Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Un chocolat dans une tasse de faïence de Sarreguemines
à bord du vapeur Roroïma dans la rade de Saint-Pierre
de Martinique le matin fatidique du 8 mai 1902

Charles W. Scheel
Schœlcher, 11 novembre 2019

La visite de musées peut rendre blasé. Ainsi trouve-t-on des amphores antiques, grecques ou romaines, partout en Europe et sur les rives sud de la Méditerranée, et des armes ou des éclats de faïences portugaises ou espagnoles quasiment partout dans le monde. Les marchandises n'ont pas attendu les porteurs de containers pour voyager, et il faut un détail spécifique ou une coïncidence frappante pour que nous y portions davantage qu'une seconde d'attention.

C'est ce qui s'est passé pour l'auteur de ces lignes le dimanche 22 septembre dernier, lors d'une visite du Fort Saint-Louis en Martinique, à l'occasion des Journées européennes du patrimoine. Il y est allé pour découvrir – enfin ! – cette forteresse de la Caraïbe dont l'histoire est plutôt mouvementée. Pour faire très court, c'est elle, construite à partir de 1676 selon les plans d'un disciple de Vauban et nommée Fort Louis en l'honneur de Louis XIV, qui a permis le développement de la ville de Fort-Royal (aujourd'hui Fort-de-France) qui, devient alors la capitale administrative de la Martinique, alors que Saint-Pierre demeure la capitale économique jusqu'en 1902. Après la Seconde Guerre mondiale, le Fort Saint-Louis est attribué à la Marine nationale qui en fait sa base navale aux Antilles pour quatre ou cinq navires militaires, quelques centaines de marins – et une colonie d'iguanes au pied de ses murailles.

Trésors de naufrages

Tout cela était déjà fascinant mais, surprise, la visite était agrémentée par une exposition spéciale de l'ARVPAM intitulée «Trésors de naufrages» («Le Roraïma» / Lieu: Saint-Pierre / Site: EA 1007 / Prêt: DRASSM ), présentant «des biens culturels découverts depuis près de trente ans lors de fouilles d'archéologie sous-marine dans la baie de Saint-Pierre» au fond de laquelle reposent des dizaines d'épaves depuis l'éruption catastrophique de la Montagne Pelée le 8 mai 1902. Et voilà que parmi les vieilles lampes de coursives, poêlons, pots de moutarde en grès et autres objets récupérés par les plongeurs dans l'épave du «Roraïma 1883-1902», réunis sur une table, le regard est attiré par deux petites «assiettes décor floral bleu».

Regarde, c'est du Sarreguemines!” “Tu crois? dit ma femme, on trouve ces motifs-là partout...” “Ah non, tu m'as servi une portion de tarte pas plus tard qu'hier au goûter, dans une assiette dessert de notre service de table, avec la même branche de cerisier en fleurs et la même bordure de rinceau de feuilles de vigne”. En l'occurrence, il s'agit du service «Carmen-Terre de Fer», estampillé Sarreguemines / France, trouvé dans une brocante à Paris en 1995 et déménagé en Martinique en 2012. En sus du motif floral, chaque pièce comporte une représentation de papillon, de libellule, ou d'abeille. Appelé en arbitre de ce différent conjugal, l'organisateur de l'exposition, M. Jean-Sébastien France, nous permet de prendre en main les objets (en fait des soucoupes pour grandes tasses) et de les retourner. Le poinçon est clair: un écusson couronné, entouré de la mention DIGOIN-SARREGUEMINES. On avait donc raison.

A partir de là se pose une série d'interrogations. Comment des pièces de ce service de table fabriqué en Moselle-Est (annexée, avec l'Alsace,  par l'Allemagne entre 1870 et 1918) se sont-elles retrouvées sur ce bateau en 1902? Bien des informations sont fournies par le DRASSM (Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines, basé à Marseille), car le Roraïma est l'épave de Saint-Pierre la plus connue, ne serait-ce que pour être la plus grande et pour son destin particulièrement cruel: le «Roraïma» est arrivé à Saint-Pierre le 8 mai 1902, à peine quelques heures avant l’éruption fatale! «Gravement endommagé par la nuée ardente et le raz-de-marée qui s’ensuit, le navire et sa cargaison de potassium continuèrent à brûler pendant trois jours avant que le navire moribond finisse par sombrer. Sur les 68 passagers et membres de l’équipage, 11 survivront. Soixante douze ans après, en 1974, Michel Météry, qui a entrepris l'exploration de la baie de Saint-Pierre, retrouve l'épave du «Roraïma» par 50 mètres de fond.»

Trésors de naufrages

Photograph from album that includes views of Martinique and destruction, dead, and rubble from the eruption
of the Mt. Pelee volcano, May 1902. The album comprises 61 photographic prints. It was published by W. G. Cooper,
who operated a photography studio in Bridgetown, Barbados.

Le SS Roraima était un navire à vapeur mixte (passagers et cargo) de 103 mètres de long, construit par les chantiers navals Aitken & Mansel, Whiteinch de Glasgow. Il avait navigué sous le nom SS Ghazee de 1883 à 1900 pour la Mogul Line Ltd. - Bombay & Persia S.S. Co. (Mumbai), puis à partir de 1900 pour la Quebec Steamship Co. (Québec). Avant son naufrage, il était parti de Montréal avec une cargaison de potassium, et avait fait escale aux Bermudes et à la Barbade avant d'entrer dans la rade de Saint-Pierre le 8 mai 1902 fatal. Sa destruction par la nuée ardente en provenance du volcan et le tsunami subséquent a fait 53 victimes, dont le capitaine, G. T. Muggah.

Une autre question qui se pose est celle-ci: qui sur le bateau se servait de cette vaisselle de faïence de Sarreguemines, décorée à la main? Il est probable que les deux soucoupes retrouvées faisaient partie d'un service utilisé pour la table du capitaine et des passagers de première classe. Des détails sur l'histoire du bateau ont été publiés en anglais en 2006 par Jim Kalafus, un chercheur américain spécialisé dans les épaves, à l'occasion du 104e anniversaire du naufrage du Roraïma (www.encyclopedia-titanica.org). Parmi les rescapés du bateau, le commissaire adjoint Thompson et l'officier Ellery Scott avaient raconté l'horrible fin du capitaine, brûlé par la boule de feu et tombé par dessus bord juste après avoir réussi à hurler «Levez l'ancre!», opération qui n'a jamais pu être réalisée car tous les marins surpris sur le pont étaient morts ou à l'agonie.

Il reste également le témoignage de Clara King, une Barbadienne, nurse des trois enfants de la famille de Clement Stokes, de Gramercy Park à New York. Elle était dans la cabine avec le bébé et la petite Rita, qu'elle habillait pour monter prendre le petit-déjeuner, quand la nuée ardente a frappé le bateau. Le bébé a étouffé rapidement, Rita était brûlée aux mains. Sur le pont, le jeune frère était mort et la mère, dont la gorge était brûlée, a pu demander à la nurse, après avoir sucé un morceau de glace, de confier Rita à sa tante, avant d'expirer. Clara King et la petite Rita ont été emmenées à l'avant du bateau qui brûlait, avant d'être recueillies vers trois heures de l'après-midi par le premier bateau de secours, le Suchet, et de pouvoir s'éloigner enfin du lieu du désastre.

Avant que la nuée ardente ne soit venue frapper le Roraïma, on peut imaginer que le steward du capitaine avait mis la table du petit-déjeuner avec les belles pièces du service de Sarreguemines et s'apprêtait à servir le chocolat des enfants dans les tasses désormais disparues. Seules deux soucoupes ont été retrouvées par Michel Météry à cinquante mètres de profondeur il y a plus de quarante ans déjà, avant d'être exposées au Fort Saint-Louis il y a quelques semaines à peine.

Charles W. Scheel
Schœlcher, 11 novembre 2019

Charles W. Scheel est professeur de littérature américaine au campus de Schœlcher de l'Université des Antilles. De 1995 à 2003, il a été maître de conférences d'anglais au Département d'IUT Logistique et Transport du Centre Universitaire de Sarreguemines en Moselle-Est, à quelques centaines de mètres des anciennes faïenceries qui ont fait la réputation de la ville pendant plus d'un siècle.

*

 Viré monté