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La montagne rouge / 27

Première partie

José Le Moigne

Rouge 27

Coucher de soleil sur les monts d'Arrée. . Photo José Le Moigne.

Cela ne faisait pas de doute. Louis Le Berre s’y connaissait un peu en matière d’armes et, ce qu’il venait d’entendre, il en était certain, n’était pas des rafales d’armes automatiques, mais des coups bien distincts les uns des autres tirés par une ou plusieurs armes de poing. Le Berre avait passé les quatre-vingts années. C’était un de ces Bretons difficiles à cerner, capables de vous embarquer dans des rires en cascade avant de céder, sans aucune transition, à la mélancolie la plus profonde. Cela faisait déjà dix ans que, sans lâcher complètement les rênes, il avait passé la main en laissant, à son fils Youen et à Margot sa bru, la direction de la ferme familiale sise à Garzonval, un des hameaux de Plougonver. Formé à son école, Youen était ce que l’on appelle un bon garçon, solide et travailleur, sur qui on peut se reposer.

Deux choses pourtant chagrinaient le vieil homme. D’abord, que Soize, son épouse, qui l’avait secondé pendant tellement d’année et si bien remplacé à la ferme pendant la Grande Guerre, ne soit plus là pour profiter du bon temps avec lui. Ensuite, que son âge l’obligeât à se tenir éloigné des maquis qu’il savait se lever un peu partout dans la montagne. Car, sans haïr les boches qu’il avait combattus pendant ses quatre années de front, Louis ne supportait pas de voir son pays, qu’il aimait d’un amour viscéral, obligé de courber l’échine et de ramper devant l’envahisseur. Chaque soir qui passait, il remâchait cela sur le chemin et sa promenade vespérale en était aussitôt gâchée.

Les coups de feu avaient claqué à l’instant même où il franchissait l’intersection de la route principale et du chemin qui menait au hameau. Il s’était arrêté et aussitôt, par pur mimétisme, Mab, son fidèle compagnon, un corniaud au poil fauve et à l’humeur paisible, s’était figé auprès de lui. Le Berre leva le bras et mit sa main en éventail. Le crépuscule maintenant installé gênait sa vue et il lui fallut cligner fortement des paupières pour distinguer, trois virages plus bas dans la lumière rase, des silhouettes imprécises qui s’agitaient autour de véhicules sombres.

Il se souvint alors d’avoir été doublé, quelques instants auparavant, par une colonne composée d’une camionnette bâchée précédée de deux voitures banalisées, des tractions noires à ce qu’il lui semblait. Ce dont-il était certain, c’est qu’on avait démonté les portières des voitures légères pour offrir aux occupants un meilleur angle de tir et plus de rapidité pour le cas, toujours possible, d’une embuscade. Pourtant, à entendre les chansons lestes et avinées qui s’incrustaient dans leur sillage, on comprenait que la discrétion n’était pas ce qui les guidait ici. Alors, quel projet criminel pouvait-il donc les amener à pareille heure dans le pays? Le Berre, pourtant bien informé, n’avait rien entendu qui pourrait justifier une action punitive. Et si pourtant c’était le cas, une question tragique se posait sur les lèvres. Où?

Or, voici que le convoi le précédait sur le chemin de Garzonval. Son sang ne fit qu’un tour et, dès lors, il n’eut plus qu’une idée en tête: pousser du plus fort qu’il pouvait sur ses vieilles jambes et arriver à temps. Si le hameau devait être détruit, si sa famille, ses voisins, ses amis, ses compagnons de route devaient être fauchés, sa vie n’aurait plus aucun sens. Autant périr à leurs côtés.

À l’approche de la nuit un vent très doux s’était levé. Il courait sur la tête des chênes en invitant dans ses méandres les pétarades sèches des moteurs en train de démarrer. Pareil à un lièvre piégé par la lanterne d’un braconnier, Le Berre restait figé sur son morceau de route.

 — Eh Bleiz, qu’est-ce que t’en dit, si on se faisait un vieux?

Le Berre sera les poings. Il n’avait pas rêvé. En uniforme boche, le torse sorti de la portière, le type qui parlait, un petit gars à l’air pas très intelligent, le genre amuseur de chambrée, s’exprimait dans un breton aussi pur que le sien. Quant à l’autre, celui qui se faisait appeler Bleiz, un homme mince au regard de fauve, le rencontrer ici avait de quoi vous faire frémir. Bleiz, le loup, le fameux chevillotte du Bezen Perrot! En Bretagne, ces types avec la rage au ventre étaient l’incarnation du mal. Rien à attendre d’eux. À cette heure, Garzonval ne devait plus être qu’un tas de cendres sur lesquelles flottait le vent acide de la mort et quant à lui, pas la peine de prendre des paris, cette minute tragique n’était sans doute sa dernière.

Du coup, lui, qui l’instant d’avant pensait se jeter dans les flammes, à présent était tétanisé, statufié de panique, brusquement soulagé d’entendre le chef glapir à ses oreilles:

 — Dégage si tu ne veux pas numéroter tes abattis!

Et lui, le vieux chêne qu’aucun orage n’avait découronné, s’exécuta comme un enfant coupable.

 — Va Doué! Mon pauvre!

La veuve Even venait de surgir de derrière le talus où elle s’était cachée pendant toute la scène. Le Berre ne fut pas étonné de la retrouver là. La veuve avait sa ferme à Kernavalou, hameau voisin de Garzonval. Elle menait paître tous les jours ses vaches au long de la voie ferrée qui passait là et chaque soir, alors qu’elle les ramenait à l’étable, elle rencontrait le Berre et Mab qui revenaient de promenade. Ils se saluaient à la bretonne de quelques mots sonores puis poursuivaient chacun de son côté. Cela avait créé comme un compagnonnage et aujourd’hui, quand elle l’avait vu en périlleuse situation, son cœur avait tremblé.

— Vous avez entendu? dit-elle en reprenant son souffle. Neuf coups, peut-être même dix!

Le Berre lui coupa la parole. En contrebas, près du lavoir, là où les voitures stationnaient tout à l’heure, on pouvait distinguer des formes allongées, pareilles à des poissons qu’une crue soudaine a déposés sur l’herbe. Le respect, dû aux morts, lui imposait de contenir sa joie. Pourtant, elle bouillonnait en lui. Il venait de comprendre que le hasard seul avait conduit le pas des bourreaux dans ce chemin. Punir Garzonval, allez savoir de quoi, n’avait jamais été dans leurs projets.

 — Ces gars n’ont pas la même chance que moi, dit-il avec humilité.  Comptez les corps et vous aurez vos balles! Pas  neuf, pas dix, mais sept! L’écho vous aura joué un tour …

— Allons voir dit la veuve.

Mab, oreilles et têtes basses, ouvrit la marche avec l’allure d’un chien fidèle, celui de Mozart peut-être, suivant en solitaire l’enterrement de son maître. Plus bas, dans la vallée, comme si rien ne s’était produit, on entendait la voix d’un laboureur qui rentrait ses chevaux. Ils arrivèrent au lavoir. Derrière le petit édifice, sur l’herbe chaude où hier encore les draps étaient mis à blanchir, sept corps torturés, sept cadavres que la mort n’avait pas apaisés, gisait une balle dans la nuque. L’un deux, porteur de chaussures à semelles de bois, avait l’œil arraché. Le Berre ne savait pas — et qu’est-ce que cela aurait changé — que ces restes, encore noués par la souffrance, étaient ceux d’Albert Torquéau, l’instituteur de Rostrenen.

José Le Moigne
Août 2012

Deuxième partie

boule

 Viré monté