Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Funéraillse d'Astrid de Suède alors reine des Belges.

Les funérailles de la reine des Belges

La mort de la reine provoqua une immense émotion où entrait, comme de coutume en de pareilles circonstances, une bonne part d’hystérie collective et de voyeurisme auquel nous participâmes nous aussi puisque, pendant les trois jours d’un deuil national décrété pour la première fois en Belgique, les pavillons de l’exposition avaient été fermés. Pourquoi devrais-je en avoir honte? Ma première réaction en apprenant le drame fut de me dire: «Et moi qui n’ai pas pu la voir!». Quoi que tu puisses en penser, c’était un cri du cœur. Alors, j’ai pris la file avec le peuple belge. Trois heures de queue pour rien. Comme j’accédais enfin aux grilles du palais, j’ai entendu dans le brouhaha des protestations la voix de l’huissier qui annonçait comme si nous étions à l’entrée d’une salle de spectacle: «Revenez demain, c’est l’heure de la fermeture». Le sort s’acharnait. Morte ou vivante, je ne verrais pas la reine.

Je rentrais à l’hôtel en ruminant ma déception lorsqu’une main légère et timide m’a tiré par la manche. Prête à mordre, j’ai tourné brusquement la tête pour découvrir qu’en fait de fâcheuse, il s’agissait simplement de Zéphira, une petite Gabonaise qui vendait des produits africains dans le même pavillon que le mien.

— Pourquoi ne pas y aller demain ensemble? dit-elle en avant de s’éclipser.

J’avais juste eu le temps de lui répondre:

— En effet, pourquoi pas.

Nous n’avions pas convenu d’heure. C’était inutile. Dans le commerce itinérant, on n’a pas besoin d’horloges. C’est au soleil qu’on mesure le temps. Donc, dès 5 heures du matin, nous nous retrouvâmes devant les grilles du palais de Laeken. La foule enflait déjà. Nous ne pouvions entrer que par groupe de 6. Ceux qui n’avaient pas encore pris rang avaient du souci à se faire. Nous-mêmes, malgré nos précautions, dûmes attendre 8 heures avant de pouvoir monter l’escalier décoré du drapeau national, du coq wallon, du lion flamand et des emblèmes des différentes entités de Belgique.

Quel spectacle navrant ! Le temps de faire le tour du catafalque, de s’incliner devant le corps exposé comme une relique de Sainte Astrid, reine des Belges, car la presse rapportait qu’un grand mouvement se faisait déjà pour obtenir la béatification de la souveraine à la vie exemplaire; de retenir ses larmes devant la dépouille revêtue d’une ample robe blanche, le pourtour du visage et le front ceints de gaze; de passer devant les paravents disposés un peu partout et les tentures de velours noirs; et il fallait déjà céder la place à six autres personnes, elles aussi submergées d’émotion et de larmes.

Émilien n’était pas moins touché que les autres. Cependant, comme il refusait de se mêler à l’émoi collectif et à ce qui lui semblait un déferlement de sensiblerie, le jour des funérailles, nous partîmes, bien que les commerces et administrations soient fermées le temps de la cérémonie, faire le tour de la Belgique en autocar. Nous ne vîmes donc pas les millions de personnes suivant le corbillard précédé par Léopold III en uniforme, mais tête nue, et le bras en écharpe, qui accompagne le corps de son épouse jusqu'à la crypte où reposent les rois et les reines des Belges et nous n’entendîmes pas davantage dix-neuf coups de canon qui saluèrent la dépouille. Pour autant, nous n’échappâmes pas à l’immense chagrin de la population. De Bruxelles à Ostende, le pays communiait dans la même tristesse. Tout étrangers que nous fûmes, nous aussi en étions remués.

Le cœur n’y était pas, mais nous sommes tout de même descendus sur une plage flamande au nom imprononçable et j’ai acheté un album de vues de la Belgique que je te montrerai à ton prochain passage, du moins si je ne suis pas morte d’ici là.

La foire s’est poursuivie cahin-caha jusqu’à la fin novembre et nous sommes retournés à Paris, mon Émilien et moi. Déjà, la France, l’Angleterre, l’Europe tout entière commençaient, comme l’autruche, à se fourrer la tête sous le sable. Hitler, Mussolini et Franco bombaient le torse en beuglant comme d’autres fous du même tonneau, mais personne ne voulait décrypter leurs éructations et y entendre des bruits de guerre. On se voilait la face, on ne voulait pas remettre ça après 14-18.

Mais Émilien avait des amis partout, y compris au 2e bureau où il avait un copain qu’il voyait très souvent. Sans aller jusqu’à trahir les secrets d’État, il lui confiait des choses qu’ignorait le commun des Français.

— Écoute, Burny, lui glissa-t-il un jour dans le creux de l’oreille, c’est inévitable, nous allons avoir la guerre. Donc, si vous avez un peu d’argent, ta femme et toi, achète de l’or ou une propriété. Crois-moi, tu me remercieras un jour.

Émilien était de ceux qui, après avoir connu les horreurs des tranchées et gaspillé leurs plus belles années dans d’atroces combats dont ils étaient sortis horrifiés et meurtris, ne concevaient pas que cela puisse se reproduire. Pourtant, nous n’hésitâmes pas longtemps. J’étais plus lucide que lui et il me faisait une absolue confiance. Comme nous avions gagné un peu d’argent avec mes ananas, la foire de Bruxelles et d’autres petites choses, nous décidâmes de l’investir dans une ferme en Normandie, à Fresné-la-Mère dans la région de Vire. Trois hectares complètement en friche qu’il nous fallut mettre en état. Nous avons acheté un cheval, une truie et des cochons, des lapins et des poules, et c’est là que j’ai passé la guerre.

* * *

© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

Sommaire:
Chemin de la mangrove 4

 

*

 Viré monté