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L'adieu à la jeunesse
Pont de Buis, 1981. Photo: José Le Moigne. |
Après, pour moi, le train, c’est purement et simplement de la routine. Pour poursuivre sur le même ton, cela fait carrément partie du boulot. Je n’irais pas jusqu’à dire que je connaissais toutes les lignes de France, mais, tout de même, une bonne partie. Il m’était arrivé dans un passé récent d’aller récupérer un gamin fugueur au pied de Notre Dame de la Garde, au tribunal pour enfants de Marseille. Mentalement, je pouvais placer sur une carte de France un sacré paquet de TGI ou de gendarmeries. Hélas, les prisons faisaient, elles aussi, partie de ce triste panel. Les recommandations foireuses des chefs de détention au cours de la levée d’écrou d’un mineur, j’en avais la tête farcie à en déborder. À force, je ne regardais plus les paysages. Un bon bouquin me suffisait, tandis qu’une gare chassait l’autre. Ce n’était pas du tourisme, seulement du taff.
Il ne me semble pas qu’aujourd’hui mon état d’esprit fût très différent dans ce convoi, un des premiers TGV, qui me ramenait au pays d’ici. Par moments, je posais mon bouquin devenu illisible et plongeais dans des ruminations absconses sur le sens de la vie, la mienne en particulier, je m’immergeais à nouveau dans cet état d’atonie qui aujourd’hui ligotait mes pensées. Et puis vinrent les premières landes, les premières bruyères, la vase des abers, les montagnes bleues à l’horizon, qui signalait l’arrivée au pays d’ici.
Élise et Yann m’attendaient dans la salle des pas perdus. À première vue, ils partageaient mon désarroi. C’était la première fois que nous nous revoyions depuis les funérailles de Jean-Marie. Certes, nos cœurs battaient toujours à l’unisson, mais ils étaient tellement lourds que nos retrouvailles manquèrent de chaleur. Finies les interjections adolescentes qui, le printemps dernier, étaient notre cri de ralliement. En lieu et place de cette exubérance, nous nous sommes longuement étreints. J’allais dire comme tout le monde, mais c’est faux. Même amputé d’un de ses membres, le clan des grenouilles, surgi de notre imagination en classe de philo, n’était pas encore mort. Durerait-il toute notre vie? Pour l’instant, nous fuyions la réponse.
La dernière fois que nous nous étions vus tous les trois, c’était au bord de la mer, dans la maison d’été des parents de Jean-Marie où il avait conservé sa chambre d’adolescent. C’était une après midi entre potes. Jean-Marie était en tournée, donc sa femme et ses enfants étaient restés à Paris. Quant à Élise et Gwenaëlle, c’était encore le temps de l’innocence où elles comprenaient ce besoin que nous avions de nous retrouver à trois. Je revois Jean-Marie assis sur le bord de son lit, tandis que Yann et moi étions avachis sur des fauteuils à la mode hippie. Jean-Marie et son équipe reprenaient la route le lendemain; aussi avait-il sorti sa guitare, une Martin D28 qui nous faisait baver parce que c’était la même que celle de Bob Dylan, et il nous avait joué l’intégralité de son prochain album, qui, hélas, devait être posthume.
Étrange à dire, mais je n’étais jamais allé chez Élise et Yann qui, pour l’instant, étaient les seuls du clan des grenouilles à avoir eu l’opportunité de faire leur vie sans quitter le pays d’ici. Comme je l’ai dit plus haut, Yann, après de solides études d’art, dirigeait le musée régional en parallèle à sa carrière d’artiste, et Élise était professeure au lycée. Ils avaient donc tout naturellement acquis un corps de ferme à rénover — aujourd’hui, nous dirions une longère — comme il y en avait tant à cette époque de bascule pour le monde rural. Le lieu-dit sur lequel elle se dressait s’appelait Ty varreg ; ils avaient donné ce nom à leur maison, car, modernité oblige, pas plus que moi, ni Elise ni Yann ne parlaient la langue vernaculaire du pays d’ici. Ce n’est pas parce que je n’y suis allé qu’une seule fois que j’ai tout oublié. D’abord, léchant presque la clôture, une rivière en eaux vives traçait, pour des esprits empreints de légende comme les nôtres, la frontière invisible entre ce monde et l’autre. Une fois le seuil franchi, je revois les murs aux pierres nues soigneusement rejointoyées de la salle à vivre, dont le gneiss poli formant un écrin parfait aux toiles de Yann contrastait savamment avec les meubles designs posés sur des dalles de granit. Tout respirait le rustique cossu. Il suffisait de franchir la pierre de seuil pour comprendre que, ici, la vie s’organisait autour de l’immense cheminée, où la crémaillère pendait encore, où la plaque de contrecœur continuait à renvoyer la chaleur des bûches, et où les chenets ornés de figures militaires datant de l’époque impériale menaient une garde impavide.
Bien entendu, nous commençâmes par prendre l’apéro. Ce n’était pas du whisky, comme nous aurions pu en boire n’importe où, mais du vieux Pernod que personne n’aimait vraiment, mais qui nous rappelait la bonne époque des interdits, quand nous cachions une bouteille dans l’atelier de Yann, que nous avions transformé en quartier général. Me permettrez-vous de retranscrire ici le début d’une de nos réunions d’alors? Pas besoin de donner l’explication des formules, vous les connaissez déjà.
— Mildiou !
— Cuscute !
Yann déposait ses pinceaux, sortait le flacon de pastis du recoin où il était caché et nous n’entamions jamais une discussion sur nos projets. Avant d’avoir brayé à gorge déployée:
Le pastis, c'est la santé
En boire c’est la conserver…
Que les mânes d’Henri Salvador nous pardonnent.
Aujourd’hui, le toast porté par Yann n’avait plus rien de rigolard. Était-ce un reproche ou un adieu qu’il fallait entendre dans ses mots:
— Le con, le salopard, il n’avait pas le droit de nous faire ça!
Quelle importance! Nous étions à nouveau tous les trois bien décidés à bouffer la vie, comme si cet espoir-là pouvait survivre à Jean-Marie. Comme s’il y avait des autoroutes qui menaient quelque part. Difficile d’être son propre exégète, mais, si je me souviens de l’instant où je l’ai écrit, dans la nuit qui précédait mon retour à Saint-Aubin, peut-être est-ce ce sens-là que je voulais donner à ce poème. J’ai laissé le manuscrit chez mes amis, que je n’étais absolument pas certain de revoir un jour, d’autant plus que je le sais maintenant, en supposant que mes recherches soient justes, que Ty varreg, dans la langue du pays d’ici, veut dire «La maison des disparus».
Ty Varreg
Adossé à la pluie
l’arbre ne compte pas les heures
qui le séparent de l’hiverdivisées en esprit,
les poutres délimitent
un territoire de mémoiredevant la pierre d’âtre,
la couronne d’épines
dans la chaleur des bûches
et de nos certitudesque cherches-tu vraiment,
sinon la fuite bleue des oiseaux d’Amérique,
la mouvance brisée de la ligne des toits
la résurgence d’un étéNous fermerons la porte
sûre des images closes
© José Le Moigne
L’effacement
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