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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Photo Francesca Palli.

À bord du Macoris

Jour après jour, avec la rage et l’obstination d’un défricheur de morne, le Macoris labourait l’océan. L’air semblait immobile et le navire noyé dans le bleu immense du ciel et de la mer le paraissait aussi. Seuls, le froissement des vagues sur la coque, les gémissements nocturnes de la membrure, les sourdes trépidations de la machine et le panache de fumée s’échappant de la cheminée indiquaient que nous étions en marche. C’était à se demander si nous toucherions terre un jour. Ce n’était pas le Titanic, de beaucoup s’en fallait, mais un vieux paquebot mixte arraché à l’Allemagne à titre de compensation de guerre n’embarquant que 200 passagers environ en plus de ses tonnes de fret. La moitié était en première classe, le reste, dans la proportion d’un tiers, deux tiers, se répartissait entre la deuxième et la troisième classe. Un sociologue dirait que cet échantillonnage était une projection parfaite de la société martiniquaise. Je lui donne raison avec mes mots à moi. J’ai voyagé en 3ème classe avec les petits fonctionnaires, les dames de compagnie et les domestiques des grands mouns.

Madame Reynaud qui voyageait en 1re classe m’avait confiée à Madame Baloufi pour la durée de la traversée. Au début, j’ai cru que cette petite femme rondelette, ni belle ni laide, toujours vêtue d’une robe de toile bleue jusqu’à, à l’approche de l’Europe, elle sorte de sa malle un tailleur de laine épaisse, était une amie ou une parente pauvre. Il m’a bien fallu deux à trois jours pour comprendre qu’elle n’était qu’une domestique d’un rang à peine supérieur au mien, une gouvernante comme on disait alors. C’est de Madame Baloufi en personne que j’ai appris que Madame Reynaud ne m’avait pas engagé pour ses propres enfants, mais pour que je m’occupe de ceux d’une de ses bonnes amies qui habitait Lyon. La surprise passée, j’ai pris cela pour ce que c’était, une manœuvre pas très franche du collier telle que les blancs en sont prodigue et je m’en suis vite remise. Ce que je ne voulais pas, c’était que l’on ne fasse de moi la négresse, le jouet exotique d’enfants que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Alors, du moment où Madame Baloufi m’assurait que cela n’arriverait pas, malgré une petite pointe d’appréhension que je n’arrivais pas à me sortir de la cervelle, tout m’allait.

Sans la présence à nos côtés de Luce, une jeune fille de Fort-de-France de deux ans ma cadette qui voyageait avec sa mère, j’aurais été la benjamine des passagers de la 3ème classe. La pauvre Luce a rendu tripes et boyaux pendant toute la traversée. Ce n’est pas qu’elle souffrît plus que quiconque du mal de mer; mais elle réagissait de façon négative aux vaccins que nous avions juste avant le départ. Un trou énorme dans la fesse, elle a pleuré pendant tout le voyage. Moi, cela ne m’a fait ni chaud ni froid. Je sais que je vais m’attirer des foudres, mais les vaccins n’ont jamais pris sur moi ce qui ne m’a pas empêchée de vieillir très bien. Nonobstant, à croire que j’étais née avec la bosse du commerce, en moins d’une semaine, j’avais trouvé le moyen de gagner quelques sous. J’espère ne froisser personne, mais c’est un fait. Je m’en doutais déjà, mais j’en ai eu depuis la confirmation, en ce temps-là, partout, et pas seulement en La Martinique, bien des gosses-la misère lâchaient l’école pour les champs. En conséquence, beaucoup des voyageurs de 3ème classe étaient de quasi-illettrés. Maintenant je l’affirme haut et fort, contrairement à ce que j’ai pu entendre ici et là, ce qui va suivre ne fait de moi ni une ignoble mercanti ni une profiteuse née.

C’est arrivé comme ça. Un jour que j’étais sur le pont à griffonner une lettre pour ma tante Rémisa, un homme qui aurait pu être mon père s’est approché de moi en triturant son panama au tour de tête noirci par la transpiration.

— Ou sa ékri, Manzell? m’a-t-il demandé d’une voix admirative.

— Wi, missyé, mwen sav!

Je n’avais rien prévu, rien prémédité, rien envisagé. N’empêche que ce jour-là, les pauvres diables ont fait de moi leur écrivain public. Je sais que la bien-pensance et la médisance de certains de nos compatriotes me donnent le mauvais rôle, je me demande pourquoi. D’ailleurs, je n’ai pas à me justifier. Toute peine mérite salaire et c’est ainsi depuis la nuit des temps. C’est ce que je me suis dit et désormais, chaque lettre que les quidams confiaient au vaguemestre me rapportait dix sous. Pourtant, n’en déplaise pourtant à mes contempteurs, je n’ai pas fait fortune. Au pays, je n’étais pas ce qu’on appelle une fille difficile. Les ti-nain morue de Maman m’avaient toujours suffi, mais je n’arrivais pas à avaler la pitance du bord, surtout les pommes de terre. Alors, les picaillons que me valaient mes travaux d’écriture me servaient à acheter des choses à manger. Sans cela, je n’aurais consommé que du pain. J’en avalais de telles quantités que cette rosse de Luce, jamais avare de compliments vachards, m’avait tout bonnement appelée «Moulin-Pain». Voilà qui t’explique pourquoi, en guise de picaillons, il ne me restait pas deux sous en poche quand nous avons débarqué à Saint-Nazaire; mais il ne manquait pas un franc à mon pécule de départ. Toujours garder une pire pour la soif, c’était déjà pour moi un précepte sacré.

Dix-sept jours de voyage! À mi-parcours, lorsque les alizés laissèrent la place à la bise du Nord, mes compagnes de mer, anticipant la froidure de l’hiver, frissonnaient en montant sur le pont, mais moi, n’ayant aucune idée de ce que pouvait être le froid je n’ai rien ressenti. Bon, j’exagère un peu, disons que je n’avais pas assez froid pour me plaindre. J’ai toujours eu le cuir solide. Et puis, à quoi cela aurait-il servi que je pleurniche? La rapidité de mon départ ne m’avait pas laissé le loisir de prévoir ma vêture. Ni robe, ni manteau, ni gants de laine, rien. Qui vivra verra, lançais-je à la cantonade quand je sentais monter en moi un ti-brin d’inquiétude.

Cela se voyait à des détails, beaucoup n’en étaient pas à leur première traversée. Ainsi en était-il à l’évidence, d’une jeune femme à la page montée à bord à Point-à-Pitre. Au premier du changement de vent, elle troqua ses vêtements légers pour un tailleur très chic. Je suis resté ababa devant tant d’élégance, mais, bien que j’en eusse terriblement envie, je ne me suis jamais permis de l’aborder. À part Madame Baloufi et Luce, je ne fréquentais personne sur le bateau.

L’atmosphère était funèbre, épaisse à couper au couteau. Jamais de rires, jamais de chansons. Sinon la nostalgie, rien ne nous unissait. À force, notre parlure créole se dissolvait dans les murmures. L’exil griffait le quotidien. Face à la mer, c’était comme si chacun s’initiait à l’oubli. Voilà pourquoi, je pense, bien que parfois ça m’eût été facile, je n’ai jamais cherché à retrouver personne et si, un jour, j’ai fini par revoir Luce, ce fut par pur fruit du hasard.

Je vendais mes épices sur les marchés depuis un bout de temps déjà lorsqu’un jour à La Baule, sur le boulevard longeant la mer, je vois une Antillaise emmitouflée dans un grand manteau noir et coiffée d’un bibi à la mode. Je suis restée de marbre. Pourquoi deux femmes de couleur seraient-elles obligées de se congratuler parce qu’elles sont en Europe? Les blanches font-elles cela, je ne sais pas, en Afrique ou en Amérique? Évidemment que non. Donc, tout simplement, et sans penser une seule seconde à mal, Je poursuivais tranquillement ma route lorsque, en arrivant à ma hauteur, l’inconnue a pilé net en s’écriant:

— Jésus, Marie, je n’en crois pas mes yeux, sé ou Moulen-Pen! Koman, ou pa rikonèt mwen? Mwen voyagé épi! Ou té ka manjé pen. An lo pen. Mwen mèm té kryé-w: Moulen-Pen!

— Luce, c’est toi chère? Ah, si je m’attendais!

Nous avons échangé trois mots, quatre paroles, puis, un brin embarrassées, nous sommes parties chacune de son propre côté. Vois-tu, nous n’avions rien à nous dire.

Au bout du compte, c’est aussi ça la vie.

© José Le Moigne

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Chemin de la mangrove 4

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 Viré monté