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POINT BARRE 9-10


Spécial Poésie mauricienne

 

par Patricia Laranco

Point Barre 9-10

Il y a lieu de saluer ici tout spécialement l’équipe de POINT BARRE: elle nous offre en effet une véritable – et précieuse – anthologie de 72 pages qui fait le point sur la poésie de l’Île Maurice.

22 poètes se succèdent, en partant des actuels pour aller aux plus anciens

Deux «volets», donc, l’un très brillamment préfacé par le Dr Dev Anil CHINIAH, le second, nettement plus court, par cet autre spécialiste du sujet qu’est Robert FURLONG.

Nous constatons ainsi combien notre poésie est diverse et riche. «Hétéroclite», affirme Chiniah, qui pointe également ce fait notable: «contrairement à ses prédécesseurs plus enclins à chercher, chanter l’ailleurs (et notamment cette France mère des arts et de belles âmes, les poétiques ici étalées […] relèvent d’une volonté d’affirmation de soi et de présence au monde […]».

Le recentrage sur Maurice au travers de la «quête des racines», de la «célébration ancestrale», de la «fascination» tournée vers les «origines» ainsi que vers la formidable richesse que constitue la «diversité culturelle» y côtoie les recherches langagières en français comme en langue créole, les préoccupations «méditatives», teintées de spiritualité, mais, surtout, l’expression de plus en plus émergente, prégnante d’une forme d’érotisme «sublimé» tout à fait particulière.

On sent, en fait, cette poésie ouverte à tous les courants du monde, jusque et y compris (chez Alex JACQUIN-NG), celui d’une provocation plus qu’audacieuse.

Si, comme le signale Chiniah, la «nouvelle» écriture poétique mauricienne est encore loin d’avoir cessé de se chercher (et comment pourrait-il en être autrement dans ce pays «neuf», à héritage colonial marqué et à l’identité plus que complexe?), elle est tout de même bel et bien parvenue à l’âge adulte, en ceci qu’elle assume son incontournable métissage et que, peu à peu, elle apprend à appeler un chat un chat. Dans une Île Maurice dont l’ «identité nationale» est en train de se construire, elle témoigne d’une réelle libération de la parole. Elle s’ancre pleinement dans la vie mauricienne, le ressenti proprement mauricien. Dans ce qu’il ne faut plus hésiter à nommer une CONSCIENCE MAURICIENNE.

Maurice: ni Inde, ni France, ni Madagascar-Afrique. Et, en même temps, tout ceci.

Seul ce dépassement des emprisonnements «communautaires» pouvait autoriser une telle explosion de liberté, de créativité un peu fébrile, qui, par ailleurs, n’aurait pas pu non plus naître sans mise à distance d’une certaine inféodation mentale à l’Europe comme de l’étouffant puritanisme local.

Quant aux «anciens» regroupés en fin de revue (tels DE CHAZAL), ils ont tracé la voie.

De même, l’émergence de l’expression en créole, qui, à présent, trouve sa plénitude chez des auteurs comme Michel DUCASSE, Anil GOPAL et Tahir PIRBHAY.

Passons-les donc en revue, maintenant, tous ces poètes de l’ivresse qui, tous, à leur façon, chantent le métissage et l’amour de la vie.

Certains nous donnent des textes véritablement magnifiques, tels Vinod RUGHOONUNDUN («à l’heure où la pierre bleue parle / entre soleil couchant et soleil levant […] quelque part dans la nuit un voyageur inconnu […] / attend que monte avec la marée / l’ivresse des goémons entre les pétales de corail […] / là où le soleil devient oursin»), la fabuleuse ANANDA DEVI («Je suis écarquillée de désirs»; «Une plume d’oiseau frangée de pluie se déchire entre deux plis d’air»; «Je ne veux plus m’absenter de moi-même»), Umar TIMOL, ce chantre de l’amour mystico-érotique qui assimile la femme à dieu et l’acte d’amour à un culte dans un déferlement de lyrisme incantatoire assez voisin de celui d’Ananda Devi, quoique plus bouillonnant («Tu es femme et la nuit carnassière froisse les tombeaux. Tu es femme et le ciel exsude des flocons de pierre»; «Ma douce. Ma moelleuse»; «Femme-île […] je résilie les ailleurs et m’assermente insulaire»), Khal TORABULLY («les chairs voyageuses des îles»; «Tu es métis pour noyer les sangs / pour reconnaître les traits superposés […] ta danse est à jamais / inconnue de tes racines // Tu es pur nomade des signes […] tu es à naître dans le frottement […] de nos syllabes impossibles d’insulaires»), Sylvestre LE BON («Île / sang à mêler»; «Mêlés en mon sang / La sagacité du balafon / Le bercement du biniou»; «Masinga Bénarès Lorient / L’épopée a couleur de sable»), ou le «chazalien» savoureux Yusuf KADEL (« Les montagnes […] / nous préservent de l’horizon»; «le désert n’a / d’épaule pour personne!»; «Les animaux ne sont bêtes / que par courtoisie»; «L’os / a la peau dure»; «La nuit est pleine lorsque la lune est vide»; «le givre / envie l’eau comme / l’angle envie la courbe / et quand il en a marre…il craque»).

D’autres nous distillent leurs voix, certes moins flamboyantes, mais pour autant, non moins personnelles: Sedley ASSONE le militant de la cause des descendants d’esclaves qui nous assène le vide des racines douloureusement perdues («Mo gramer ti koz malgas  / mo mama ti koz malgas / mwa non / parski kuto blan / ti kup lakord lidantite»), Michel Ducasse l’émouvant, porteur d’une nostalgie discrète, frôleuse, bien «océanindienne» («Cœur océan / Brise câline / Souffle d’enfance / Sur le temps défunt // Je te désais déjà pour t’avoir tant cherché»), Alex JACQUIN-NG qui, tout à l’opposé de Ducasse, se signale par sa crudité dénonciatrice et percutante («L’art est mort / Crucifié à la vingtième page / Des sports»).

Après cela, les « grandes voix d’hier», introduites par Robert Furlong (qui, au passage, nous gratifie d’un bel aphorisme que je ne puis me retenir de citer: «Comment savoir si c’est l’individu qui rejette le poème ou le poème qui rejette l’individu ? / En poésie, on aime ou on n’aime pas»).

Tous les auteurs présentés (parmi lesquels, sans doute, on peut regretter l’absence de MAUNICK) se caractérisent – aux seules exceptions de Léoville LHOMME et de Robert-Edward HART (dont le poème, plein de charme, chante l’attachement qui le lie à son Île) – par une écriture résolument moderne (vers libre et recherche langagière) : ainsi, Raymond CHASLE, qualifié d’adepte d’ «une grande audace formelle», l’incontournable Malcolm de Chazal qui est probablement, avec Maunick, le plus grand poète de l’Île Maurice («L’œil et la bouche sont les deux aimants de la face») ou encore Pierre RENAUD, qui nous élabore une bien plaisante prose poétique, lourde de sens affleurant.

Modernes aussi dans leur mode d’expression, bien que moins «en recherche» au plan langagier, Jean-Claude D’AVOINE qui aborde le thème lancinant de «l’apatride solitaire» qui «hésite / sur la grande voie circulaire / de l’éternelle escale», Jean FANCHETTE («Indienne mer éparse au long des devenirs»), Emmanuel JUSTE, qui nous offre une très belle élégie du métissage («Ayez pitié de nous frères / aux sangs / durs / purs / sûrs […] / Vous avez perdu nos larmes / nos légendes / et nos morts»; «Ovale la vie outre-sang»; «Dans la mémoire du monde / Le métis a la peau dure»; «  monde immonde / qu’on écrit avec un cri»; «L’homme au sang fêlé / porte en brisures oiseaux et mers») et Edwin MICHEL (1905-1932), l’ «un des premiers poètes mauriciens à adopter le vers libre».

Je le répète, ce panorama poétique mauricien nous est précieux.

En filigrane, on y lit toute la complexité de cette terre; tout son problématique rapport aux racines perdues et à la gestion du métissage, cet inévitable fruit du «vivre ensemble» et du mélange des sangs.

Un métissage qui autorise tous les deuils, mais aussi toutes les richesses, les recompositions fécondes.

Tous les panachages intimes de la violence et de la douceur.

La poésie de notre île est une. Métisse et sensuelle. Tendre et potentiellement violente.

Rêveuse et pleine d’élans baroques. Une dans sa diversité.

Mais, par-dessus tout, enrichie de ce rapport particulier, unique qu’elle entretient avec le détournement de tous ses langages.

Mais qu’est-ce que faire poésie?

N’est-ce pas détourner les mots?

N’est-ce pas les ouvrir à la possibilité d’une langue autre, inédite, «inouïe», toujours en mouvement, en voie d’invention ?

Patricia Laranco

boule  boule  boule

 

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