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L’esclave du Ponant / Recouvrance
(en écriture)

José Le Moigne

Depuis ce jour, Jean Mor s’était rendu maintes fois à Recouvrance. La première fois, Iffig Troadec, l’avait toisé des pieds jusqu’à la tête. Le passeur se demandait s’il était dans ses attributions de faire traverser la Penfeld à ce jeune noir en habit de carnaval. Mais, comme d’une main tremblante Jean Mor lui tendait le petit sou d’usage, il s’était décidé. N’est-ce pas, en ce bas monde l’argent n’avait pas de couleur! A présent, l’un et l’autre, sans aller jusqu’à la camaraderie, s’étaient apprivoisés. Dès qu’il voyait Jean Mor s’avancer sur la grève, au pied du château, où il amarrait son bac, d’une voie bourrue où l’ironie le disputait à la condescendance, le passeur, s’exclamait:

— Gast, noiraud, un peu plus et je partais sans toi!

— Toi, tu ne payes rien pour attendre, pensait le jeune noir. Comptes sur moi pour te dire ton fait dès que je serais libre!

En attendant il pliait sous l’injure et, pour se donner une contenance, souriait avec une telle application qu’Iffig Troadec se demandait si son passager était simple d’esprit ou si cette grimace était commune à tous les moricauds.

Avec ses montées et ses descentes s’étageant dans le sens du vent, le faubourg de la rive droite, tout en pleins et en déliés, ressemblait à une page d’écriture et Jean Mor, dès qu’il eut posé le pied sur le pavé, trouva, qu’au propre comme au figuré, on respirait mieux à Recouvrance. Rue de la porte, dans l’enfilade qui menait de la rivière jusqu’aux remparts et à la porte du Conquet, un cabaret, une auberge ou une taverne, occupaient le seuil de presque toutes les maisons et, campée près de la tour Tanguy, l’Épée Couronnée n’était que la première étape de ce pèlerinage de la soif et des plaisirs violents.

Le mobilier de L’épée Couronnée ne payait pas de mine. Deux bancs boiteux, autour d’une grande table centrale, en bois mal équarri, attendaient les clients peu nombreux à cette heure; des tonneaux vides entourés d’escabeaux servaient de tables; enfin, dans le fond de la pièce, dans le foyer d’une grande cheminée au manteau couvert de pots d’étain, brûlait un feu de tourbe.

— Hello! Black boy! hurlait le canonnier dès que Jean Mor, apparaissait sur le seuil de l’auberge en lorgnant l’unique poutre du plafond bas comme si elle allait sans prévenir choir sur lui, quoi de neuf, matelot?

Corentin Thépault avait navigué autrefois à la course. Oui, messieurs, sous le pavillon de Loyson de La Rondinièr! Aussi, pour que cela se sache bien, assaisonnait-il certains de ses propos d’anglais de basse-cour.

Pas moyen d’y échapper. Comme toujours, Corentin commença par raconter ses exploits de corsaire. À l’en croire, il s’était emparé à lui seul de vingt frégates et Jean Mor, se souvenant des conteurs que jadis il avait entendu à Saint-Pierre, se disait que le robuste canonnier, capable en quelques mots de transformer une simple pinasse en vaisseau à trois ponts, n’avait rien à leur envier.

— Alors! Encore rien? demanda Corentin en faisait allusion au lieutenant de Noz.

— Non! Monsieur de Noz tire lof sur lof mais n’apponte jamais; mais c’est égal, j’ai appris la patience.

Toujours la même question et la même réponse … le même effet aussi. Corentin commandait un cruchon et dès lors il semblait que seul le cidre, que le robuste canonnier biberonnait en de franches lippées, pouvait encore l’intéresser.

Jean Mor, au fil des semaines, s’était habitué à la boisson bretonne. Il ne se contentait plus maintenant d’une seule bolée, mais, sous l’amical magister de Corentin Thépault, cela restait sans conséquence. Il était un peu gris quand il quittait le cabaret, mais il pouvait regagner le château Plusquellec sans la moindre inquiétude. Certes, il titubait un peu sur le chemin mais, il le savait pertinemment, à peine serait-il sur le bac que l’air vif de la rade se chargerait de lui remettre les idées bien en place.

Fin décembre 1762. Jean Mor en est persuadé. Son affranchissement, ce sera pour Noël et il le dit à Corentin Thépault.

— Noël! interrogea le canonnier. Tu en es bien certain? Qu’est-ce qui te fait dire ça? Pourquoi Noël plutôt que Pâques ou bien la Trinité!

— Parce que le seul affranchissement que j’ai vu sur la plantation c’était un jour de Noël. J’étais enfant. Après la messe de minuit à laquelle tout le monde était obligé d’assister, le maître nous fit mettre en carré devant la chapelle, invita un vieil esclave à venir près de lui, lui donna du Papa Simon car il l’avait vu toute sa vie, et lui tendit, avec force salamalecs, ses papiers d’homme libre. Ce que Jean Mor omettait de dire, car l’admettre c’était en quelque sorte altérer ses espoirs, c’est que, sou après sou, année après année, en vendant les légumes de son jardin créole, le vieil homme avait racheté sa liberté; au moindre coût d’ailleurs car, le maître, en même temps qu'il invitait les esclaves à la résignation, se débarrassait d’une bouche devenue inutile. Quoique Jean Mor ne soit ni un jobard ni un candide, sachant que dans le fond il n’avait pas d’autre choix, il s’acharnait à croire que pour Noël toutes les promesses seraient tenues.

Se sentant compris du canonnier et persuadé de plus qu’un jour ou l’autre un type de cette carrure avait posé son sac en Martinique, Jean Mor aurait aimé poursuivre un peu; mais la porte s’ouvrit soufflant les conversations comme une bougie éteinte par un courant d’air inattendu. L’homme, qui par son entrée provoquait ce séisme, était petit, insignifiant au premier regard. Son visage était d’une blancheur étonnante, de cette blancheur que l’on imagine aux moines vivant reclus au fond d’un monastère de montagne, très saugrenue dans cette taverne de marin où même la peau de Louis Marec, le tenancier, ressemblait à du cuir cuit et recuit par les vents de l’ailleurs.  En cette heure matinale, on ne se bousculait dans la salle de l’Épée Couronnée où de rares buveurs léchaient leur cidre en ordre dispersé. Cependant, dès l’entrée du petit personnage, vêtu de noir du chapeau jusqu’au bas, ces hommes rudes aux épaules puissantes et à la peau tannée, reculèrent d’instinct finissant par se regrouper, à la manière des régiments qui forment le carré, dans le fond de la salle.

— Qui est-ce? demanda du regard Jean Mor qui avait remarqué la répugnance et la crainte instinctive que provoquait le petit homme.

— C’est Monsieur de Quimper, répondit Corentin à la question muette. Gast! Mais que fait-il ici, je n’ai pourtant pas entendu parler de pendaison. Sans doute un prisonnier à tourmenter dans les geôles du château.

— Monsieur de Quimper? insista Jean Mor.

— Tu ne sais pas qui est Monsieur de Quimper! Pourtant, chaque fois que tu rentres chez toi par Kéravel, tu passes devant chez lui. Tu vois cette bicoque noire, aux volets toujours clos, près de la grosse pierre à l’angle de la venelle qui mène au Grand Collège? C’est la maison que la ville met à la disposition de Monsieur de Quimper chaque fois qu’il officie à Brest. Tout ce que je te souhaite, c’est de n’avoir jamais affaire à lui …

— Pourquoi?

— C’est simple. Il n’y a pas de bourreau à Brest aussi, quand une exécution est programmée, on fait venir le bourreau de Quimper. Monsieur de Quimper est celui-là.

Sur ces mots prononcés d’un ton funèbre et accablé, Corentin, tout en le dissimulant du mieux qu’il pouvait, esquissa un signe de la croix.

C’était la première fois qu’il voyait le bourreau à Recouvrance et cette présence était d’autant plus étonnante que Monsieur de Quimper ne sortait d’habitude de chez lui, où il attendait avec une patience qui donnait le frisson, que le moment venu le moment d’exercer son office.

Corentin pris son chapeau et, comme si toute l’assemblée n’attendait que ce signal, en moins de temps qu’il faut à une goélette pour affaler par un jour de grand vent, la salle fut vidée et il ne resta plus dans la taverne que Monsieur de Quimper et Louis Marec dont la main serait une cruche à la briser.

Déjà, Jean Mor embarquait sur le bac.

— Eh, moricaud, tu l’as vu? demanda Troadec d’une voix émoustillée avant de faire à son tour le signe de la croix en ajoutant:

— Que Dieu nous garde d’avoir un jour affaire à lui …

Ce jour-là, Jean Mor décida d’éviter Kéravel et de passer par la rue de Siam.

Voilà, il avait obliqué dans la rue de la rampe et ne se trouvait plus qu’à quelques pas du château Plusquellec. Était-ce le destin qui avait sorti de sa gangue de boue le gros pavé contre lequel il venait de buter. Plus tard, Jean Mor, fut enclin de le croire. En attentant, comme hélas il fallait s’y attendre, Madame de Plusquellec, qui à son habitude guettait de sa fenêtre, pris tout son temps pour répondre aux coups de heurtoir à la porte et quand enfin elle ouvrit elle ne put, cette fois encore, réprimer le geste de recul qui lui venait chaque fois que le sort la mettait en présence de Jean Mor. Que Jean Mor fut porteur de la peste du choléra ou de la lèpre, n’en doutons pas, sa répulsion aurait été la même. Le jeune noir aurait voulu s’effacer, raser les murs et disparaître. Depuis des mois qu’il habitait là, il était passé maître dans l’art de s’esquiver devant le regard des autres; mais sa cheville était devenue à ce point douloureuse que le seul mouvement qu’il put faire fut de s’accrocher comme il pouvait à la rampe pour se hisser jusqu’à l’étage et s’affaler dans son réduit.

— Dis-donc, maraud! S’emporta Claude de Noz en rentrant au logis quelques heures plus tard. Depuis quand les valets oublient-t-ils de se lever pour saluer leur maître et pour lui prendre son chapeau!

En s’appuyant à la cloison, Jean Mor parvint à se mettre debout mais, lorsqu’il s’agit pour lui d’appuyer sur son pied, l’intensité de la douleur l’emporta sur sa volonté.

— Sacrebleu! Une entorse! Explosa Claude de Noz. Qui m’a foutu un pareil serin!  Plus question, saligaud, de t’emmener à Nantes et je ne peux pas, non plus, te laisser seul ici. Impossible d’imposer ça à Madame de Plusquellec!

— Mais, Monsieur, tenta Jean Mor complètement affolé, vous ne partez que dans une semaine …

— Et alors! Une semaine c’est assez pour piétiner, mais pour marcher, ouiche! Si je pouvais, je te foutrais à la rue dès ce soir et vole la galère! Hélas, dans cette ville où chacun se connait, se serait le début des ennuis pour moi. Avec ces férus de Monsieur de Voltaire, lorsque ça les arrange, on est vite comptable de tout ce que l’on fait. Mais j’ai une solution et je me fiche qu’elle te plaise ou non. Je vais te faire admettre à l’hôpital des marins. Seulement, il va falloir que j’acquitte les frais de ton séjour et que je me porte garant de ton comportement. Autant donc te le dire, je ne veux pas entendre parler de toi à mon retour. 

 ©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Novembre 2014  

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