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Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Un groupe de réfugiés à Fort-de-France, après l'éruption de 1902.

Un groupe de réfugiés à Fort-de-France, après l'éruption de 1902.

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Fort-de-France 1918
1ère partie- Le temps des catastrophes

Fort-de-France au début de ce siècle ne ressemblait en rien à celle que tu connais. À croire que le Bon Dieu la punissait d’on ne sait quel péché, en juin 1890 un terrible incendie avait tout ravagé du bord de mer jusqu’à la Croix Mission. À peine finissait-elle de lécher ses blessures qu’à peine un an plus tard, le 18 août 1891, le cyclone le plus puissant depuis un siècle avait rugi sur l’île. Saint-Pierre et Fort-de-France, les deux principales villes de la colonie, mais aussi les trente et un autres bourgs et les quatre cent cinquante habitations-sucreries, avaient été dévastées. Plus de 400 morts et plus de 1200 blessés, certains en urgence absolue, gisaient sous les décombres. Au Morne-Rouge, à six cents mètres d’altitude, il ne restait plus que quelques pans de mur de l’église Notre-Dame-Dame-de-la Délivrance, son plus bel ornement. Partout le désolant spectacle des cannes arrachées, des cacaoyers et des caféiers brisés, des cultures vivrières saccagées. Tous les navires en rade de Fort-de-France furent drossés à la côte. Les constructions nouvelles, pourtant bardées de fer, se tordirent comme des pailles-coco. Les toitures s’envolèrent, le grand marché, le clocher de la cathédrale, dans un fracas qui ne couvrit pas les hurlements du monstre, tombèrent comme des châteaux de cartes. Sur la savane, les cimes des palmistes pendaient comme des têtes de suppliciés autour de la statue de Joséphine. Les cases des pauvres gens bâties à la hâte après le grand incendie avaient été tout bonnement effacées.

1890, 1891, et maintenant 1902. Décidément, l’entre-deux des deux siècles était fertile en catastrophe. En effet, une petite dizaine d’années pour lécher et pour panser ses plaies et, de nouveau, la Martinique entrait dans le malheur. J’aurais l’occasion de t’en parler dans les détails, mais le monde entier ne l’a pas oublié, après avoir râlé pendant des jours, la Montagne Pelée, notre volcan emblématique, ce monstre que l’on croyait ou voulait croire inoffensif, s’éveillait de fort mauvaise humeur pour cracher ses cendres incandescentes sur Saint-Pierre, la perle des Antilles, ce petit Paris que toute la Caraïbe nous enviait. Une poignée de secondes, et notre capitale n’étaient plus. Une nuée ardente, faite de cendres, de pierres et de gaz enflammés avait recouvert la ville et la rade, anéantissant toute la population, 40 000 personnes, soit 1/5 de la population de la Martinique à cette époque. Un des pires cataclysmes de l’Histoire des hommes.

Du jour au lendemain, Fort-de-France fut promu au rang de capitale, mais tout restait à faire après les traumatismes qu’elle avait subi.

Lorsque nous y abordâmes en ce printemps 1918, la grande savane connue du monde entier n’était encore qu’une vaste prairie en forme de carré, écornée côté mer par le rempart et l’échauguette du fort-Saint-Louis, rafraîchie aux heures chaudes par la brise marine de la baie des Flamands. Au centre, gardée par d’immenses palmistes, se dressait la statue de l’impératrice.

L’église devenue cathédrale, la bibliothèque Schœlcher, l’hôtel de ville, l’hôtel des postes et le palais du gouverneur, tout était neuf. Pourtant, le fabuleux spectacle de la ville créole se déroulait quand même sous les yeux ébahis de la petite campagnarde à peine sortie de l’enfance que j’étais. Comment te dire la majesté des femmes que je voyais déambuler en robes bariolées, les cheveux fièrement amarrés sous leurs magnifiques coiffes de madras? Comment de dire la prestance des hommes tous en bakoua ou en chapeau de feutre? La gouaille des marchandes de pistaches qui abordaient maman comme si elles l’avaient connue d’un chantant «Koman ou alé chè?» en lui tendant pour les enfants des cornets d’arachides. Et les Indiens-coolies balayant les dalots? La mer, si plate et si paisible quand je n’avais jamais connu que les rouleaux furieux de l’Atlantique frappant les rochers du Lorrain!

Nous n’eûmes pas à patienter longtemps sur le débarcadère. Bientôt, un point noir venu des anses d’en face s’agrandit pour dévoiler une solide chaloupe. La pétarade caractéristique d’un moteur à vapeur déchira le silence scandé par les bruits de la ville et le canot qui faisait plusieurs fois par jour la navette entre Trois-îlets et Fort-de-France apponta. Nous dûmes alors attendre que les passagers, une dizaine peut-être, qui venaient à la capitale débarquent dans un charivari haut en couleur pour prendre place, à demi rassurés, sur les banquettes du vapeur qui, dans mon imagination fertile, ressemblait aux bancs de nage des forçats à bord d’une galère du bagne de Toulon. L’image me venait probablement de Victor Hugo. J’aimais lire, mais ma bibliothèque était pauvre et quant à celle de la commune du Lorrain, c’est à peine si elle était plus fournie. Aussi, au moins deux fois par an, je relisais Les misérables. Je n’ose l’affirmer haut, mais il me semble que, chaque année un peu plus, l’insularité m’oppressait. Je craignais, autant que je puisse me remémorer des sentiments à peine esquissés, qu’elle finisse par m’enfermer si je ne faisais rien.

Cette impression fugace d’oppression ne s’estompa qu’à peine tandis que nous traversions, canin cacha dans les halètements de la machine, la baie des Flamands qui est, autant que je sois légitime pour le dire, une des plus belles rades du monde. Je ne pense pas être chauvine. Je suis ambivalente et je le sais. Mais, jamais au cours d’une vie que je n’imaginais alors si longue et tourmentée, je n’ai renié mon île. Ça, je puis te l’affirmer, aucune vicissitude n’aurait pu m’y conduire.

Le temps débarquer les passagers et nous fûmes à bord. Le soleil était chaud, le ciel bleu, la mer d’émeraude. Fort-de-France s’éloignait dans le sillage du canot. Le fort Saint-Louis paraissait dans la houle légère et sur sa droite, alignés comme des monstres marins à demi-endormis, les navires de guerre rêvaient à leur port d’attache dans la lointaine métropole. Deux ou trois yoles de pêcheurs dansaient autour de nous comme des poissons volants à la crête des vagues. Tout ça était à moi, du moins, j’aurais voulu me l’approprier et je n’ai aucune honte à te l’avouer, des larmes de bonheur mouillèrent mes paupières.

Mais il me fallut une fois de plus compter avec maman. À croire qu’elle ne changerait jamais. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire si je m’étais assise contre le bordage? Mais une fois de plus, il lui fallait montrer les dents.

— Ne reste pas là, siffla-t-elle comme un serpent fer-de-lance, tu vas mouiller ta robe!

À la façon dont il l’avait toisée, j’ai cru un court instant que Papa allait prendre ma défense, mais, sans doute s’estimait-il au-dessus de ces enfantillages. Alors, j’ai décidé de m’absenter et de m’absorber, pour le reste de la traversée, dans la contemplation du dos du patron du canot, un fort gaillard en chemisette blanche qui, tout en blaguant avec son matelot, tenait la barre d’une main ferme.

Quand nous fûmes au milieu de la rade, le matelot, un noir plus noir que l’encre et plus beau qu’un centaure, quitta le poste de pilotage en brandissant une sacoche.

— Cinq billets pour l’Anse à l’Âne, dit Papa dans un français à ce point contrôlé qu’on aurait dit qu’il psalmodiait.

Le géant noir souri. Combien de fois, dans ses traversées journalières de la baie, en avait-il croisé de ces nègres glorieux qui parlaient comme des dictionnaires comme s’ils avaient voulu absolument se distinguer de la masse créole? C’était même pire depuis que la Grande guerre en avait expédié des milliers se faire blanchir la couenne dans la boue des tranchées. Beaucoup, hélas, en étaient revenus plus fouançais que les métropolitains. Mais, n’en voulait à personne, souriait mais s’abstenait de juger. Après tout, il aurait fort mal placé pour cela puisque la guerre, il l’avait évitée de justesse.

Lorsque nous y abordâmes en ce printemps 1918, la grande savane connue du monde entier n’était encore qu’une vaste prairie en forme de carré, écornée côté mer par le rempart et l’échauguette du fort-Saint-Louis, rafraîchie aux heures chaudes par la brise marine de la baie des Flamands. Au centre, gardée par d’immenses palmistes, se dressait la statue de l’impératrice.
L’église devenue cathédrale, la bibliothèque Schoelcher, l’hôtel de ville, l’hôtel des postes et le palais. du gouverneur, tout était neuf. Pourtant, le fabuleux spectacle de la ville créole se déroulait quand même sous les yeux ébahis de la petite campagnarde à peine sortie de l’enfance que j’étais. Comment te dire la majesté des femmes que je voyais déambuler en robes bariolées, les cheveux fièrement amarrés sous leurs magnifiques coiffes de madras ? Comment de dire la prestance des hommes tous en bakoua ou en chapeau de feutre ? La gouaille des marchandes de pistaches qui abordaient maman comme si elles l’avaient connue d’un chantant « Koman ou alé chè ? » en lui tendant pour les enfants des cornets d’arachides. Et les Indiens-coolies balayant les dalots ? La mer, si plate et si paisible quand je n’avais jamais connu que les rouleaux furieux de l’Atlantique frappant les rochers du Lorrain !
Nous n’eûmes pas à patienter longtemps sur le débarcadère. Bientôt, un point noir venu des anses d’en face s’agrandit pour dévoiler une solide chaloupe. La pétarade caractéristique d’un moteur à vapeur déchira le silence scandé par les bruits de la ville et le canot qui faisait plusieurs fois par jour la navette entre Trois-îlets et Fort-de-France apponta. Nous dûmes alors attendre que les passagers, une dizaine peut-être, qui venaient à la capitale débarquent dans un charivari haut en couleur pour prendre place, à demi rassurés, sur les banquettes du vapeur qui, dans mon imagination fertile, ressemblait aux bancs de nage des forçats à bord d’une galère du bagne de Toulon. L’image me venait probablement de Victor Hugo. J’aimais lire, mais ma bibliothèque était pauvre et quant à celle de la commune du Lorrain, c’est à peine si elle était plus fournie. Aussi, au moins deux fois par an, je relisais Les misérables. Je n’ose l’affirmer haut, mais il me semble que, chaque année un peu plus, l’insularité m’oppressait. Je craignais, autant que je puisse me remémorer des sentiments à peine esquissés, qu’elle finisse par m’enfermer si je ne faisais rien.
Cette impression fugace d’oppression ne s’estompa qu’à peine tandis que nous traversions, canin cacha dans les halètements de la machine, la baie des Flamands qui est, autant que je sois légitime pour le dire, une des plus belles rades du monde. Je ne pense pas être chauvine. Je suis ambivalente et je le sais. Mais, jamais au cours d’une vie que je n’imaginais alors si longue et tourmentée, je n’ai renié mon île. Ça, je puis te l’affirmer, aucune vicissitude n’aurait pu m’y conduire.
Le temps débarquer les passagers et nous fûmes à bord. Le soleil était chaud, le ciel bleu, la mer d’émeraude. Fort-de-France s’éloignait dans le sillage du canot. Le fort Saint-Louis paraissait dans la houle légère et sur sa droite, alignés comme des monstres marins à demi-endormis, les navires de guerre rêvaient à leur port d’attache dans la lointaine métropole. Deux ou trois yoles de pêcheurs dansaient autour de nous comme des poissons volants à la crête des vagues. Tout ça était à moi, Du moins, j’aurais voulu me l’approprier et je n’ai aucune honte à te l’avouer, des larmes de bonheur mouillèrent paupières.
Mais il me fallut une fois de plus compter avec maman. À croire qu’elle ne changerait jamais. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire si je m’étais assise contre le bordage ? Mais une fois de plus, il lui fallait montrer les dents.
— Ne reste pas là, siffla-t-elle comme un serpent fer-de-lance, tu vas mouiller ta robe !
À la façon dont il l’avait toisée, j’ai cru un court instant que Papa allait prendre ma défense, mais, sans doute s’estimait-il au-dessus de ces enfantillages. Alors, j’ai décidé de m’absenter et de m’absorber, pour le reste de la traversée, dans la contemplation du dos du patron du canot, un fort gaillard en chemisette blanche qui, tout en blaguant avec son matelot, tenait la barre d’une main ferme.
Quand nous fûmes au milieu de la rade, le matelot, un noir plus noir que l’encre et plus beau qu’un centaure, quitta le poste de pilotage en brandissant une sacoche.
— Cinq billets pour l’Anse à l’Âne, dit Papa dans un français à ce point contrôlé qu’on aurait dit qu’il psalmodiait.
Le géant noir souri. Combien de fois, dans ses traversées journalières de la baie, en avait-il croisé de ces nègres glorieux qui parlaient comme des dictionnaires comme s’ils avaient voulu absolument se distinguer de la masse créole ? C’était même pire depuis que la Grande guerre en avait expédié des milliers se faire blanchir la couenne dans la boue des tranchées. Beaucoup, hélas, en étaient revenus plus fouançais que les métropolitains. Mais, n’en voulait à personne, souriait mais s’abstenait de juger. Après tout, il aurait fort mal placé pour cela puisque la guerre, il l’avait évitée de justesse.

 

© José Le Moigne

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