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La montagne rouge 4

Enfance

Extrait

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Christine Le Moigne-Simonis.

La montagne rouge 4

Jamais l’abbé n’avait pensé que son père l’avait peut-être abandonné. Les temps étaient très durs pour et un homme seul, soumis au travail des champs, ne pouvait s’occuper seul d'un enfant en bas âge. Alors, le cœur serré il s’était résolu à confier le petit à une famille de cousins, les époux Croguennec, qui tenaient une ferme à Lanrivoaré, commune voisine de Plouzané. Quand sa famille subrogée avait lâché Lanrivoaré pour s’installer à Locmaria, l’enfant avait suivi. Aujourd’hui, l’abbé en convenait. À tout prendre, son enfance avait été heureuse. Écouter les anciens; conduire les vaches au pré; former, les jours de moisson, des gerbes immenses avec les femmes et les enfants; s'asseoir, à même la terre battue, le dos collé à la cheminée où la soupe mijotait dans un faitout posé à même la braise sur un trépied; vagabonder par les chemins; quelquefois entrevoir la mer par les trouées du ciel; écouter le coucou qui, le premier, annonce le printemps; trembler au cri de la hulotte nichée du côté de la grange; guetter le hurlement du loup encore présent dans les campagnes, se sentir en accord avec le lent écoulement des jours, avaient été son quotidien de petit paysan semblable à tous les autres.

Seule l’école le faisait différent. Son avenir, personne ne l’ignorait, n'était pas à la ferme. La prêtrise pour lui pointait déjà à l'horizon. L'instituteur, un Alsacien marié à une Bretonne, aurait aimé le détourner de ce projet, mais, n’étant en rien sectaire comme la plupart de ses collègues issus comme lui de la première vague des hussards de la République, il lui laissait son libre arbitre. S’il doit devenir prêtre, pensait Monsieur Müller, au moins qu’il ait acquis la tolérance et l’esprit d’ouverture. Soupçonnait-il combien il se trompait? Parfois, peut-être. Le maitre était bien trop idéaliste pour que cela suffise à le faire changer d’attitude. L’enfant était intelligent et travailleur mais, déjà, une pointe de sectarisme habitait son esprit où se nichait une farouche indépendance. Monsieur Müller, lui, misait sur l’avenir et franchement, à sa place, quel pédagogue n’aurait pas fait pareil.

1889. Yann-Vari a maintenant douze ans. Il ne le sait pas encore, mais c’est la fin de son enfance. Finie l’école du village, finie la bonhomie du maitre, terminée l’insouciance première. Adieu le Finistère, bonjour Guingamp, ses murailles à demi-écroulées, ses façades sévères, ses maisons d’autrefois, sa basilique et son collège

Tout avait commencé sous les meilleurs auspices. Pourquoi se serait-on inquiété puisque son oncle, Frère Agathange, enseignant au collège, depuis sa tendre enfance l’avait pris sous son aile. Il lui avait ouvert la voie et, au fil du temps, l’enfant n'avait plus douté de sa vocation. Loin des clichés qui donnaient les bretons, en premier lieu les léonards, pour des êtres taciturnes à l’humeur maussade, l’oncle Agathange était un joyeux drille. À lui seul, le breton rocailleux et sonore, dans lequel Frère Agathange débitait ses histoires drôles, ses propos satiriques, ses moqueries sans conséquences, mettait le cœur en joie. Sous un tel parrainage, le voyage en calèche de Plouzané jusqu’à Guingamp fut une fête qu’à bon droit Yan-Vari croyait initiatique. Or, devant la porte du collège, perdant soudain toute faconde, Frère Agathange, aussi timide qu’un voleur passant soudain de l’ombre à la lumière, murmura qu’il avait quelque chose d’important à lui dire.

— Yan-Vari, commença-t-il, dès cette porte franchie plus question de parler en breton. Même à moi tu devras t’adresser en français.

Frère Agathange flatta le col de son petit cheval et fit signe à l’enfant de le suivre. Sans doute avait-il oublié sa propre première fois, car il ne comprenait pas la mine interloquée de son neveu. Après tout, il n’avait jamais fait qu’énoncer une règle à laquelle lui-même se pliait. Comment aurait-il pu comprendre que ces trois mots, pour lui sans importance, avaient blessé l’enfant dans ce qu’il avait de plus précieux. La question de la langue ne s’était jamais posée pour lui, de moins pas de façon aussi brutale. Monsieur Müller donnait ses cours en français mais, dès la grille franchie, la langue maternelle reprenait tous ses droits. Avec le recul, l’abbé suspectait l’instituteur, sans doute parce qu’il était Alsacien, d’avoir encouragé cette pratique. Ici, haro sur la langue bretonne et mallozh ruz1 à qui venait à l’oublier. Le préfet de discipline ne plaisantait jamais avec les punitions. Cela pouvait aller jusqu’aux coups de bâton. Faute de pouvoir s’opposer, Yan-Vari se soumettait au prix d’une profonde humiliation. Qui s’en serait donné la peine aurait pu discerné, chez cet enfant, obéissant mais réservé, l’émergence d’une révolte qui, plus tard, quand il se serait emparé des outils, donnerait toute sa mesure.

©José Le Moigne 2012

 

 

  1. Mallozh ruz: malheur rouge.

 Viré monté