination et soumission, s’oppose à la domination masculine 

 1. Le matriarcat de substitution

1.1. Ses causes : l’Univers de plantation

Le roman schwarz-bartien met en scène la famille matrifocale dont le fonctionnement et la structure ont été étudiés par Fritz Gracchus dans Les lieux de la mère dans les sociétés afroaméricaines2.  La famille matrifocale a été générée par «l'univers de Plantation» (Glissant) où l’économie familiale repose sur la femme-esclave et sur l’homme-esclave comme géniteur, mais jamais comme père de sa progéniture. De plus, la prospérité du maître dépendait directement de la procréation de la femme-esclave, si bien que la maternité a été accentuée au point de donner naissance à cette organisation familiale particulière qu'est la matrifocalité3. Obligée de mettre au monde des enfants sans que pour autant elle ne fonde une famille, la mère célibataire devenait la norme, de façon que seuls mère et enfant comptent dans l'économie familiale. 

L'esclavage s’appuya donc sur un profond paradoxe: une politique nataliste très prononcée, mais en même temps une politique anti-familiale. Hommes et femmes étaient écartés en tant que couples, en tant que parents responsables de leurs enfants, car la cellule familiale était considérée comme l'éventuelle cause d’insubordination et de révolte. L'actuelle constellation familiale est directement liée à cette structure esclavagiste.

Il est évident que la famille, cellule de société minimale, en interaction permanente avec le cadre coercitif et déshumanisant, a subi l'impact de ce dernier. De ce fait, le fonctionnement harmonieux de la famille et le développement "sain" de ses membres dépendent largement de la macro-structure "familiale" où le maître occupe la place du Père tout puissant, Créateur dans sa singulière création. Jusqu'à un certain degré, il est indéniable que le comportement d'un individu et ses attitudes envers autrui sont largement tributaires du milieu familial.  Par conséquent, les dysfonctionnements (taux élevé d'illégitimité, foyers sans pères, unions instables) sont directement liés à la super-structure qui est la société servile ou un de ses avatars.

1.2. Conséquences ineffa(ça)bles

Gracchus soulève un certain nombre de questions qui m'ont également préoccupée à la lecture de romans de la Diaspora noire, ou encore de L’Atlantique noir (titre de la traduction française du «Black Atlantic» du sociologue Paul Gilroy, 1993). À lire différents genres, romans d’apprentissage, récit d’enfance, roman de famille (toute narration l’est), l’absence du père ainsi que «l’omniprésence» des mères, mère naturelle, substitutive et grand-mère, surprend. En lisant l'œuvre schwarz-bartienne, tout se ramène à une lignée de femmes dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, tandis que le refus d’une grand-mère négrophobe, l’incertitude quant au père («présumé père») génère une anxiété incurable pour Mariotte (dans Un plat de porc aux bananes vertes, 1967). Dans La Mulâtresse Solitude, 1972, sublime chef-d’œuvre, roman historique inégalé sur l’esclavage à la Guadeloupe, le fruit du viol, Solitude, fille d’un marin blanc et d’une Diola, reste à jamais «fiente de jaune», rejetée des Blancs et des Noirs. Ce canevas de familles rompues, de couples brisés, de secrets de famille celés quant aux pères et aux mères («Le nom du père, c’est le secret de la mère»), on le retrouve chez Faulkner comme chez Glissant, chez Morrison comme chez Jamaica Kincaid.

Face à la famille nucléaire européenne, la famille noire ou la famille américaine où «Race matters» (cf. Cornel West), semble frappée par cette ineffaçable ombre de la Plantation où maître et esclaves se sont «fréquentés» dans une promiscuité et un système coercitif inouï.

Fritz Gracchus s'interroge à juste titre sur la qualification de la famille matrifocale4 comme déviante ou atypique. Ne s'agit-il pas là, une fois de plus, d'un diagnostic ethnocentrique, d'un discours scientifique élaboré par l'Occident sur un système socio-familial qui, parce que différent du sien, est jugé anormal? Dans Science, Myth, Reality, Eleanor Engram dénonce l'arrogance avec laquelle l'Européen prétend que ses normes et valeurs seraient supérieures.  Elle refuse catégoriquement la causalité entre ce type de famille et les pathologies observées en milieu afro-américain:

[Studies on the black family] have been colored by the belief that Western families have evolved the 'best' family form for fulfilling the requirements of their society. The greater prevalence of female-headed black families than of female-headed white families stimulated theories that proposed the causes of black pathology rates to lie in family structure, since it is families that transmit culture and, by so doing, 'place' their children in the broader social milieu5

Ce que sociologues et anthropologues occultent ainsi habilement, c'est que ce dispositif s'origine dans la structure même de l'esclavage, soit dans cet "Univers de Plantation" (Glissant), et qu'il est directement responsable d'un comportement d'irresponsabilité masculine engendrant pauvreté, violence domestique, et par conséquent, marginalisation dans une société hiérarchisée socio-racialement.

De même qu'il faut se garder d'accuser la famille antillaise de pathogène, de même il faut exorciser l'image de la femme noire détentrice du pouvoir, «émasculant» l'homme noir. Le mythe du matriarcat noir résulte d'une fâcheuse confusion entre la force («strength») et la domination («dominance») de la femme noire sur l'Habitation6. Il serait abusif d'expliquer la prééminence maternelle par une volonté tenace de la part de la femme de dominer l'homme. Tout au contraire, sa protection maternelle démesurée répondrait à l'instinct de survie, à la farouche envie de préserver ses enfants des effets néfastes de l'esclavage. À plus forte raison serait-il injuste d'inculper l'Antillaise des troubles psycho-sociaux des enfants et adultes antillais. C'est aussi l'avis de C. Allen Haney7 qui observe que le matriarcat local règne dans les classes rurales et industrielles, dans des familles à bas revenus. La seule «pathologie» qu'on puisse leur imputer est celle qu'engendrent la pauvreté et un niveau de vie déplorable.

1.3. La littérature de la diaspora noire, miroir dé/formé de la matrifocalité

À l'évidence, c'est dans Pluie et vent sur Télumée Miracle que la matrifocalité et son pivot de base (mère-fille) sont centraux8. Les conditions de travail sur les plantations, d’une part, les répartitions égales dans la machine productrice esclavagiste de l’homme et de la femme (du moins dans les «esclaves de champs) ont conduit à une absence de la mère, et à un maternage de substitut. La maternité d’adoption est alors dévouée à la grand-mère maternelle, le plus souvent, vu son âge, rangée dans le «petit atelier», ou même désœuvrée.

Dans de nombreux romans d’apprentissage, la triade va l’emporter sur la dyade traditionnelle de la littérature européenne, du moins du naturalisme aux manifestations contemporaines. Au lieu d’avoir l’accent sur le rapport mère fille, c’est le rapport grand-mère, petite-fille qui va occuper les auteurs de la diaspora noire. La grand-mère y est le "poteau mitan", le pilier de sacrifices au centre du sanctuaire vaudou. En effet, on ne saurait faire abstraction que plus cette grand-mère fait preuve de disposition à encaisser des coups, de capacité à sauvegarder quoi qu’il arrive sa «respectabilité», plus elle a droit au titre honorifique de «poteau mitan». En d’autres mots, la femme de couleur est aussi celle qui, de par son rôle sacrificiel, mérite l’image de poteau mitan.

Figure dominante dans l'œuvre d'auteures noires, la grand-mère est un archétype ancré dans la mémoire collective des Noirs dispersés à travers le monde9. Elle aide à "ordonner les pièces du puzzle maternel/familial", à guider le moi-sujet féminin à devenir autonome, libre de l'objet-mère10. Si l’on considère la totalité des «coming of age novels» d’Africaines Américaines comme Alice Walker, comme Angela Davis mais surtout Toni Morrison, ou encore des auteures de souche caribéenne comme la bajane Paule Marshall, il est absolument surprenant de voir ce dispositif triangulaire (grand-mère remplissant le rôle de mère adoptive, père et mère absents, et enfant grandissant Pont entre le présent et le passé, voie qui mène à “l'Autre bord”, elle est celle qui, nourricière et protectrice, remédie aux défauts de la mère biologique. L'aïeule est une demi-déesse qui transforme la vie en art par son langage ensorceleur. Entourée de respect parce qu'elle assure la continuité familiale et la cohérence culturelle du groupe, elle est "source de vie" et "source du mot" (Nommo). L'aïeule est dépositaire de ce que l’Africaine Américaine Toni Morrison appelle les ancient properties11, indispensables à la plénitude identitaire, à la fierté raciale, à la fidélité aux origines.

Que ce soit la vénérable Baby Suggs dans Beloved12, Mamie dans Crick Crack Monkey13, ou encore, Ma Chess, obeah woman dans Annie John14, l'aïeule s'auréole d'un prestige inégal au point qu'elle devient légende vivante pour la petite-fille.  Dès lors, il n'est pas étonnant que les paroles de Morrison, citées en exergue à ce chapitre, soient en quelque sorte reprises à propos de Toussine:

Toussine était [...] la barque, la voile et le vent, car elle ne s'était pas habituée au malheur. (TM, 28) (C'est moi qui souligne)

Quiconque aborde des narrations féminines noires rencontre le familial. Pour mieux comprendre d'où vient son impact, il y a lieu de se rapporter une fois de plus à l'Histoire. C'est en 1848 seulement que la famille antillaise voit le jour, par conséquent elle est jeune. Elle est une institution désormais reconnue par la loi et, par voie de conséquence, nommée par elle. Baptisée souvent de manière grotesque, la famille noire se verrait promise à une difficile existence et ce pendant des siècles de colonialisme. Mais le passé servile est loin d'être l'unique cause de la dissolution familiale.

1.4. L’incidence du modèle matrifocal pour les problèmes actuels des sociétés caribéennes: identités «gendérisée.s» (Butler) biaisées

Fritz Affergan refuse quant à lui les hypothèses de Frazier, de Freyre, de Herskovits et de Bastide qui, "tout en ne parlant pas explicitement de dysfonctionnement psycho-comportemental, induisent de l'éclatement familial produit par l'esclavage les déséquilibres perçus aujourd'hui15". Il attribue le mal-être antillais à "une innovation historique trop brusque", à savoir la départementalisation. C'est à ce moment que la relation dominé vs dominant s'est modifiée en une relation ambiguë: l'Antillais est, depuis 1946, à la fois assimilé et assimilateur. Dès lors, le conflit latent (entre maître et esclave d'abord, entre colon et colonisé ensuite) devient patent; la problématique identitaire devient endogène. La confrontation de l'Antillais avec un être-autre-envahisseur en revêt un caractère bien plus dramatique, puisque dorénavant, l'Antillais s'affrontera avec une partie de lui-même, celle qui est proclamée "française". Ce malaise ne manque pas d'avoir ses répercussions sur la famille, si bien qu’Affergan la définit comme "groupement d'individus", "exutoire asocial des conflits et des contradictions irréelles de l'homme16", groupe d'individus vivant sous le même toit, mais où les va-et-vient (de pères/d'hommes de passage et d'enfants) sont plus de règles que le logement fixe. L'absence de famille est corrélée à une béance, d'un non-être, de l'absence d'un corps social (malgré les apparences). Car celui-ci serait caractérisé par la déréalisation et l'infrapolitique:

Il y a déréalisation lorsque la fonction Moi-ici-Maintenant est défaillante, c'est-à-dire lorsque le monde extérieur est soit vécu comme étrange étrangeté (le Unheimliche freudien) soit intériorisé et annihilé en tant que tel17.

Par "infrapolitique", Affergan entend le désengagement, l'inconscience socio-politique perpétuée par une mentalité "esclave". Que l'ennemi contre lequel luttent les personnages schwarz-bartiens soit "le Mal", la "déveine", la "malédiction" et la "chute" du nègre, dénote l'aveuglement quant aux réels mécanismes oppressifs.
        
Quel est l'impact d'une pareille structure familiale dans chacun des romans; quel est le rapport entre la quête identitaire de chacun des personnages et l'organisation familiale décrite ici? Figure capitale dans le processus d'individuation et de maturation de la fille, la mère incarne le Surmoi18. Pour que le Moi dépasse le complexe d'Œdipe, pour qu'il se conçoive comme sujet autonome, il faut la destruction de l'image maternelle, laquelle rend spécifique le conflit parental dans les sociétés antillaises19. La mère est la Loi, porte-parole de l'Autorité, celle qui, souvent peu convaincante d'ailleurs, énonce la Loi, souligne Dany Ducosson20. Le sujet féminin se doit donc de se séparer de la mère qui est soit conspiratrice de l'ordre colonial, soit rebelle au système aliénant.  Toute l’œuvre de Jamaica Kincaid, originaire d’Antigua mais vivant à Vermont (USA) illustre superbement ce fuseau de rapports conflictuels liant mère et fille, d’une part, fille et père, de l’autre. Que ce soit Lucy, Anny John ou At the Bottom of the River, il y a un fardeau qui entoure la généalogie, l’arbre familial, la paternité.

L’identité de la protagoniste s’avère une quête hasardeuse, d’autant plus problématique lorsque la fille refuse l’hétérosexualité ou la sexualité «straight», comme c’est bien le cas dans les narrations de Kincaid.

Tantôt la mère (qu'elle soit biologique ou non) préconise une stratégie de survie, tantôt elle s'érige en adepte zélée du statu quo patriarcal. Selon que l'un ou l'autre cas, l'enfant apprend à reproduire la stratification socio-raciale, à respecter les rôles attribués aux sexes dans ce type de société particulier, construisant une image dévalorisante ou non.

Dans le corpus schwarz-bartien, deux scénarios se présentent; soit le rapport maternel/parental est harmonieux et équilibré, soit il est turbulent et tendu. À vrai dire, ce conflit maternel me semble être un des vecteurs de l’œuvre prolifique de Maryse Condé qui, quoi qu’elle prétende dans ses interviews, ne cesse de revisiter et de revenir sur cette figure maternelle à laquelle elle ne ressemble guère.
 
Dans Ti Jean L’Horizon, la symbiose entre enfant et mère est extrêmement forte, prototype de la situation matrifocale où la mère a un ascendant sans commune mesure sur le fils (ou petit-fils), pensons à La rue Cases-Nègres. La mort d'Awa met brusquement fin à cette union matrifocale; elle plonge l'orphelin dans un deuil inconsolable qui le pousse à enjamber la gueule de la mort qu'est la Bête.

Dans les romans dont la protagoniste est une femme, celle-ci ne semble avoir été l'objet d'un amour maternel aussi exclusif et démesuré. Soit la mère antillaise est hostile pour des motifs raciaux (LMS), soit l'enfant est délaissée pour un autre amant (TM/PDP).

Dans ce schéma de rejet maternel, les protagonistes cherchent des mères adoptives qui, elles, prennent en main l'instruction et garantissent (ou non) leur développement psychique normal. La dernière de la dynastie des Lougandor, Télumée est la seule qui reçoive vraiment une seconde mère. L’antidote de cette maternité généreuse, car adoptive, de cette féminité «sans nom» de Reine sans Nom est alors décrit dans son pendant romanesque, bien que publié quatre ans avant le best-seller schwarz-bartien: Mariotte est haïe par sa grand-mère négrophobe, pendant que la fille de Bayangumay, s’auto-baptisant Solitude, s'illusionne d'être la fille des "négresses Congo" (LMS, 86).

La matrifocalité se traduit le plus souvent par un rapport conflictuel entre mère et fille. Tantôt, il en résulte un attachement renforcé entre la fille et une mère adoptive (souvent la grand-mère maternelle), tantôt un nouvel abandon, difficile à surmonter. Abandonnées par leurs (grand-)mères avant de l'être par leurs hommes, ces femmes échouent ensuite dans leur tentative d'établir une famille. Télumée est répudiée par Élie et perd Amboise; Solitude est séparée de Maïmouni et ne connaîtra pas les joies maternelles. Mariotte, enfin, semble également avoir été malchanceuse dans l'amour, mais je ne fais là que supposer. Pourtant, cette situation fâcheuse à un revers positif: le renforcement du "clan" féminin, la sororité suture les plaies des femmes délaissées:

Nous étions dans ces bois, appuyées l'une sur l'autre, à ceinturer la vie comme nous pouvions, au gré.
(TM, 67) (C'est moi qui souligne)

Le rapport entre parentes (grand-mère/petite-fille) ou voisines (solidarité féminine) sous-tend la vie familiale et socio-culturelle: il consolide la famille et l'unité sociale qu'est le voisinage. Autant la dyade (grand)-mère-(petite)-fille peut être consolidée (c'est le cas dans TM), autant elle peut déstabiliser le sujet féminin (PDP) pour devenir alors l'obstacle majeur à la plénitude du sujet féminin.

2. Romans de famille, romans familiaux

L'importance accordée au familial entraîne inévitablement le gommage d'autres sphères de la réalité antillaise.  D'où le reproche, à propos de Pluie et vent en particulier, que l'auteure n'ait écrit qu'une fresque familiale dénuée d'intérêt socio-historique ou politique, roman folklorisant et exotique sans aucun message socio-politique21. Or ce manque d'attaches socio-historiques n'est que logique si on tient compte de l'origine du roman: Schwarz-Bart respecte le principe de colportage oral; elle s'est subordonnée à son informatrice. L'objectif de l'(auto-)biographie féminine étant l'introspection et l'auto-analyse du mal-être, il est normal que la narratrice focalise son attention sur son propre vécu et se mette en avant. Si le roman féminin s'aventure rarement hors du cadre biographique étroit, il n'en reste pas moins que le personnage féminin incarne le destin de la femme dans une société (néo-)coloniale. Le sort de Télumée Lougandor est donc celui de nombreuses Antillaises et sa leçon de vie vaut pour la collectivité antillaise.

Cadrant avant tout dans une famille, aussi disloquée soit-elle, chaque personnage est en premier lieu fille, mère ou (grand-)mère, si bien qu'il est licite de parler de romans de famille. Le personnage cherche d'abord à trouver la place qui devrait lui être assignée au sein de la structure familiale. Car comment trouver "sa place exacte dans le monde" (comme se le demande sans cesse Télumée), si on ne l'a pas découverte au préalable dans la microstructure familiale? C'est précisément cet échec qui a incité le sujet narratif à réfléchir sur sa vie à travers son autobiographie: par ce geste narcissique, il émerge de la collectivité à laquelle il appartenait. Origine du roman, le récit est donc un roman des origines, remontant au début d'une destinée individuelle et les facteurs qui ont causé l'écart entre le "Je" et les autres.

Romans de famille, l'appellation de "romans familiaux" est tout aussi applicable: "Il y a roman familial lorsqu'un sujet s'invente des géniteurs fabuleux pour remplacer une ascendance défaillante22", selon Jean Bellemin-Noël.  C'est le plus manifeste dans PDP où Mariotte fantasme sur ses "présumés pères" et retient finalement celui qui, à ses yeux, est le plus héroïque: Raymoninque, le musicien. Elle fait tout pour oublier la grand-mère et rêvasse sur la mulâtresse Solitude, mère de Man Louise. L'autobiographie que se raconte Télumée est une réécriture du "Familienroman der Neurotiker23": ballottée du foyer de la mère à celui de la grand-mère, Télumée réduit à quelques pages le portrait maternel. En revanche, elle grossit celui de l'aïeule Toussine qu'elle met sur un piédestal. C'est elle la vraie mère, auprès de qui elle ne souffre guère de "pénurie d'amour" (TM, 67). C'est elle qui mérite donc un "vrai" nom.

Solitude, Mariotte et Télumée souffrent toutes à des degrés divers de la "névrose d'abandon" analysée par Fanon24dans le roman du Guyanais René Maran. Romancier négligé, compatriote du poète Léon Damas, Maran a en réalité fantasmé sur le rapport «queer» qu’est la liaison interraciale, à l’époque «interdit au fanal rouge» (selon les vers de Black-Label de Damas, recueil publié en 1956). Dans Un Homme pareil aux autres25, Maran qui reste un romancier méconnu, donne le matériau d’illustration pour le fameux chapitre fanonien, «L’Homme de couleur et la Blanche»: si Mayotte Capécia se rêve un Français aux yeux bleus et cheveux blonds, le Martiniquais de son côté se sentira toujours dévalorisé par sa maîtresse blanche, toujours suspect, et toujours incertain quant aux réels sentiments de sa compagne.

Dans Un plat de porc, roman complexe et énigmatique, ce serait le cas inversé de la Martiniquaise prénommée significativement Mariotte, en écho à Mayotte, qui est mal lotie, mal aimée, bref, une protagoniste schwarz-bartienne en pleine errance et déshérence. De fait, alors que Mariotte serait une "abandonnique du type négatif-agressif26", Télumée croit en une réparation possible du passé.  La première regrette de s'être évadée de sa race et se reproche son exil; la seconde se félicite "d'être de ce monde." En dépit de la solitude et de l'abandon par plusieurs personnes, elle guérit de sa désillusion et du désenchantement: "j'avais la ferme conviction que tout pouvait changer, que rien encore n'avait vraiment eu lieu depuis le commencement du monde" (TM, 133). Grâce à la présence de Reine Sans Nom, parente hissée au rang de déité, Télumée devient à son tour une légende vivante de bonté et de sagesse, d'indépendance et de fierté raciale. Il en va tout autrement avec l'esclave Solitude: exclue dans chaque camp racial, elle n'a de place nulle part et ne guérit jamais de l'abandon par sa mère bossale*.

L'attribution de la vraie mère s'avère centrale dans le questionnement existentiel des protagonistes. Il est significatif que dans Ti Jean L'horizon, proche du conte, l'intrigue romanesque se résume une fois de plus à une quête familiale. Selon le schéma proppien, le héros s'embarque pour quêter un objet perdu (un membre de la famille disparu: sa fiancée et sa mère); il parcourt une série d'épreuves brillamment accomplies grâce à "la protection des esprits de la montagne" (TJ, 67) et aux gages divins (le "bracelet de connaissance" et le "ceinturon de force" TJ, 64), et retourne finalement à la maison muni de l'objet conquis (Ti Jean retrouve la bien-aimée).
 
Que ce soient des auteurs masculins ou non, que le décor soit celui des classes dominantes27 ou dominées, on sonde les entrelacs d'intrigues et de mystères familiaux. Si la généalogie demeure primordiale aux Antilles, c'est qu'elle revêt une myriade de fonctions. Leiris la nomme "le grand critère pour la distribution de la société antillaise en diverses catégories hiérarchisées28". Dans une société coloriste, où la ligne de couleur taille une frontière étanche entre Blancs et non-Blancs, l'arbre généalogique représente plus que l'hérédité. Les questions de sang, les «Romances de sang», titre d’un poème damassien, sont capitales, tant est forte l’intériorisation du préjugé de couleur. Si contrairement à Mère Louise ou Grand-mère Louise, Reine Sans Nom est tellement vénérable, c’est qu’elle a su aimer sa descendance au-delà des différences de couleur, alors que la première, Martiniquaise, pur produit de l’aliénation blanche, est devenue négrophobe. Elle conspue sur sa «câpresse», enfant très noire sans doute sortie des «graines» d’un Vonvon noir, Raymoninque.

Trompe-l'œil pour l'ethnicité (l'identité raciale), le préjugé de couleur, crée et détruit des alliances, détermine le parcours d’une vie. Car Man Louise semble bien avoir tourné le dos à cette Martinique, tout «engluée dans l’enfer du mépris», qui maintient la case des «couleurs». 

Pensons encore a Zobel qui dans son journal Petit bourg et autres nouvelles 200229:

Ma peau, je ne l'avais jamais sentie responsable ni des mauvaises notes (pas souvent, Dieu merci) que je pouvais avoir en calcul ou en leçon d'histoire, ni de nos brouilles, avec mes camarades. Il y avait les grandes personnes et leurs mauvaises humeurs, mais selon moi, les grandes personnes étaient comme ça. Le fait est qu'elles n'étaient pas très gentilles avec moi, les grandes personnes. Je ne me rappelle pas avoir souvent reçu un compliment ni même un sourire, mais je me trompe peut-être en pensant qu'elles étaient toutes ainsi faites, les femmes comme les hommes.

Alors, j'évitais d'avoir affaire aux grandes personnes, et ce m'était d'autant plus facile que lorsque j'en rencontrais une, c'était pour m'entendre dire: "Que tu es laid ! T'as les lèvres pendantes, les yeux qui restent ouverts sans cligner. Et puis t'es noir. Noir comme un Africain."

Pas lorsque les parents avaient préalablement assuré une peau couleur de rivière en crue et une chevelure qui ne mettait pas le peigne à l'épreuve. Telle était l'attitude incontournable de ceux qui semblaient veiller avec une vigilance imperturbable à ce qu'aucun homme, aucune femme ne manquât à son destin "d'éclaircir la race".
Page dans The new West Indian (11 07 2007) consulté le 11 juillet 2007.

Les Schwarz-Bart varient les phénotypes des personnages pour mieux faire ressortir cette politique des couleurs qui brise plus d’une famille. Les différents types sont qualifiés avec un caractère qui leur serait attribué: Amboise est un "nègre rouge", c.-à-d. à la texture et aux traits négroïdes, mais au teint plus clair; Mariotte une câpresse, Solitude une mulâtresse, si bien que Télumée est la seule «négresse» dans le corpus. L'arbre généalogique est, comme le cite en exergue Jean-Luc Bonniol dans La couleur comme maléfice30, "ce prisme magique par le secours duquel ils s'assureront des couleurs mères et primitives."

Ensuite, plus il y a doute quant aux origines consanguines, plus il y a effort de se procurer l'illusion d'une famille. Plus il y a négation de soi et des siens, plus on quête ce qui prouverait irréfutablement l'existence d'une famille, à savoir l'arbre généalogique. Puisque l'esclavage a confisqué l'ancestralité, l'incomplétude identitaire s'origine dans ce tarissement de la filiation, lequel aura ses répercussions sur l'affiliation à la société.

Dans le devenir-esclave, Meillassoux31 distingue un certain nombre d'étapes, à savoir la désocialisation (c.-à-d. la destruction de la structure parentale et sociétale), la dépersonnalisation, la désexualisation et enfin, la décivilisation (privation des droits civils). Pourrais-je en induire que "l'affranchissement" se déroulerait en ordre inverse? L'homme humilié et bafoué se reconquiert une dignité d'homme libre en effaçant en premier lieu son complexe de bâtard, son illégitimité existentielle. Le rétablissement d'un rapport familial stable est un premier pas vers la plénitude identitaire. Rempart contre la "folie antillaise", elle est un nid de refuge où l'individu a l'impression qu'il est quelqu'un, alors qu'il se sent souvent personne dans la réalité extra-familiale.

LE CULTE DE LA RESPECTABILITE

Dans un deuxième ouvrage, Sages Sorcières? (2001), je tentai de résoudre ce double rôle tenu par la femme noire et de couleur. La femme noire absolument tenue d’être la bonne mère et donc l’épouse soumise, pendant que l’homme peut être volage, «driveu », polygame.

Après le praisesong de la (grand-)mère (voir Crossing the Bridge: The Great Mother in Selected Novels of Toni Morrison, Paule Marshall, SSB and Mariama Bâ, Reyes 1985), après l'hommage rendu aux aïeules vénérées dans des fictions par ailleurs plus autobiographiques32, ces auteures se concentrent sur la Noire la plus mutine et la plus contraire. Celle qui est la moins apte à rencontrer la sympathie du lecteur, fût-il blanc ou noir, occupe le centre focal de la toile narrative. La matriarche noire, icône de soumission et de dévotion, cède la place à cette figure redoutable qu'est la mauvaise mère. Celle qui désavoue son rôle, se détourne de ses filles. Pauline Breedlove (Blues Eye), Selina Boyce (Fille noire, Pierre sombre) et la mère de Véronica (Hérémakhonon) sont co-responsables de l'aliénation de leurs filles. Mais ceci est un moindre mal comparé à ce que font Tituba et Sethe à leurs filles bien-aimées, les tuant par excès d'amour. A l'antithèse de la femme noire vertueuse, sérieusement remise en question dès Sula (deuxième roman de Morrison), Morrison, Marshall, et Condé peignent des femmes irrespectueuses de la vie qu'elles portent ou ont portée.

Après le cycle de la Manman (la Da, la Nanny) et de la Doudou (Tragic Mulatto), la fin des années '80 inaugure le cycle de la sorcière. Les auteures déconstruisent Black Motherhood et montrent qu'être une mère noire pose d'énormes problèmes, tant au passé qu'au présent, tant aux Antilles qu'en Amérique. Longtemps sanctifiée, la maternité noire a tout d'un oxymore terrifiant dans le contexte esclavagiste: la responsabilité (souvent portée seule) parentale pèse lourd pour des femmes noires vivant dans l'ère postmoderne.

Le poteau mitan, entre démoniaque et diabolique: Sages sorcières?

Le point d'interrogation dans le titre ("Sages sorcières?"Révision de la mauvaise mère dans "Beloved", "Praisesong for the Widow" et "Moi, Tituba") suggéra la coupure entre deux mondes, le conflit entre deux cultures, l'incompatibilité, du moins partielle, entre la vision blanche et la vision noire à l'égard de la "Médée noire". "Dark continent", l’Africaine ou l’Antillaise s’entoure à la fois de respect et de crainte; elle fait l’objet de suspicion et de fantasmes (Boyce-Davies 1994: 78-9). Méduse diabolisée à travers le regard de l'homme blanc, la sorcière n'est pas pure négativité pour la communauté noire. Oscillant entre la sage et la démone, la sorcière est révisée par les auteures. Généralement entourée de respect, en même temps que crainte pour ses pouvoirs obscurs, la sorcière est aussi celle que la communauté noire élit à cause de ses talents extraordinaires, lui permettant de guérir et de conseiller sur les grandes questions de la vie. Dans un parcours qui ressemble étonnamment à celui de Télumée Miracle (Simone Schwarz-Bart 1972), Tituba apprend d'une vieille Nago la pharmacopée et les forces magiques pour "jeter un sort". Elle pratique la médecine traditionnelle et assure, en sa fonction de conteuse ("Les Marrons m'écoutaient assis en cercle" (T 223) la consolidation du groupe et la transmission de l'héritage. Visionnaires et prêtresses, ces femmes sont les "tar baby", pour référer au troisième roman de Morrison, la substance qui, telle la glu, unit le corps social, répare les fractures, guérit des peurs primaires de l'Autre détesté parce que différent. Tituba, Sethe et Aunt Cuney résistent ainsi au pouvoir (masculin/blanc) et, par leur adhésion à un ordre défendu, convertissent et reconvertissent à leurs propres fins les systèmes de croyance qui leur sont imposés. Morrison, Condé comme Marshall donnent à lire la concurrence entre cultes afro-américains et religion officielle. Leurs "négresse[s] des grands chemins" (TM) sont haïes moins à cause d'actes répugnants ou condamnables, mais parce qu'elles sont autres, mal domptables, et donc mal assimilables. Boucs émissaires en période de troubles et de malchances, moments qui sont précisément des mutations dans l'identité collective et individuelle, les sorcières sont de retour dans les romans de Marshall, de Condé et de Morrison.

Ces auteures élisent la mauvaise mère (Sethe) ou épouse (Praisesong), la praticienne de rites occultes et de magie noire (Tituba) comme protagonistes. Rebelle furibonde, meurtrière non repentie, hystérique ou folle incurable, autant de cas difficiles à représenter d'une manière esthétiquement et idéologiquement convaincante33. Face au confinement socio-racial et sexuel, ces femmes violent les interdits et les règles de convenance imposés par des sociétés inégalitaires, racistes et sexistes; elles finissent dans la déchéance (Tituba), la folie (Sethe la réclame: "Les autres gens devenaient fous, pourquoi pas elle? B 104), et la frôle lorsque le succube Beloved la dévore: "On eût dit que sa mère [de Denver] avait perdu l'esprit, comme Grand Mère Baby qui réclamait du rose et ne faisait plus rien des choses habituelles" (B 330), ou la mort (encore invoquée par Sethe: "Quand j'ai fait mettre cette pierre tombale, je voulais me coucher là-dedans avec toi, [...] je l'aurais fait si Howard et Buglar et Denver n'avaient pas eu besoin de moi" (B 284). Sous les plumes acérées de Condé et de Morrison, chez qui la mauvaise mère est récurrente34, plus lénifiante chez Marshall, ces femmes répondent de leurs dérapages meurtriers (infanticide, automutilation); elles ont l'outrecuidance de défendre leurs répliques immorales à un réel pareillement immoral et infernal35: Sethe explique à Beloved que "ce qu'elle avait fait était bien parce que cela lui était inspiré par un véritable amour" (B 347) et que "Beloved était plus importante, représentait davantage pour elle que sa propre vie" (B 333). Des histoires forcloses se révèlent au grand jour dans des livres qui font office de lieux de mémoire, afin que "les erreurs du passé ne puissent prendre possession du présent". (B 354) Morrison décrit dans le menu détail la féminité noire outragée et violée sous l'esclavage et les séquelles du système coercitif dans l'Amérique d'aujourd'hui. Ainsi, le personnage sage de Ella, ayant été maltraitée et violée, s'interdit toute émotion, toute tendresse, si bien qu'elle comprend parfaitement l'infanticide de Sethe. Mais elle condamne la réaction de la mère, car: "elle considérait l'amour comme une infirmité grave.» (B 353)  Elle avait vécu sa puberté dans une maison où se la partageaient père et fils, traitée comme 'la lie de la terre': «Ce fut 'la lie de la terre' qui lui inspira le dégoût des relations sexuelles et à l'aune de laquelle elle mesura toutes les atrocités." (B 353)

Condé et Morrison montrent à quel point la femme noire par conséquent développe un bouclier pour se protéger, refusant d’aimer trop («thick love»), car à chaque moment cet amour peut leur être enlevé par un caprice de maître, comment il faut se protéger en ne pas se liant trop à une personne, car la peine et la séparation n’en sont que plus intenses et inguérissables si cette personne s’en va. Toute victime de systèmes patriarcaux et de sociétés misogynes, doit se faire violence pour résister et rester entière.

Remplaçant les "tragic mulattoes", les «Aunt Jemina» et autres stéréotypes (Cumber Dance 1993), les auteures réexaminent de fond en comble la doxa littéraire. Congédiant toute convention romanesque (cohésion du roman, dénouement net, identification de la voix narrative, omniscience du narrateur,... jouant avec la polyphonie, voire l'antiphonie), les auteures cherchent à dérouter leurs audiences. Un nouveau pacte entre narrateur et narrataire s'établit dans ces narrations aux contours vagues et intrigants. (Lionnet 1993: 135-37) Le sentiment, l'impression confortable d'être de mèche avec le personnage, d'être à la hauteur du narrateur omniscient est contré. Prenons l'exemple de l'incipit de Beloved: l'horizon d'attente du lecteur qui s'attend à ce que le fantôme soit traité conformément aux préceptes du fantastique y est déjoué.

Le Poteau mitan chez les Puritains de Salem

Par trois moyens, Condé va développer une «héroïne» à mille lieues de cette icône de docilité, d’obéissance, de respectabilité de la femme noire, mère et maîtresse.

C’est d’abord en accentuant une activité sexuelle de son personnage principal, qui au cours de sa vie imaginée (car à part le premier mari, Tituba telle que nous l’ont laissée les annales de l’Histoire, ne disent rien sur sa vie conjugale). Étant donné que le dénigrement du corps est fortement inscrit dans les valeurs judéo-chrétiennes et à plus fort raison chez les puritains de la "Bay Colony", la Tituba telle que la recrée l’imagination totalement libre de Condé sera une femme plus qu’émancipée. Bien que sa mère adoptive, Man Yaya l’en dissuadera, elle ne se passera pas d’hommes, quel que soit leur âge, leur religion ou encore leur ethnicité. Elle explorera sans scrupules et sans retenue son corps et celui de ses amants qui par ailleurs souvent la laissent sur sa faim (le marron Christopher, par exemple). Quant à l’auto-découverte des plaisirs charnels, une scène assez tôt dans l’autobiographie fictive ou dans la slave narrative, est emblématique. John Indien vient d’être découvert par Tituba qui sent le désir monter en elle, bien que son esprit tutélaire, Man Yaya, l’avertisse contre ce «driveur», contre ce «dragueur» incorrigible.

La narratrice avoue que c'est ni le caractère, ni la personnalité de John qui l'envoûtent36:

Qu'avait-il donc, John Indien, pour que je sois malade de lui? [...] Je savais bien où résidait son principal avantage et je n'osais regarder, en deça de la cordelette de jute qui retenait son pantalon konoko de toile blanche, la butte monumentale de son sexe. (T 36)

Tituba s'est trompée sur toute la ligne quant à son conjoint: il n'est pas question d'une réelle entente entre l'homme et la femme noirs, le premier étant dupe de la réputation de sorcière de Tituba. John est "le bon nègre", serviable à merci, qui finira au rang des accusateurs, "criant de leurs cris, se contorsionnant de leurs contorsions et dénonçant plus haut et plus fort" (T 186).

Dans sa révision de la vie de Tituba, Condé me semble grossir le portrait d'une Tituba lascive, alors que, chez Arthur Miller comme chez Ann Petry (sources non consultées par l'auteure), Tituba est démonisée pour avoir pratiqué du vaudou. Créature diabolique qui choque par ses actes libidineux, ses licences avec la langue, Tituba ne peut que semer le mépris et la haine dans une société puritaine. Dans la révision postmoderne et postcoloniale de la sorcière, la récurrence du "commerce avec Satan", c.-à-d. du plaisir sexuel avec des hommes de tout âge et de toute couleur, de toute appartenance religieuse est frappante. "Vague comparse des esclaves de Salem, pratiquant le 'hoodoo'", Tituba nous apparaît moins une prêtresse vaudoue qu'une femme anachroniquement libérée, dont le discours nous paraît factice. Ainsi, clamer la sexualité effrénée, le plaisir comme antidépresseur dans le régime esclavagiste ampute le récit de son historicité et de sa véridicité. De même que Smith juge les connexions entre le monde réel et surnaturel surfaites, l'auteure met à l'épreuve tout lecteur (désormais classé comme 'conservateur', 'classique') à l'affût d'un mensonge romanesque sonnant vrai. L'ironie postmoderne exploite la distance entre la biographe et ses allocutaires modernes. À l'instar de Chauvet37, précurseur dans la narrativisation de la sexualité féminine noire, Condé va jusqu'à décrire le plaisir solitaire, séquence incongrue vu le cadre historique. Tituba parcourt les "renflements et les courbes" de son corps, s'imaginant que ce n'était plus sa main, mais celle de John qui la caressait ainsi: "Jaillie des profondeurs de mon corps, une marée odorante inonda mes cuisses. Je m'entendis râler dans la nuit" (T 30)38, jouissance d'autant plus honteuse que Tituba repense à sa mère violée sur le pont du Christ the King:

Était-ce ainsi que malgré elle, ma mère avait râlé quand le marin l'avait violée? Alors, je comprenais qu'elle ait voulu épargner à son corps la seconde humiliation d'une possession sans amour et ait tenté de tuer Darnell. (T 31)

Cette trahison du corps, cette jouissance alors même que l'esprit s'y oppose, Sethe la connaît lorsque les neveux lui sucent son lait. L'esclave noire est néantisée par l'opposition entre corps et âme: au moment où Sethe monte l'escalier dans la certitude qu'elle et Paul D y feront l'amour dans le lit étroit, elle se désole que son corps n'y soit pas préparé, que son esprit ait oublié comment fonctionnait le désir39.

Bref, l’hypersexualité de Tituba est un vecteur principal de l’auto-biographie fictive de Tituba Indien car à cause de son identité sexuelle, elle a enduré plus de souffrances que l’autre sexe. La «sorcière noire» va se venger de cette double exploitation, tant par le Blanc que par le Noir, en vivant pleinement les plaisirs charnels. Elle cède aux charmes de John Indien: "La couleur de la peau de John Indien ne lui avait pas causé la moitié des déboires que la mienne m'avait causée" (T 159). Mais malgré son militantisme pour une sexualité sans frein, brisant le joug patriarcal par le libre choix de ses partenaires, cette féministe avant la lettre ne souscrirait pour rien au monde à la doctrine "misovire"40 de son amie Hester, qui déteste la gent masculine. (Smith 1995: 603) Comportement suicidaire, la féministe blanche (bourgeoise) ici introduite est raillée par la protagoniste dans la mesure où Tituba sera en désaccord avec les principes fanatiques. Condé poussera plus loin sa raillerie de quelques grandes figures du féminisme américain, également africain américain. C’est d’abord Adrienne Rich qui est moquée dans Célanire cou-coupé, ensuite Audre Lorde. La première est l’auteure de travaux fondamentaux ayant décrit le mariage comme institution, pendant que la seconde s’est renommée Zami, A New Spelling of My Name.

Nous trouvons ce règlement de compte un peu injuste vu la très grande importance qu’ont eue ces deux Africaines Américains dans la lutte pour les droits et la «visibilité» des homosexuels noirs dans une Amérique très inégale. Les identités «queer» sont ici présentées comme menant à des communautés tout à fait ridicules. En d’autres termes, bien que masquée sous les traits d’Elissa de Kerdoré (un nom très breton), Célanire va être très critique et très incompréhensive à l’égard d’une «secte» lesbienne, bien que son propre Couvent serve à la fois de maison de protection pour orphelins (en Côte d’Ivoire) et bordel. Autrement dit, nous supputons quelques inconsistances dans ce roman qui devrait, une fois de plus, comme Moi, Tituba, faire rire et être un «mock epic». À vrai dire, le personnage comme l’auteure se contredisent parfois dans leurs actes comme dans leurs paroles et le parcours très libéré de Tituba n’exclut pas qu’en fin de compte, elle nous paraît malgré tout encore dichotomique. Elaine Campbell dans un article de 1987, soit un an après la parution du 5ième roman de Condé avait soutenu cette dichotomisation dans un grand nombre de romans féminins et l’avait illustrée à travers les protagonistes de romans d’apprentissage, essentiellement :

With the advent of more women novelists, [the dichotomized protagonist, often written as a woman] is likely to be replaced by female characters who need not define their cultural identities through a correctly chosen mate. She may, like S Bart’s Lougandor women, be matrilineally defined, or (...) avoid sexual entrampment. (Campbell 1987: 143) 

Le démantèlement des mythes et la lutte contre les clichés équivalent chez Condé une moquerie et un recyclage des stéréotypes (on le voit clairement lorsque le poteau mitan, Tituba, séduira le Juif Benjamin Cohen d’Azevedo au point de le convertir à sa “magie”).  Elle-même faisant figure de «grande dame des lettres antillaises», poteau mitan dans le panorama caribéen, Condé n’a pas cessé de libérer la femme de couleur, tout en exprimant son «ire» (Célanire, Fiéla) à l’égard de certaines pionnières du féminisme. Ainsi, Audre Lorde, auteure de «A Burst of Light» est raillée par l’unique titre publié par Elissa de Kerdoré, «Fulgurances», que l’on devine aisément comme sa traduction. Alors que Condé s’attaque exactement aux mêmes restrictions de la liberté féminine, certes de manière moins fanatique, elle semble ici se raviser et tempêter contre ses consoeurs si colériques et si excessives? Par ailleurs, l’héroïne diabolique, mi-homme, mi-femme, Célanire a beau être copié sur le modèle de Frankenstein, semant le désarroi et mettant sens dessus, sens dessous l’ordre eurocentrique, patriarcal et logocentrique de l’univers, le collage me fait violence41.

A chaque nouveau roman, l'écriture condéenne s’abîme et s'engorge: ce dernier verbe étant par ailleurs employé pour exprimer l’effet du désir de Tanella pour Célanire:

Elle se rengorgeait dans cette admiration éperdue (C 86)

Ce verbe fait certainement allusion à la gorge comme zone érogène d’autant plus importante dans l’amour lesbien que le phallus manque, que ces corps qui «se frottent» et ses «seins qui se touchent» reviennent dans les pages de Célanire pour connoter ce qui fait défaut. L’objet dispensateur du plaisir si souvent vanté dans Moi, Tituba, que ce soit chez le Juif Benjamin, malgré son âge, que chez John Indien.

Ce même règlement de compte avec différents courants du féminisme apparaît dans Moi, Tituba, à travers l’intertextualité hawthornienne. Féminisme blanc dépeint comme un comportement suicidaire, Hester Prynne (1940) à travers La lettre écarlate, originalement paru en 1850, mais relatant la société de Boston vers 1640, soit dans ce 17ième siècle qui verra l’hystérie collective se déchaîner à Salem.

Or Condé, quant à elle, se moque bien de la vérisimilitude en décalant les années dans lesquelles sont situées la romance de Hester et Dimmesdale, le procès ignoble qu’eut la femme adultère. Loin de s’occuper de la vérité romanesque, il lui importe par contre de dire son mot sur ce culte féministe42 en Nouvelle Angleterre, d’une part, mais aussi, vu la portée allégorique du roman, en Amérique aujourd’hui. Lorsqu’elle fait converser Tituba avec Hester Prynne, la protagoniste de N. Hawthorne. Auteur qui fait figure de «Founding Father», Hawthorne avait pourtant vu the Civil War comme l’inévitable «outcome» de l’esclavage et avait dit que: «our Northern and Eastern man will swear that from the beginning his only idea was liberty to the blacks and annihilation of slavery» (cité par Thorpe dans The Old South, A Psychohistory, 1972: 213). Avec H.W. Longfellow, John Brown et Abraham Lincoln, il avait vu à quel point les Noirs et les Blancs étaient liés par le sang et par un cannibalisme réciproque que l’abolition seule de la plus grande catastrophe jamais arrivée à l’Amérique, pouvait stopper. Mais c’est donc la femme infidèle, emprisonnée et mise au ban qui intéresse ici Condé. Hester, enceinte, entretient Tituba sur ses idéaux d’un matriarcat, et souligne qu’elle est tout aussi bien une exploitée de la société…

Représentation de la faiblesse masculine: John Indien un lâche un hypocrite, un infidèle, etc.
Maternité problématique: «complainte pour mon enfant perdu».
La marronne plus forte que le marron: déconstruction de quelques mythes fabuleux d’héros masculins antillais…

La comédie de Christopher

L'épisode du marronnage avec les étapes (initiation, acceptation par la bande, co-épouse du chef, puis répudiation) traite irrévérencieusement le seul héros antillais qui soit, le nègre marron. Ici comme ailleurs, Condé s'en prend avec véhémence au mythe que les Martiniquais, atteints du «complexe de Toussaint» (Glissant 1981 : 135) Césaire, puis dans une version "soft" pour employer les mots de Burton chez Glissant même, enfin, Chamoiseau et Confiant (Burton 1997)) n'en finissent pas de compenser par l’adoption des héros d’autrui (les Antilles n’ayant connu que des  «révoltes avortées») l’absence en Martinique d’un grand héros populaire. Mais c’est bien sûr au «genre» que Condé s’en prend: dans sa nouvelle Nana-Ya (Pays mêlé), elle se proposa, par personnage interposé, de détruire le mythe du marron43. Descendante en droite ligne de la légendaire Nanny the Maroon, Jane a épousé un dénommé Georges Pereira Jr. qui nourrit le projet d'écrire L'Histoire de Tacky, le marron jamaïcain qui dirigea en 1760 une des plus grandes rébellions de la région.

En effet, depuis la pièce de Césaire, La Tragédie du Roi Christophe (1963), dramaturgie mondialement la plus connue, l'esclave qui sort des rangs pour guider son peuple vers la liberté est un mythe fondateur, en dépit de la réalité historique: le marronnage est resté, somme toute, marginal aux Antilles françaises. À la fois adoré et contesté dans Le Quatrième siècle, La Case du Commandeur (réédité par Gallimard en 1997), et Mahogany de Glissant, le culte du marron a pour corollaire la dévalorisation du non-marron, l'esclave, homme et femme, qui s'efforçait de se plier aux règles tout en restant fidèle à lui-même. (Burton 1997: 66)  Le "Négateur primordial" (Cailler 1988) n'est en rien, chez Condé, valorisé, le marron incarnant aussi le déficit politique, la faillite à élire des chefs antillais. Rejetant toute mythification, Condé déconstruit la seule mythologie positive qui alimente toujours une littérature vicariante (L'Esclave vieil homme et le molosse de Chamoiseau). Condé refuse d'héroïser le marron parce qu'il s'agit une fois de plus d'un mythe exclusivement masculin, comme l'a bien souligné Burton:

Moins consciemment, le Nègre Marron figure une protestation essentiellement virile contre le monde féminisé de la plantation et de l'ordre assimilé qui lui a pris la relève et, plus profondément encore, la possibilité d'une filiation patrilinéaire [...] en opposition à l'univers matrifocal et matrilinéaire de la plaine. (Burton 1997: 24)

C'est contre l'exclusion de la femme du champ héroïque que Condé proteste par l'invention de l'épisode "Christopher". Rien que par l'anglicisation du nom «Christopher», l'ironie postmoderne et la fonction libératrice assignée à la narration subversive se décèlent. (Arnold 1993: 711-16)

Tout comme le roi Christophe, chef de cuisine qui, une fois roi, devint un despote impitoyable qui copia la cour de Louis XIV, mégalomane et suicidaire, Christopher souffre de la folie des grandeurs. Épris de son culte, soucieux de sa gloire post-mortem, il est démasqué comme un fort mauvais leader, un poltron. Malgré sa coopération et sa collaboration, Tituba entend qu'elle sera oubliée par les générations postérieures:

Christopher entonna de sa voix agréable un chant de sa composition où il vantait sa propre grandeur. Je lui touchai l'épaule: - Et moi, y a-t-il un chant pour moi? Un chant pour Tituba?
Il feignit de prêter l'oreille dans la nuit, puis affirma:
- Non, il n'y en a pas!
Là-dessus, il se mit à ronfler. J'essayai d'en faire autant. (T 236)

Christopher n'en est pas moins celui qui couche avec Tituba parce qu'il croit ainsi s'attribuer ses pouvoirs protecteurs et sorciers. Vil opportuniste, il lui prête un seul rôle, celui de faire l'amour (T 233) et il lui interdit de se mêler aux préparatifs d'une incursion. La séquence sort des oubliettes un autre méfait, la polygamie (africaine), problématique montrée du doigt dans Ségou et Hérémakhonon, triste réalité dans les communautés marronnes pour assurer le repeuplement. À son arrivée dans le camp marron, Tituba surprend "le regard torve" des deux compagnes de Christopher, car "elles s'interrogeaient sur ce qui se passait entre leur homme et moi." (T 232)  Une fois attisée la passion qui, remarquons-le, n'engage que les sens de Tituba, elle choisit le camp de ses rivales, se moquant de lui et de la gent masculine en général.

Tout autre sera son rapport, le seul qui soit pleinement harmonieux, avec Iphigene, qu'elle materne comme si ce fut son fils, voire sa fille. Que le grand marronnage tourne court est doublement souligné par l'échec de l'insurrection et par le fait qu'enceinte de Christopher, Tituba emporte sa fille dans sa tombe. Comme Iphigénie, son jeune amant sera sacrifié sur l'autel du marronnage. La fin tragique et sanglante est prévue par Yao qui, dans un écho à Césaire ("Il faudra que notre mémoire soit envahie de sang." (T 252-3)) donne l'alerte:

– Vous savez ce qui se prépare, que me conseillez-vous?
[...]
– Cela me rappelle une révolte de mon enfance. Elle avait été organisée par Ti-Noël qui n'avait pas encore pris les montagnes et suait toujours sa sueur de nègre sur la plantation Belle-Plaine. Il avait ses hommes plantés partout et à un signal convenu, ils devaient réduire en cendre les Habitations.
[...]
– Et bien, comment tout cela finit-il?
– Dans le sang, comme cela finit toujours! Le temps n'est pas venu de notre libération. (T 252)

Le Ti-Noël à qui fait allusion Yao évoque bien sûr le personnage qui, à côté de Mackandal et M. Lenormand de Mézy, assiste à l'ascension et à la ruine du légendaire Henri Christophe à Sans-Souci, du Royaume de ce monde (Carpentier 1954).

En guise de conclusion,

Dans Tituba, ce thème cyclique du libertinage de la femme est surconnoté parce qu'il met la porte large ouverte à la diabolisation. Fidèle à l'iconographie traditionnelle, Condé peint Tituba sous les traits d'une femme réputée pour son grand appétit sexuel. Pour obtenir l'objet de sa quête amoureuse, elle ne recule pas devant les filtres d'amour, versant quelques gouttes du sang de John Indien sur un tissu rapporté à Abena. Celui qu'elle cherche à posséder a la réputation d'être un grand connaisseur de femmes. John est "un coq qui a couvert la moitié des poules de Carlisle Bay"(T 30). Sans être une beauté (contrairement aux belles sorcières de Mérimée, "Carmen", "Lokis" et "La Vénus d'Ile"), et en dépit de son âge, "négresse" à la peau fripée, édentée, Tituba attire de jeunes hommes, ce dont elle se gêne. Faisant l'amour à un homme qui aurait pu être son fils, Tituba s'excuse d'être aimée par Iphigene. Mais "la lame" de plaisir qui éperonne Iphigene l'emporte vite.

Trait saillant dans la trame narrative, le rapport entre le sexe et le pouvoir est souligné: si ses femmes (ab)usent de leur sexualité, c'est qu'elles y trouvent une "arme miraculeuse" contre l'oppression masculine. Stratagème défensif, la séduction et les charmes féminins leur prodiguent une autorité qui leur est autrement interdite. Une deuxième fonction de l'amour, c'est du moins ce que la narratrice Tituba nous fait croire, c'est qu'il apporte une consolation dans la triste vie d'esclaves: signe avant-coureur de sa diabolisation, la faim quasi insatiable pousse Tituba à employer des hommes qui satisfont son corps. Autrement dit, la sexualité débridée lui sert de drogue contre le réel insoutenable: les hommes sont réduits à des instruments de plaisir, du moins jusqu'à ce qu'elle rencontre Benjamin, le Juif, et Iphigene, avec qui elle vivra un amour porté par de tout autres impulsions.

De même qu'Abena a été violée, Tituba tombe victime d'un viol, structure répétitive. (Smith 1992)  La narratrice nous les relate sans l'effet touchant (rappelons-nous les scènes dans Beloved où le vol du lait, le viol consenti au fossoyeur, bien qu'à peine décrits, suscitent chez le lecteur une compassion réelle, "souillures" ineffaçables). Non que l'horreur décrite soit exagérée, mais le lecteur est finalement peu ému par ce qui arrive:

Pareils à trois grands oiseaux de proie, les hommes pénétrèrent dans ma chambre. Ils avaient enfilé des cagoules de couleur noire, percées seulement de trous pour les yeux et la buée de leurs bouches traversait le tissu. Ils firent rapidement le tour de mon lit. Deux se saisirent de mes bras pendant que le troisième ligotait mes jambes, si serré que je criai de douleur. Puis l'un d'entre eux parla et je reconnus la voix de Samuel Parris [...]:

Confesse que cela est ton œuvre, mais que tu n'as pas agi seule et dénonce tes complices! Good et Osborne, puis les autres!
– Je n'ai pas de complice puisque je n'ai rien fait!
L'un des hommes se mit carrément à cheval sur moi et commença à me marteler le visage de ses poings, durs comme des pierres. Un autre releva ma jupe et enfonça un bâton taillé en pointe dans la partie la plus sensible de mon corps en raillant:
– Prends, prends, c'est la bite de John Indien! Quand je ne fus plus qu'un tas de souffrances, ils s'arrêtèrent et l'un des trois reprit la parole:
– Tu n'est pas la seule créature de l'Antéchrist dans Salem. (T 143-5)

Rien que par l'emploi du mot "cagoule", les "Gentils" puritains sont affiliés au fanatique KuKluxKlan, partant en croisade contre les Noirs sataniques, se vengeant par de macabres amputations sexuelles et de lynchages. Les trois hommes en veulent à John Indien d'avoir fait jouir Tituba. A l'inverse des scènes où le Klan se venge de la sexualité masculine, ils s'en prennent ici à la femme, inspiratrice d'une phobie raciale.

Aux antipodes de cette scène atroce, Tituba se délecte dans les bras de John Indien, de Benjamin, de Christopher et d'Iphigene. Ces scènes d'amour ont beau faire partie de la stratégie subversive de l'écriture condéenne44, la comparaison archicousue entre les vagues de plaisir qui montent et les vagues de la mer n'emballe plus (après p.e. L'Amant de Duras):

Je n'attendais que le moment où il me prendrait et où les vannes de mon corps s'ouvriraient, libérant les eaux du plaisir. (T 35)

Le verbe 'inonder' revient à souhait lorsque, ivre, Tituba se reproche d'avoir oublié son âge avec Iphigene:

J'eus honte de livrer ma vieillesse à ses caresses et je faillis le repousser de toutes mes forces, car en outre, une absurde conviction de commettre un inceste m'envahissait. Puis son désir devint contagieux. Je sentis s'amasser quelque part en moi une lame qui ayant gagné en force et en urgence, déferla, m'inonda, l'inonda, nous inonda et après nous avoir roulés plusieurs fois sur nous-mêmes, au point que nous perdions le souffle et haletions et supplions, apeurés et défaits, nous rejeta sur une anse tranquille, plantée d'amandiers-pays. Nous nous couvrîmes de baisers [...]. Béni soit l'amour qui verse à l'homme l'oubli. Qui fait reculer l'angoisse et la peur! Iphigene et moi rassérénés, nous plongeâmes dans l'eau bienfaisante du sommeil. Nous nageâmes à contre-courant, regardant les poissons-aiguilles faire la cour aux ouassous. Nous séchâmes nos cheveux à la lune. (T 259)

Toutefois, l'appétit d'aimer à droite et à gauche, au-delà de différences de sang et d'âge, de couleur, de religion et de culture, voire de sexe, Tituba s'initiant au plaisir lesbien avec Hester, diabolisent Tituba. La "sorcière condéenne" se met au ban de la «nouvelle société» par le rapport, pervers aux yeux des Puritains, qu'elle entretient avec son corps. Contrairement aux hommes abaissant les femmes au rôle et au rang d'outils pourvoyant du plaisir, Tituba se sert d'eux pour se soustraire à leur pouvoir et aller à contre-courant du pouvoir patriarcal des Puritains45.

Les différentes étapes, de la supposition à l'inculpation de sorcellerie, de l'incarcération jusqu'au procès au cours duquel la déclaration de la sorcière est achetée en échange de sa libération s'esquissent dans l'autobiographie fictive et montrent l'engrenage irrémédiable de la psychose collective qui ravage Salem. Jugée par ses "prunelles verdâtres et froides, astucieuses et retorses, créant le mal parce qu'elles le voyaient partout" (T 58), Tituba est stigmatisée de "laide, grossière, inférieure, parce que [Susanna Endicott] en avait décidé ainsi." (T 44) Dès sa plus "tendre enfance", Tituba n'aura d'autre alternative que de se défendre "bec et ongles" contre le mépris des Blancs vis-à-vis des Noirs, contre le dédain des Puritains qui se montrent particulièrement écoeurés par sa féminité. Pour le Révérend Parris, l'acquéreur de Tituba, la couleur de peau est dès le premier moment un signe damnable. Insécurisé en la voyant si noire, Samuel Parris est convaincu que sa couleur trahit son "commerce" avec Satan. Choqué de les trouver embrassés sur le pont du bateau, le pasteur s'empresse d'unir John et Tituba par le mariage, plus pour éviter le péché sous son propre toit que pour sauver leurs âmes: "Il est certain que la couleur de votre peau est signe de votre damnation, cependant tant que vous serez sous mon toit, vous vous comporterez en chrétiens! Venez faire les prières !", leur crache-t-il. (T 68)

A l'arrivée à Salem, Tituba s'aperçoit que la communauté rurale est pétrie de superstitions:

Combien d'habitants pouvait compter Salem? A peine deux mille assurément et venant de Boston, le lieu semblait vraiment être un trou. Des vaches traversèrent nonchalamment la rue principale, faisant tinter les clochettes suspendues à leur cou et je m'aperçus avec surprise que des bouts de chiffon rouge étaient fixés à leurs cornes. (T 91)

L'incertitude quant aux forces qui régissent la vie et la fortune de chacun, l'ignorance et la méfiance sont très répandues parmi les paysans de Salem. Elevée dans l'esprit animiste de Man Yaya, l'esclave Tituba surprend les Blancs à respecter quelques superstitions particulièrement obscurantistes. Ils se protègent tout aussi bien du Mal par toutes formes d'exutoires, rituels et gestes propitiatoires. Lorsque Tituba apprend que deux femmes ont laissé leur vie dans le lit d'en haut, elle s'empresse d'exorciser la double mort par une cérémonie de purification, que lui enseigne la vieille Judah White, la blanche. (T 94)  La horde des chats ne laisse présager rien de mal, bien au contraire, il s'agit pour elle d'une salutation de bienvenue, alors que pour les habitants superstitieux, la troupe qui infecte Salem annonce de sombres jours:

Ils miaulaient, se couchaient sur le dos, élevant leurs pattes nerveuses, terminées par des griffes acérées. Quelques semaines auparavant, je n'aurais rien trouvé de surnaturel à ce spectacle. A présent, instruite par la bonne Judah White, je compris que les esprits de l'endroit me saluaient. Qu'ils sont enfantins les hommes à peau blanche pour choisir de manifester leurs pouvoirs au travers d'animaux comme le chat! Nous autres, nous préférons des animaux d'une autre envergure: le serpent, par exemple, reptile superbe aux sombres anneaux! (T 94)

L'écart entre deux interprétations du monde, pourtant également superstitieuses, l'incompatibilité entre l'explication des malheurs et des malchances par les Blancs et par les Noirs, croîtra. Dans l'univers hanté de peurs sataniques, face à la bigoterie et à l'ostracisme des Elus, Tituba se cherche une compagnie, que ce soit dans les animaux domestiques, les esprits invisibles, les objets de cartomancie et de magie (le bocal). Tout aussi mise à l'épreuve et angoissée par une vie impitoyable, Tituba se surprend à "réciter des litanies protectrices ou à accomplir des gestes de purification." (T 104)  Convertie aux croyances des Blancs, elle conjure les maux et les afflictions qui la touchent: "les vaches qui meurent en grand nombre", "les enfants pris de convulsion" (T 104), autre écho, semble-t-il à la "quimboiseuse" ou "la séancière" Télumée faisant état des "vaches écumantes, le garrot gonflé de croûtes noires" pour lesquelles elle fit "les gestes que [lui] avait enseignés man Cia." (TM : 226)

Notes

  1. "Les femmes sont des châtaignes, quand elles tombent, elles poussent."
     
  2. Fritz Gracchus, Les lieux de la mère dans les sociétés afroaméricaines. Pour une généalogie du concept de matrifocalité, Thèse de doctorat, Univ de Paris VII, 1978; Éd. Caribéennes/CARE, 1980.
     
  3. Suite à la "disette des nègres", causée tant par la suppression de la traite (1794, 1817, 1831), la mortalité écrasante et la mauvaise conjoncture, les colons vont "faire désirer la maternité" (Lire A. Gautier, Les soeurs de Solitude, Éd. Caribéennes, 1985, chap.4).
     
  4. Fritz Gracchus rejette les termes "matriarcat" ou "matrilinéaire" car ceux-ci présupposent une réelle domination de la mère, ce qu'il contredit. Affergan (Anthropolo­gie à la Martinique, oc, 89) retient d'autre part le terme de matrinucléaire proposé par Alain Certhoux et qui me semble bien correspondre à la définition de "matrifocalité" proposée par Edouard et Bouckson (cité par Gracchus, 288): "La cellule martiniquaise de couleur est matrifocale. C'est à dire que la mère (ou la grand-mère) y joue un rôle primordial de chef de famille. Bien que son rôle soit obscur, elle exerce le pouvoir, l'autorité au sein du foyer."
     
  5. Eleanor Engram, Science, Myth, Reality. The Black Family in One-Half Century of Research, Westport/London: Greenwood Press, 1982, 131.
     
  6. Charles L. McNair, "The Black Family is not a Matriarchal Family Form", The Negro Educational Review, XXVI.2-3, April-July 1975, 96.
     
  7. C. Allen Haney, "Characteristics of Black Women in Male- and Female-Headed Households", Journal of Black Studies, 6.2, December 1975, 156.
     
  8. Lire Beverley Ormerod, "L'aïeule: figure dominante dans l'oeuvre de Simone Schwarz-Bart," Présence Francophone, n° 20, 1980, 95-106.
     
  9. Voir Angelita Dianne Reyes, Crossing the Bridge: The Great Mother in Selected Novels of Toni Morrison, Paule Marschall, SSB and Mariama Bâ, Ph.D, University of Iowa, 1985.
     
  10. Lire à ce propos Yakini Kemp, "Woman and Womanchild: Bonding and Selfhood in Tree West Indian Novels", SAGE, Vol. II, n°1, Spring 1985 et Rosalie Riegle Troester "Turbulence and Tenderness: Mothers, Daughters, and "Othermothers" in Paule Mars­hall's Brown Girl, Brownstones, SAGE, Vol.I, n° 2, Fall 1984.
     
  11. Lire Toni Morrison, "Rootedness: The Ancestor as Foundation" dans Black Women Writers, éd. par Mari Evans, London and Sydney: Pluto Press, 1983, 339-345.
     
  12. Toni Morrison (Lorain, Ohio), 1987; trad. française, C.Bourgois, 1989.
     
  13. Merle Hodge (Trinidad), 1970; trad. française, Karthala, 1982.
     
  14. Jamaica Kincaid (Antigua), New York: Farras, 1985, trad.française, Belfond, 1986.
     
  15. Anthropologie à la Martinique, oc, 95.
     
  16. ibid, 71.
     
  17. ibid, 99.
     
  18. Sur l'universalité du complexe d'Oedipe, consulter l'œuvre d'Edmond et Marie-Cécile Ortigues, Oedipe Africain (Plon, 1973) et V.Y. Mudimbé, L'Odeur du père. Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique Noire (PA, 1982, 9): "le complexe d'Oedipe a une valeur universelle, il est lié à l'existence de la culture en soi [...]. Il est faux de le considérér comme un produit de la famille bourgeoise viennoise, non générisable à d'autres sociétés."
     
  19. Lire à ce propos Jacques André, "L'identité ou le retour du Même. Le discours sur l'identité et la configuration de la parenté", Les Temps Modernes, n°s 441-442, avril-mai 1983, 2026-2047.
     
  20. Ducosson épingle quelques exemples de non-crédibilité de la mère, médiatrice de la Loi: "Parlez français", alors qu'elle ne peut souvent parler que le créole; "Gardez-vous 'propre' pour le mariage", alors qu'elle-même a eu plusieurs grossesses avant le mariage; "Apprenez bien à l'école" alors qu'elle est quasiment analphabète ("La Mère et la loi", CARE, n° 8, mai 1981, 7-23). 
     
  21. Caroline Oudin-Bastide, "Pluie et vent...: fatalisme et aliénation", art.cité.
     
  22. Jean Bellemin-Noël, Le roman familial, Cahiers de l'Univ. de Pau, n° 5, nouvelle série, 1985, 38.
     
  23. Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman, Grasset, 1972, 46.
     
  24. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Chap 3: "L'homme de couleur et la Blanche".
     
  25. René Maran, Un homme pareil aux autres, 1947, A. Michel, 1962.
     
  26. Selon Germaine Guex, citée par Fanon, oc, p.59 et sv. 
     
  27. Wide Sargasso Sea développe le lien non-spéculaire et donc l'issue tragique de la quête identitaire (la fille ne pouvant être le miroir de la mère) dans une famille créole. Voir Ronnie Scharfman, "Mirroring and Mothering in SSB's Pluie et Vent and Jean Rhys Wide Sargasso Sea", art.cité. 
     
  28. Michel Leiris, Contacts de civilisations et de cultures en Martinique et en Guade­loupe, Unesco, 1952, 161.
     
  29. Ibis rouge 2002
     
  30. Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des "Blancs" et des "Noirs", Albin Michel, 1992, 11.
     
  31. Claude Meillassoux, Anthropologie de l'esclavage. Le ventre de fer et d'argent, PUF, 1986, 101-116.
     
  32. Pluie et vent sur Télumée Miracle (Simone Schwarz-Bart), Sula (Morrison), To Da-Duh, in Memoriam (Marshall). Seule Condé réfute l'adulation grand-maternelle, comme en témoigne son dernier roman en date. Sans être autobiographique, interprétation contre laquelle Condé s'est rebellée pour l'ensemble de ses romans, Desirada (1997), histoire de trois générations de femmes, montre que l'amour de la mère et de la grand-mère ne vont pas de soi en milieu antillais.
     
  33. Certes, d'autres voix ont entrepris la même démystification audacieuse (Toni Cade Bambara, Gloria Naylor, Gayl Jones, Ntozake Shange, en Amérique; Bessie Head de l'Afrique du Sud, Botswana, ou à l'Afro-Antillaise Myriam Warner-Vieyra (Sénégal/Guadeloupe).
     
  34. Oscillant entre la mère dévouée et aimante, allant jusqu'à l'automutilation, et la mère meurtrière, immolant son fils, Eva Peace préfigure Sethe, tuant son enfant par bonté et amour maternels. Il n'est pas facile de trancher avec le portrait de la mère morrisonienne: que l'unijambiste se fasse couper la jambe pour toucher une allocation mensuelle plaide pour sa divine bonté, au-delà de l'acceptable. Mettre fin aux jours drogués de son cadet, malade de guerre, est un acte plus difficile à pardonner. Telle est la gageure éthique de la romancière qui nous oblige à reconsidérer constamment les jugements, à peser le pour et le contre de tout. Eva Peace brûle son garçon vif, donnant l'exemple à sa fille Hannah qu'elle n'a pas aimée assez. Sa fille se suicidera, devant ses yeux, par immolation. Dans Tar Baby, Margaret maltraite son fils, se vengeant de ne plus pouvoir être la reine de beauté du Maine, la jolie poupée de Valérian. Médée s'équipe du feu, brûlant de mégots le garçonnet de deux ans. (Otten 1989: 72-4)
     
  35. André Schwarz-Bart traduisait magistralement, dans La Mulâtresse Solitude, roman qui a par ailleurs inspiré l’incipit et l’Epilogue à Moi, Tituba, le déchirement d'une mère qui aime et n'aime pas le fruit de son ventre, enfant bâtarde aux traits contrariés. Avant de prendre définitivement congé de sa "fiente de jaune", elle la bat avec acharnement. Ses réels sentiments sont rendus une fois celle-ci endormie: "Il en fut ainsi le lendemain, le surlendemain et dans les jours qui suivirent. Man Bobette semblait prise de frénésie. Elle y allait de plus en plus fort, avec ce même air buté et incompréhensible sur ses traits. Mais une nuit s'éveillant, l'enfant Rosalie sentit que sa mère était couchée près d'elle et lui caressait les cheveux en pleurant. Elle eût voulu dire quelque chose, saisir cette main: mais elle était si effrayée qu'elle n'osa pas. Soudain elle se rendit compte qu'elle s'endormait sous la caresse, et elle fit tout son possible pour rester éveillée; mais elle n'y n'arriva pas." (André Schwarz-Bart 1972: 64)
     
  36. Bien que dégoûtée par son abjecte servitude et sa servilité exemplaire, Tituba est reconnaissante que John la distraie par des nuits torrides. Reprochée d'aimer trop les hommes par la féministe Hester, Tituba ne nourrit aucune malice à l'égard de l'autre sexe; sa vie libertine lui est source de joie et de sécurité. (Araújo 1994: 223)
     
  37. Dans sa trilogie de bourgeoises de couleur, Amour, Colère, Folie (1968), Chauvet-Vieux n'esquive nullement l'épanouissement (ou son contraire) sexuel des trois soeurs: Claire est la vieille fille qui abhorre le règne des sens pendant que ses soeurs Félicia et Annette, friandes d'amour, s'aveuglent par leurs passions.
     
  38. Claire passe de l'évocation de son plaisir solitaire à une réflexion d'ordre purement philosophique sur la liberté: "saut" qui n'est pas étranger à la narration condéenne: "Ce soir, j'ai dans mes bras un mannequin grandeur Jean Luze. Un mannequin si perfectionné qu'il calmerait les ardeurs de Messaline. Je ferme les yeux, mon corps nu, offert. Voilà mon imagination déchaînée! Cette main qui me caresse est la sienne. Je suis tendue comme un arc. Je murmure son nom en haletant. Ma tête s'affole sur l'oreiller. [...] Je jouis avec lassitude, avec regrets, avec remords comme si mon corps désapprouvait cette dualité.
    La liberté est un pouvoir intime. C'est pourquoi la société y a tracé une limite." (Chauvet 1968: 86)
     
  39. Cette scission corps/âme touche aussi Paul D qui "reporte son regard vers le lit et continue à le regarder. Il lui apparaît comme un endroit d'où il est absent. Au prix d'un effort qui le fait transpirer, il s'arrache une image de lui couché là, sur ce matelas et cette vision le revigore. [...]. Il redescend l'escalier, laissant son image fermement en place sur le lit étroit." (B 373-4)
     
  40. Werewere Liking crée ce concept dans Journal d'une misovire, combinant le grec miso (dans "misanthrope", "misogyne"), et le latin virus, en réplique au womanism d'Alice Walker: Liking écrit contre les hommes, contre l'idéologie patriarcale qui infiltre toutes les sphères de l'activité humaine. (D'Almeida 1995: 19-20)
     
  41. Passons outre les fautes dans le déroulement du récit (C 120), de langue et d’orthographe ("un infusion", C 112; Rapsodie de J. Brahms, C 236, et passim).
     
  42. "On m'a demandé cela (si je suis féministe) cent fois et je ne sais même pas ce que cela veut dire exactement, alors je ne pense pas l'être." (Pfaff 47, cité par Cottenet-Hage 1996: 168)
     
  43. "Ah, détruire ce mythe qui les [les Marrons] entourait!", ce Tacky illustrant "la triste trajectoire des Marrons, champions de la liberté, devenus paradoxalement chiens de garde des Anglais." (Condé 1997b: 155)
     
  44. Comme l'entend Condé (conférence donnée à Bruxelles dans le cadre de 'Dialogues Entrecroisés' de l'ACP, le 25 avril 1995).
     
  45. Dans Desirada, Marie-Noëlle dit sa fatigue de celui avec qui elle dort juste pour s'amuser. Dans un monologue intérieur, elle l'appelle plusieurs fois "un type", pour passer ensuite à la description d'un corps comme objet de plaisir, fonction qui très vite l'apitoie: "[...] elle aurait dû comprendre rien qu'à le voir quel genre de type il était. Un type qui ne peut pas s'imaginer qu'une femme prenne le plaisir comme elle prendrait une potion. Un romantique, un attardé, quoi! Elle regarda avec une nouvelle attention la forme nue allongée à côté d'elle. Rien à dire. Un beau corps d'athlète. Couleur cuivrée. [...] Malgré cela, elle ne ressentait rien pour lui. Qu'une vague reconnaissance pour le plaisir mêlée à quelque chose qui ressemblait à de la pitié." (Condé 1997 : 205)  

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12 juillet 2008

Potomitan

Le hounfor est le temple vodou, il est bati autour du poto-mitan, par lequel les loas (esprits) invoqués descendent.
© Photo Frédéric Gircour.

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