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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Photo: Christine Simonis-Le Moigne

La sauce armoricaine de Madiana

Paris. C’est l’automne et je suis nostalgique du soleil. Déjà. Je ne sais pas ce que je veux. Je me demande même si je sais ce qui je suis. Bref, j’ai le limbé comme disait Man Rose-Marie, ce que les musiciens noirs du temps de Joséphine traduisaient par le blues. Emilien se fait de la bile pour moi, mais pas trop. Il sait bien que je vais rebondir, nous l’avons fait tant de fois depuis la rue Assalit. Non, nous n’avons pas, si c’est à cela que tu penses, un rapport de dominé à dominant. Emilien me suit de son plein gré. Nous n’avons pas passé de pacte, ou, alors, il est à ce point informel qu’il n’a pas de chef, même si j’en suis bel et bien la patronne. Deux dimanches ont passé et je suis de nouveau sur mes pattes. Revigorée, sortie de léthargie. Il me fallait une idée et elle est là. Je n’ai pas eu à la chercher bien loin. J’avais vendu des ananas, j’avais vendu des épices, à présent j’allais vendre des épices, mais sur une autre échelle. Au fond, c’était comme au cinéma. Si tu tiens un personnage, il te faut l’exploiter, le développer, l’enrichir, mais éviter d’en être prisonnier. Je n’étais pas Marlène, Betty Boop ou Garbo. J’étais Rachel, la vendeuse d’épices exotiques. En avant donc pour Rachel qui peu à peu va se forger le personnage de Madiana. Émilien est mon pendant de comédie. Mon faire-valoir peut-être, mais sans lui je n’existe tout bonnement pas. Il n’y a pas d’Auguste sans clown blanc, pas de Hardy sans Laurel, et cetera, et cetera... Je te laisse distribuer les rôles. Le temps des expositions coloniales était mort. Celui des départements d’outre-mer naissait. Les frontières étaient floues, mais je les connaissais. Dès mes débuts à Saint-Jean-Croix-de-Vie, j’avais trouvé le truc pour vendre aux blancs des produits exotiques. Depuis, j’avais perfectionné la méthode. Je l’appliquais aux temps nouveaux et je n’en ai plus changé pendant quarante années et, prémices à ce qui allait devenir mon grand art, d’emblée, avec trois marmites et un réchaud à gaz, j’ai initié mes premières clientes à l’excellente cuisine de chez nous.

J’avais le don depuis l’enfance et pour apprendre, je n’avais eu qu’à observer mes trois grands-mères. Ah, les dimanches-matin au Lorrain! Pendant que les hommes blablataient en sirotant après la messe, dans la case-cuisine, c’était la valse des canaris, la mazurka des couis et la biguine des marmites de fer. Mezanmis! Chaque fois que j’allumais mon brasero, les fragrances pimentées du matété de crabe, les arômes opiacés du ragoût de chatrou et le parfum tenace du blaff de poisson, ponctués par le ta-tap-da-tap des lambis martelés en cadence, remontaient du plus profond de ma mémoire. Rien que d’en parler, j’en ai encore les sens retournés!

Adieu Paris et ses lumières à présent bien éteintes; bonjour Pornichet aux senteurs marines. A nouvelle vie un nouveau lieu. Je sais que la formule est éculée, mais, que veux-tu, je ne vais pas en inventer pour toi.

Nous avons commencé petit. Avant notre départ, je m’étais procuré un petit sac de gousses de vanille et une fois sur place je l’ai enfermée dans des tubes de verre, un vieux lot d’éprouvettes acquit dans une sorte de dépôt et j’ai fait carrément du porte-à-porte. Que m’importait que cette vanille ne vienne pas de Martinique où il n’en poussa jamais un brin, mais de Tahiti ou d’un coin comme ça. Après tout, les Syriens de mon enfance faisaient la même chose et, en les observant, j’avais appris à faire l’article. J’ai attendu qu’il fasse beau pour enfiler une tenue traditionnelle de matador de Saint-Pierre, madras sur la tête, brin d’or, collier chou et tout le reste, puis, toujours suivie d’Emilien qui, en quelque sorte, me servait de caution, je me suis mise à toquer aux portes.

Mon baratin était toujours le même.

— Regardez cette vanille Madame, sentez bien son parfum, il est unique. Elle vient tout droit de mon pays, ça, je vous le garantis.

Et crois-moi, ça marchait du tonnerre.

Voilà, j’avais le pied à l’étrier. Restait à voir plus grand, à passer aux épices et à la cuisine sur les marchés, et pas seulement à Pornichet. En quelques mois, j’étais devenue une sorte d’ambassadrice de la cuisine créole à l’ouest de la France.

Au début, on voyageait en train. C’était rigolo, mais difficile. Il fallait charger, recharger. Je me serais crue revenue au temps de l’auto-postale. Cependant, l’évidence se posait. Emilien commençait à être vite fatigué, si nous voulions continuer, il nous fallait une voiture. J’ai passé mon permis de conduire à Saint-Brieuc. D’accord, il m’a fallu une trentaine de leçons, mais je l’ai eu du premier coup, ce qui était plutôt pas mal pour une femme de mon âge.

Dès lors, j’ai parcouru la France.

On m’a vue à Strasbourg. On m’a vue à Verdun. On m’a vue à Clermont, à Châteauroux et à Brive, et même à Lourdes où je cuisinais entre deux messes. Oubliant ma promesse au petit lieutenant boche, j’ai même poussé une pointe jusqu’à la foire de Stuttgart. J’aurais pu y rester le temps de faire fortune, car les Allemands sont très friands d’épices, mais, ne voulant pas m’astreindre à apprendre la langue, j’ai refait les bagages et nous avons taillé la route.

Et puis, mine de rien, je m’étais forgé en quelque sorte des attaches. Quitte à faire la vagabonde sur les routes, autant sillonner celles que j’aimais, c’est-à-dire celles qui rayonnaient vers Nantes, Saint-Nazaire, Brest et toute la Bretagne. Oui, je l’avoue, j’étais tombée amoureuse de ce pays au point d’avoir baptisé ma recette fétiche, à base d’épices que je tenais secrètes: «La sauce armoricaine de Madiana».

Je l’ai inaugurée aux halles de Pornichet. En face de mon étal, un type, coiffé d’un béret basque qu’il portait comme ton père incliné sur l’oreille, vendait des moules de bouchot. Tu sais comme je suis. Il ne m’en faut pas beaucoup pour avoir un éclair et pour improviser. J’ai demandé au gars une poignée de moules et je me suis lancée. Mezanmis, quel triomphe! J’en suis certaine, dans les cuisines de Pornichet, il se trouve encore quelques survivantes qui, au bout d’un demi-siècle, s’en lèchent encore les doigts!

Du coup, mon vis-à-vis qui, entre-nous soit dit, avait vendu grâce à moi deux grands sacs de moules, s’est fendu d’un sourire et m’a dit:

— Beau boulot Madiana, vous devriez aller à Brest. Là-bas, il y a un tas de vieux marins qui raffolent d’épices. J’en ai vu qui bouffaient des piments comme si c’était des fraises de Plougastel!

C’est pas le genre de truc qu’il faut me dire deux fois. J’ai débarqué à Brest en 1953, pour la foire Saint-Michel et, tout de suite, ce fut une histoire d’amour entre le grand port encore en ruine et moi et je te jure, si les rhumatismes ne m’avaient pas assaillie très peu de temps après la mort d’Émilien, c’est là que j'aurais aimé vivre et peut-être mourir.

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© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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Chemin de la mangrove 4

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 Viré monté