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Le service aux morts
ou 
le samblani

Tony Mardaye

Kevin. © karimsahai.com

Kevin. © karimsahai.com

Audio concernant le Samblani. (1 MB)             

Ce qui construit l’être c’est l’enfance, un entrelacs d’espace, de temps, d’émotions qui détermine son appartenance au monde. C’est  dans l’enfance, bien plus que dans l’adolescence, que l’homme bâtit ses fondations, qu’il maçonne dans une chape de souvenirs,  l’édifiant, de laquelle il puisera tout au long de son existence,  son ferment  et son devenir.

L’enfance se dessine en une réitération de temps qui s’imbrique et revient. Une répétitivité de contingences, d’impositions, d’obligations, une volonté illicite assujettie aux desiderata parentaux, dans lesquels je m’insérais, et j’inscrivais une permanence dans ce temps coercitif, s‘exténuant  au fur et à mesure que les carêmes  se succédait.

De tous les mois défilant le long de l’année, l’enfant que j’étais abhorrait  le mois de novembre. Aucune pétulance, aucune  effervescence dans les réjouissances commémoratives, que ce mois affecté porte ostensiblement dans ses jours. Tout étant convenu, Armistice, célébration et grand-messe. 

Dévots, dévotes suscitent la prière, le recueillement et le souvenir. Indévots, indévotes, athées et croyants hommageaient et rendaient foi à leurs devanciers. Ils se pliaient aux habitudes, à la  coutume voulant qu’ils nettoient,  fleurissent et éclairent les tombes de leurs morts ce jour.

Chacun s’incluait dans la continuité millénaire d’une pratique remontant à la protohistoire de l’homme, en ce mois de novembre ou les morts semoncent les vivants.

Novembre s’offre au reflux de la vie. L’esprit des trépassés rôdait au-dessus de nous. C’est la période de l’année où dans ce laps de temps infime, les portes  du ciel et de l’enfer ouvrent une fenêtre aux  âmes défuntes, afin qu’ils visitent les vivants.

Notre famille, n’y dérogeait pas, nous nous soumettions à la tradition qui voulait que le premier jour de novembre,  soit consacré au «samblani  ou shanblanni». L’une des rares pratiques de la religion hindoue qui se perpétuait au sein de la famille, qu’enfant  je percevais.

Quelque loin que me je me souvienne des éclats de cette temporalité, dès les approchants du mois mortuaire ou funèbre, les remembrances affleurent à mon esprit et je me remémore le cérémonial du samblani, dont les préparatifs débutaient la veille du premier jour de novembre.

Ma mère mettait à tremper dans une bassine en fer, une  variété de riz rond toute la nuit. Au matin, le riz  imbibé  d’eau devenait fiable, elle l’écrasait afin d’en faire de la farine, qu’elle réservait pour la préparation des beignets sucrés, l’un des mets composant le repas des morts.

Le lieu cultuel se situait chez mon grand-père. Ce jour, sa maison devenait un temple ou un cimetière, un lieu consacré à l’observance cérémonielle, un lieu revêtant un caractère quelque peu sacré, dédié à une action rituelle. 

Nous habitions à des kilomètres de là, et au-devant jour, mon père embarquait la famille et les provisions dans sa 404 blanche (une Peugeot rutilante achetée d’occasion), nous quittions le F4 de la Dillon, que mes parents louaient à la S.I.M.A.G depuis que le cyclone Beulha nous avait chassé des Terres-Sainvilles.

Peu de temps après, nous accostions à l’îlet d’Obéro. Mon père saluait son père, puis s’empressait de déguerpir, ayant forcément à faire ailleurs, à s’occuper de ses coqs, de ses maîtresses, il vaquait à son ordinaire, il repasserait plus tard…

Nous débarquions dans la  maison du grand-père, une  espèce de cottage créole surélevé, afin de se prémunir des eaux lors des débordements de la rivière, des inondations,  des tempêtes et des cyclones. Il s’apparentait à une grande bâtisse  en bois et en ciment, de cinq grandes pièces, à laquelle se surajoutaient deux autres constructions  mitoyennes et englobées de deux pièces chacune, servant de logement à la domesticité, et séparées par un long couloir intérieur, qui finalement au fil du temps, était devenu une pièce à part entière. L’ensemble s’affublait deux autres couloirs permettant la circulation intérieure entre les trois maisons en une et la cuisine.

L’appréhension de l’espace et l’agencement des pièces relevait du génie antillais, dès lors qu’il s’agissait de maximiser  un espace minime ou un tant soit peu restreint; quoique le Martiniquais ait  propension à cimenter la moindre parcelle de terrain lui appartenant.

Ma mère se retrouvait en compagnie d’autres femmes de ma  famille paternelle, venues prêter main forte à cette occasion. Elles s’enquéraient  de l’état de santé d’untel et unetelle, elles s’informaient de leur petite vie, elles comméraient, elles prenaient des milans… 

Puis, les sourires se départaient des visages, et comme un seul homme toutes ces  femmes se mettaient à la tâche et le bruit  s’envolait des  quatre murs en bois sous tôle de la cuisine. 

Un charivari de casseroles «ralées» ou entrechoquées, de bassines raclées  sur sol bétonné, de faitouts frottés qui tintamarraient lorsqu’ils rencontraient le «par-terre», de «gwo-kaswol» récurés avec du sable, des «kannari1» frottés avec du Jex2, de robinet d’eau fuyant qui grinçait, de tuyauterie percée qui tremblait. 

Viande et os coupés sur billot en bois, les réchauds à pétrole vrombissaient sous les faitouts en ébullition qui sifflaient des vapeurs d’eau. Le bruit se faisait entendre comme une agitation, la cuisine se mouvait bruyamment dans un  grand dérangement, l’heure s’accordait au tintouin.

Et nous étions là, embarrassés avec nous-mêmes, ne pouvant turbuler ou chahuter, plongés dans l’ennui et tenaillés par la faim. Nous n’avions droit qu’à de l’eau, nous ne  pouvions rompre le jeûne et transgresser l’interdit tout enfant que nous étions, car ce jour instituait la règle: préséance déjeûnatoire et dînatoire était donnée aux morts.

Les manman-j’ai-faim à répétition, finissaient systématiquement par deux calottes et un ti manmaye soti douvan mwen!3 Il valait mieux prendre son mal en patience, plutôt que de se faire calotter devant les jeunes demoiselles et mettre un pleuré à terre.

Je restais posé sur mon corps, empreint d’un grand embarras, le visage talé, j’étais tourmenté comme un «tiwara4». Je longeais le devant de la maison, m’installant sous le poirier-pays ou allant en dessous du caïmitier pour voir si j’apercevais une caïmite mûre. Il n’y avait rien à faire chez mon grand-père, je ne pouvais  me rendre à la rivière, nous étions encore en saison d’hivernage et elle était grosse. Je ne pouvais non plus me battre avec mes cousins, je devais être un enfant sage pour ne pas faire honte à ma mère.

Les filles jouaient entre elles, ne supportant pas la présence des garçons autour de moi, j’ambulais solitaire dans le quartier, puis je revenais sur mes pas afin d’aider autant que  je le pouvais.

La maison était purifiée, lavée avec une eau où avaient trempé diverses herbes et plantes dont du vèpèlè et du safran antillais pour celles dont je me souviens.

Notre mère, nos tantes et parentèle toujours affairées dans la cuisine, dont le cœur battait comme un  être animé, recevait  un désordre apparent dans un ordre certain, continûment et  sans chef pour coordonner  le travail, tout se faisait en temps et en heure. 

Les réchauds à pétrole à même le sol  continuaient de brondir ou de souffler, les brûleurs à gaz de siffler ou de toussoter, les  fours à charbon de crépiter ou de grésiller. La cuisine était un assourdissement, un vacarme. Des sons s’échappaient des faitouts avec ce bruit si particulier, les bourdonnements répondaient aux bruissements, les crépitements de l’huile aux  pétillements de la morue qui rôtissait.

Les odeurs s’exhalaient, le fumet du poisson, la viande grillée, les senteurs sucrées se mélangeaient aux fragrances épicées. De grands bruits auditionnaient le boucan, des coups coutelas portés avec violence sur la viande de mouton et de cabri. Elles fendaient les os, lorsque les chiens attachés jappaient au passage des motocyclistes, dont les vespas et les mobylettes  pétaradaient  au 2,5 kilomètres  route de Balata.

Après le lavage de la maison à l’eau safranée, la grande pièce de la salle à manger se décorait de feuilles et de fleurs, on festonnait les murs de lilas des Indes.

Une ou plusieurs nappes blanches posées à même le plancher, de nombreuses feuilles de banane mises sur ces nappes blanches, l’autel était dressé, sur lequel les photos des défunts trônaient, entourées de bouteilles d’alcool, de diverses marques de rhum, de vins, de liqueur, de paquets de cigarettes, de cocos secs coupés en deux et de fruits  qui s’agrégeaient pour former la table des morts.

La cuisson des aliments se poursuivait. A tous les plats, nos cuisinières adjoignaient du mandja5,  tout n’était que colbou6  pimenté: colbou de poulet, colbou de cabri,  colbou de mouton, et pour accompagner les viandes,  le riz senti-caca proposé.

Une variété de riz rouge, qui empuantissait la pièce lors de sa cuisson. Les lentilles préparées avec du mandja, elles aussi,  consommaient doucement sous des charbons rougeoyants. Les plats s’amoncelaient, les marinades7, les beignets sucrés,  les beignets de riz, les beignets de banane sortaient des poêles à frire. Tout le manger  était salé, épicé, pimenté et sucré plus que d’habitude, mais interdiction faite de goûter aux plats.

La maison  était encensée avec du benjoin, du camphre et de l’encens naturel. L’après–midi passait, mon grand-père vêtu d’un pantalon blanc, d’un haut blanc, et d’une ceinture rouge, les pieds nus, et bien qu’aveugle, était celui qui recevait les morts.

Dix-huit heures, l’illumination.

– Les morts arrivent parmi nous!

On  percevait ou on ressentait leur arrivée, qu’ils manifestaient  par une petite brise qui remplissait la pièce et branlait la flamme des bougies ou la faisait frétiller, il y avait comme une vibration particulière à ce moment précis, les officiants  et les célébrants se regardaient, et d’un la phrase fusait: «yo rivé!»  Les morts se sont annoncés…

Les plats sont dressés, les enfants les disposaient à même le sol en fonction des indications des adultes. L’assiettée se composait  d’un peu  de riz, de colbou de poulet, de mouton, de cabri, de poisson, de morue rôtie, de lentilles, de marinades et d’autres mets, dont vivant les morts  furent friands.

Les bouteilles étaient ouvertes, on servait du vin, du rhum dans un verre à un mort, puis à un autre mort, puis on allumait des cigarettes (Mélias, Gauloises ou autres) qu’ils fumaient de leur vivant, qu’on laissait consumer dans des cendriers. Puis nos parents nous faisaient un cours de généalogie: 

– C’est Xavier, il est mort avant que tu naisses, c’est le frère de…

Les vivants parlaient des morts, les ressouvenant et les tirant de l’oubli.

Vingt heures approchaient, c’est l’heure du retrait.

Les morts retournent d’où ils viennent, ils s’en vont en silence vers l’absence.

Vingt heures une minute, c’est l’heure des vivants, le matalon est frappé, les talons8 retentissaient, mes parents musiquaient.

Les convives  se «régalaient» des plats qui furent servis aux morts et récupéraient de la nourriture. Rien ne devait rester dans les assiettes,  faitouts et casseroles, tout devait être consommé.

Et voilà que  nos parents nous obligeaient à manger le reste du repas des morts. Ma sœur et moi-même en avions horreur. Les plats étaient fades, sans saveur, sans sel, sans piment, sans sucre, des plats sans substance, c’est comme si on mâchait rien, on remâchait de la fadeur, on se mettait près de la fenêtre afin de pouvoir cracher cette «mixture» sans être vu, que les rats  sortant de sous la maison s’empressaient de dévorer.

Je rouspétais auprès de ma mère, qui m’expliquait que si les plats m’affadissaient c’est que les morts s’étaient sustentés de ces mets, ils en avaient capté la substance, s’étaient nourris de la quintessence, absorbé le sel, le sucre, le piment des aliments, mais malgré tout, nous devions quand même les manger pour leur faire honneur. 

Vingt-deux heures, l’heure du départ, la fête continuait, arrosée de rhum… ils se ressouvenaient des leurs, de leurs parents, ils les racontaient, ils contaient les anecdotes de leur vie.

Mes parents s’en allaient, ils avaient des enfants à coucher, après avoir pris soin de faire  provisions de  nourriture, car le lendemain matin des voisins viendraient chercher ces plats que mon père et ma mère leur avaient mis de côté. Nous étions dans un partage permanent et un échange incessant.

Mon aînesse et moi-même étions toujours interloqués que des gens, n’étant pas contraints puissent manger le repas des morts.

Grand bien leur fasse! Enfant, nous détestions ce jour et tout ce qui accommodait ce jour. Adulte, la nostalgie nous gagne.

Tony Mardaye

boule   boule   boule

Notes

  1. Marmite
     
  2. Paille de fer ayant la particularité de vous piquer aux doigts et de causer des plaies purulentes.
     
  3. Une paire de claques et allez jouer ailleurs!
     
  4. Cette expression fut souventes fois entendue durant l’enfance, renvoie plus sûrement à une image qu’à un concept explicatif. Elle décrit un état par analogie.
    Le tiwara à ne pas confondre avec le ti rara ou tirara (crecelle)  instrument de musique enfantin qui était utilisé pendant le carême, donna naissance à cette  expression: «on kon an ti rara» qui décrit le comportement d’une personne à un moment donné  qui est particulièrement irritante, énervante ou horripilante dont on veut s’éloigner au plus vite, à l’instar des joueurs de ti rara.
    Je ne connais pas  l’origine de l’expression: «ou tourmanté kon an ti wara», néanmoins je propose une explication.  Cette phrase est énoncée lorsque l’enfant fait des manières avec  son corps, son visage, sa bouche,  quand il fait des simagrées, mais son attitude  reflète un réel désarroi  ou un profond ennui.  
    Le Ti wara à mon sens renvoie à l’Afrique: «être mythique, Chi ou Ti Wara, né de l'union de la vieille mère terre, Mousso Koroni, et d'un serpent. Il est donc en partie homme, en partie antilope, et en partie fourmilier; c'est lui qui apprit aux Bamanas ou Bambaras à cultiver le sol..»  ou peut-être  aux statues (Cimier tiwara bambara) dont les formes sont pour le moins tourmentées.  
    Ou peut-être: le Tirawa (Voûte des Cieux) trouve une correspondance dans la cosmogonie amérindienne des Pawnées  un peuple originaire du Nebraska  et de l’Arkansas actuel. Il s’agirait d’un dieu de la création  de l’accouplement et de la procréation, c’est le créateur du monde. C’est aussi un dieu à l’humeur changeante, qui faillit faire disparaître l’humanité lors du déluge. 
    L’histoire montre que les Amérindiens des petites Antilles sont apparentés à  ceux de l’Amérique du Nord, certaines théories migratoires les font directement venir du continent nord américain. 
    Par ailleurs nous savons que nous conservons la mémoire des dieux anciens dans les mois : Janvier, mai, mars, juin, dans les jours de la semaine et aussi  dans le langage des expressions qui sont liées à «ces dieux»: avoir une peur panique,  ce qui fait référence au dieu Pan ou encore  l’expression ops ou oups. 
    De là à imaginer  que «ou tourmanté kon an ti wara» pourrait faire référence à ce dieu pourquoi pas d’autant:    Le groupe du père (...) capture symboliquement un jeune enfant (...), le sacralise par une série d'onctions qui ont pour objet de l'identifier à Tirawa, divinité suprême du monde céleste (Lévi-Strauss, Anthropol. struct., 1958, p. 264).
    On peut imaginer que cet enfant divinisé, à qui tout  était permis (supposition) se montrait particulièrement capricieux…. 
     
  5. Curcuma
     
  6. Colombo
     
  7. Accras
     
  8. Cymbales utilisées par les koulis.

Viré monté