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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Photo Christine Simonis-Le Moigne.

La cuisine ouverte de Madiana

À Nantes, dans les années 60, il y avait des restaurants arabes chinois, des restaurants vietnamiens, des restaurants thaïs et même des restaurants indiens, mais aucun restaurant créole qui vaille la peine d’être noté. Un boulevard s’ouvrait devant et j’étais bien décidée à m’y engouffré. Je déteste l’expression "faire son deuil". Des mots, rien que des mots, imbéciles et ronflants. Moi, j’avais besoin d’action après la mort d’Émilien, parce que la vie se poursuit au-delà du chagrin et que je savais mon enthousiasme intact. C’étaient les derniers feux de Madiana, le dernier show de Joséphine, et je devais en faire un brasier ravageur, un gigantesque embrasement.

L’idée remontait à très loin. En fait, du temps où mon Émilien me faisait découvrir Paris. Un jour, au marché des enfants rouges qui se trouve, prémonition ou non, à deux pas de la rue de Bretagne, j’ai vu, face à la clientèle, une femme qui cuisinait dans un petit restaurant. Pas ce genre de trucs qu’on avale sur le pouce sans cesser de marcher, mais de la vraie cuisine. Ça a fait tilt en moi; et puis, la vie aidant, je n’y ai plus pensé. Vois-tu, avant le Madiana, jamais je ne me serais prise pour une cuisinière. À chacun son métier! Moi, de la côte des légendes à la côte de jade, j’étais Madiana l’ensorceleuse, Madiana qui savait attiser les papilles et embraser les imaginations avec ses épices magiques. D’accord, ma sauce armoricaine et mes moules ce n’était pas si mal, mais je ne me haussais pas du col pour autant. Ma profession à moi, c’était de vendre des épices et j’avais l’art de les mettre en avant.

C’était une autre paire de manches avec le Madiana. J’entrais dans la partie et je savais que dans la restauration, la concurrence est reine. Il faut frapper très fort ou se résoudre à végéter avant de disparaître. Mais je l’avais ma martingale. Il suffisait que je fasse jaillir du fond de ma mémoire le souvenir de la petite cuisinière de Paris. Inutile de se faire des nœuds dans la cervelle. Cuisiner devant les gens, les cajoler, les envoûter, les faire rêver, c’est ce que je devais faire. Et puis, à bien y réfléchir, j’avais été à bonne école. De fait, le Madiana, c’était la case-cuisine de mes arrière-grands-mères avec un peu de tralala et beaucoup de chichis. Un clin d’œil à l’Histoire dans le grand port négrier.

Et puis, je ne partais pas sans billes. Partout où j’avais installé mon réchaud, les gens se souvenaient de moi. Certains se serraient fait hacher menu plutôt que de ne pas s’arrêter chez-moi au moment des vacances. J’étais une étape obligée de leur itinéraire. Souvent, il me téléphonait le matin même.

— Madiana, qu’est-ce que tu fais de bon aujourd’hui? Nous serons là vers 12h30.

Que ce soit de Brest où d’ailleurs, vu l’heure où ils appelaient, je savais bien qu’il était impossible de rallier Nantes à l’heure, c’était sans importance. J’étais tellement heureuse de les revoir.

Un instant, j’ai voulu vous embarquer dans l’aventure. Parents et gosses, tout le monde. Comment? Je n’en sais fichtre rien. Ça m’a traversé l’esprit, c’est tout. De toute façon, le commerce, ce n’était pas le genre de ta mère. Elle était trop grande dame pour cela et, crois-moi, lorsque je dis cela, je vois les deux côtés de la médaille. Une femme debout, une Antillaise qui se respecte, ça oui. Parfois, elle me faisait penser à Madame Césaire. Dure au mal, orgueilleuse jusqu’à la folie, sincère et droite, mais tellement obstinée que ça me faisait peur. Parfois je me disais qu’elle avait la folie des grandeurs, mais que c’était ça qui la faisait tenir. J’ai ressorti pour toi une de communion de ta sœur Élisa. Je te la montrerai lorsque tu reviendras. La pauvre, elle avait dû se saigner aux quatre veines pour offrir à sa fille tout ce qui se faisait en ce temps-là, tout ce qu’il fallait afficher pour ne pas être montré du doigt. La belle robe blanche, le voile, le chapelet, le missel, sans parler des chaussures et des gants. Évidemment, après ça plus un franc. Son porte-monnaie sonnait plus que le vide du cosmos. À côté de lui, l’espace dont on nous rebattait les oreilles, c’était, avec les étoiles, les planètes, les étoiles filantes, sans oublier les fusées qu’on lançait d’Amérique, c’était les Champs-Élysées un jour de défilé. Et je sais ce dont je parle. Inutile de penser à un repas de fête, à des dragées et aux belles photos que l’on fait en studio. C’est ça qui la faisait le plus souffrir. La communion solennelle, pour nous autres Antillais, c’est quelque chose qui compte dans la vie. Alors, ne pas pouvoir adresser de souvenirs à ceux qu’elle aimait et qui étaient restés là-bas, ça lui brisait le cœur. J’étais un peu sa confidente, la Martiniquaise de service si j’ose m’exprimer ainsi. Il y a là-dedans aucune méchanceté. Alors, nous écrivions souvent, mais ça, elle ne me l’aurait jamais confié. Ta mère, c’était un rocher de pudeur. Mais elle n’avait pas besoin de parler. Je comprenais entre les lignes. Alors, sans qu’elle ne m’ait rien demandé, j’ai proposé d’offrir les photos et les images pieuses. Elle m’en a donné une pour me remercier. Tu vois, je l’ai gardée.
Voilà comment je vous aimais.

Avant de poser le téléphone, il faut que je te demande quelque chose. Ce matin, je me suis regardée dans le miroir. C’est curieux, mes cheveux, tout gris et presque blanc devant sont encore noir derrière. Qu’est-ce que tu en penses? C’est peut-être qu’il y a encore un peu de vie en moi… n’est-ce pas?

Je ne puis l’affirmer, mais je crois bien qu’en raccrochant, elle n’a pas pu retenir une petite larme.

Une toute petite larmichette, c’est ce qu’elle aurait dit si j’avais été là.

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© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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Chemin de la mangrove 4

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