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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Carte postale ancienne édité par L. V. & Cie, n°3500: SAINT-NAZAIRE - La Gare.

L’orange de Madame Baloufi

Après avoir laissé Noirmoutier à tribord, le Macoris, toutes sirènes hurlantes, entra dans le chenal de Saint-Nazaire. La côte était grise et la mer brumeuse. Agrippée à la lisse, je regardais enfler à l’horizon la masse grise opaque des immeubles au-dessus de la ligne effilochée des quais. Tout paraissait comme tracée par un plume Sergent-Major ébréchée qui crache sous les doigts malhabiles d’un petit enfant. Bientôt, les remorqueurs saisirent le paquebot dans leurs tentacules de chanvre et ne le lâchèrent qu’après les manœuvres d’accostage que le mastodonte fatigué effectua avec une allégresse dont on ne le croyait plus capable. Je n’avais encore jamais bu une goutte de rhum. Pourtant en entendant le buccin des sirènes, les vociférations des dockers, les grincements du mât de charge et la rumeur de la foule, tous ces messieurs en col de fourrure et ces dames en chapeaux cloches qui attendaient en bas de la coupée, j’ai cru que j’étais ivre. Il pleuvait. Pas les brutales et soudaines avalasses de chez-nous, mais quelque chose d’obsédant et de cotonneux. Tout était enveloppé de vent, d’eau et de brouillard; c’était mon tout premier crachin breton.

Le Grand-Hôtel et plus beau et bien plus luxueux que l’hôtel Bédia à Fort-de-France. Il y avait de la lumière partout. Les rampes d’escalier étaient ornées de cuivres qui brillaient comme les plateaux de communion, les ciboires et les ostensoirs de notre cathédrale. Après l’excitation de l’accostage, la douce chaleur des radiateurs que je voyais pour la première fois m’engourdissait un peu.

Mon émerveillement n’a pas duré longtemps. Ma naïveté non plus. De fait, le Grand-Hôtel, terminus de la ligne des Antilles, n’était qu’une devanture aux néons rutilants. Il suffisait de monter les étages pour retrouver palier après palier, toutes les classes du bateau et les sédimentations de la société coloniale que nous pensions avoir laissée derrière nous.

Je n’ai pas à creuser loin pour replonger dans l’atmosphère de morgue du hall d’entrée. Je revois nos pauvres compatriotes accablés de fatigue, figés, transis, s’emmitouflant du mieux qu’ils pouvaient leurs hardes bien trop légères pour ces contrées de froidure éternelle! Eux, qui toute la traversée, avaient tiré leur langue à répéter le beau français de France, les voilà à présent qui s’agrippent comme des naufragés à l’espar salvateur de la langue créole!

— Mezanmis, fout peyi-a frèt!

— Sé sa mèm chè. I ka fé frèt. I ka fé frèt, tou bonman!

D’accord, c’étaient des mots la pluie et le beau temps, mais c’était la manière la plus neutre, la plus pudique, la plus partageable aussi pour dire leur angoisse et leur accablement. Aucun n’était capable d’imaginer combien de temps il lui faudrait-il pour s’adapter, des générations peut-être, toi, aussi, n’est-ce pas, tu te poses la question, car, dans le meilleur des cas, s’agissant du retour, il faudrait patienter tout un et cetera d’années.

À moi aussi le cœur battait très fort. Ma belle confiance s’était effilochée. Et si, au bout du compte, mon assurance n’avait été qu’un leurre? Et si je n’étais pas à la hauteur du fabuleux destin que j’avais cru à portée de ma main? Et si le monde des blancs n’était pas fait pour moi? À présent qu’il était imminent, je redoutais mon premier contact avec le monde blanc. Il n’y avait pas de quoi. À Saint-Nazaire, des Antillais, ils en voyaient passer à longueur d’année et personne n’avait oublié les bataillons de noirs américains qui avaient débarqué en 1917. Alors, tu parles, une petite chabine comme moi…

— Balivernes, ma chérie, m’a répondu Madame Baloufi quand je me suis ouverte à elle. Ici, depuis le temps que la Transat a ouvert ses bureaux et ses quais, des Antillais, d’un bout de l’année à l’autre, c’est par treize à la douzaine qu’ils en voient défiler! Et si ce n’était pas suffisant, personne n’a oublié les bataillons de soldats noirs américains qui ont débarqué en 1917. Alors, tu penses, une gamine comme toi, même pas une vraie négresse…

Ça m’a rassuré, je l’avoue. Pas assez cependant pour être complétement rassérénée. Finalement, de Saint-Nazaire, je n’ai vu qu’un petit bout du port et la grande gare transatlantique. Pendant tout le séjour, je me suis confinée de moi-même à l’hôtel. Jamais je n’aurais cru que je viendrais un jour m’installer à Nantes, le port jumeau de Saint-Nazaire.

Arrivés le vendredi, nous sommes repartis dès le lundi soir par le train de nuit. Un train dont on m’a dit que le TGV et l’avion étaient venus à bout il n’y a pas longtemps. Je n’en suis pas surprise. Le monde bouge dans des proportions que le petit monde de Marigot et du Lorrain, n’aurait jamais imaginées. Pourtant, j’ai vu cela et j’en suis fière. Pas au point d’en faire un 14 juillet, mais, tout de même, ce n’est pas rien. Ce que les jeunes feront de ça ne m’intéresse pas. Moi, je me suis contentée de vivre. Ah, je te vois qui souris de l’autre côté du téléphone, mais je t’en prie, fais pour moi ce ti-brin de plaisir, garde pour toi tes vilaines réflexions. D’accord, je me suis contentée de vivre, mais rends-moi cette justice. Vivre, pour moi, ça n’a jamais voulu dire suivre. Jamais.

Pour en revenir au train de nuit, ultime étape de notre traversée, Madame Baloufi s’est comportée de manière charmante avec ma petite personne. Elle aurait pu être condescendante, s’afficher en Madame je-sais-tout, mais pas du tout. Son attitude a été celle d’une parente attentive à une filleule ébouriffée par tout ce qu’elle a à découvrir. Lors d’un arrêt dans une ville dont je suis incapable de me souvenir du nom, elle m’a acheté une orange comme on en voit plus depuis longtemps, une vraie sanguine d’Espagne. Chez nous, comme tu le sais, les oranges sont vertes, énormes comme des pamplemousses, un plaisir des yeux lorsque la Man Doudou du foyer l’ouvre en deux avec son petit couteau d’argent qui lui vient peut-être de ses parents, dans un rituel qui n’appartient qu’à elle et qui, aussi vrai que 2 +2 font 4 et que la terre est ronde, s’imprime en vous avec la fraîcheur naïve d’un abécédaire. Comme j’étais sotte à cette époque! Heureusement, je suis rapidement revenue à de meilleures fins. Pendant quelques semaines, comme beaucoup de jeunes antillais que j’ai croisés depuis, j’ai affecté de ne pas aimer les fruits-France. Ils n’étaient pas faits pour nous, ils allaient nous rendre malades, peut-être même nous empoisonner. Alors, pauvre nigaude, j’ai balancé l’orange de Madame Baloufi par la fenêtre. La pauvre, si elle m’avait vu, elle m’en aurait voulu pendant sa vie entière. Seigneur, la Vierge, vois-tu, elle aurait eu raison.

© José Le Moigne

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Chemin de la mangrove 4

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