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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Jimmy

José Le Moigne

Rien de nouveau sous le soleil. Pas la peine de me faire un dessin. Ce film-là, je le connaissais par cœur. Moins de dix ans auparavant, au milieu de la guerre, pardon des événements d’Algérie, j’avais vu installer une baraque des Arabes dans notre quartier qui, déjà, commençait à se marginaliser. Un sous-ghetto dans le ghetto. Décidément, en matière d’ostracisme, les hommes ne se refusent rien. Combien étaient-ils à vivre là sans enfants et sans femmes, avec pour tout horizon ce pays qu’il fallait reconstruire et qu’ils n’étaient pas certains de pouvoir quitter un jour: cinq, six, peut-être dix. Si encore on leur avait rendu la vie, non pas douce, mais acceptable. Après tout, on avait recueilli des réfugiés et, il n’y avait pas si longtemps, on avait été soi-même réfugié. Mais, vous comprenez, à présent, on avait le couteau sur la gorge. Ces bougnouls, ils étaient capables de tout. Alors, personne ne leur adressait la parole. Même pas sur le chantier où ils bouffaient leurs casse-croûtes à part. Quand ils partaient au boulot en se serrant les coudes, pareils à un commando de prisonniers de guerre, soit on leur tournait ostensiblement le dos, soit on crachait à leur passage. Un jour, du haut de mes douze ans, j’ai vu Ifig Le Meur, plutôt un brave gars à l’ordinaire, écraser son mégot devant eux, en insistant sur le mouvement de son pied, comme s’il s’était agi d’écraser un cloporte, un cancrelat ou une blatte. Je ne vais pas vous faire le coup de Robin des bois, défenseur de la veuve et de l’orphelin. J’avais déjà appris à mes dépens qu’il n’était pas de mon intérêt de jouer les Don Quichotte. Combien de fois, alors que je ne faisais rien d’autre que d’apprivoiser la ville, avais-je été interpellé par les hirondelles, vous savez, ces flics à pèlerine et à casquettes plates qui se déplaçaient à bicyclette? Il fallait que je leur dise qui j’étais et où j’allais, avant, que, quelques années plus tard, ils me demandaient d’exhiber mes papiers. Après, bien sûr, ils se confondaient en excuses et il y en avait toujours un pour me dire en me tapant sur l’épaule:

— Vous autres, c’est pas pareil!

Mais sacré nom de Dieu de merde! Vous remarquerez que, moi aussi, je peux être grossier. Alors, qu’est-ce qui ne va pas? Je suis toi, tu es moi, je suis nous, alors arrête de me faire ch…!

C’était arrivé comme ça: au fil du temps, sans l’avoir vraiment voulu, j’avais lié une amitié du regard avec Jimmy. Une amitié qui se passe de mots. Sans doute s’appelait-il Moctar, Mohamed ou Salah… C’était sans importance. Pour moi, c’était Jimmy. Quelle touche il avait ce Jimmy! Grand et élancé, avec des épaules de trois quarts de rugby, il arborait une crinière extravagante, incroyablement crépue, qu’il tirait soigneusement en arrière, à l’embusqué, comme aurait dit mon père, à grand renfort de brillantine au point qu’elle ressemblait à un casque afro ou à une crête d’Iroquois! Essayez de comprendre ce qui se passe dans les circonvolutions d’une cervelle humaine! Parce qu’il portait de jeans et des chemises à carreaux, parce que sa désinvolture était celle d’un cow-boy, pour moi, Jimmy le fellagha, berbère aux yeux de feu, incarnait à sa manière le rêve américain qui nous possédait tous. Voilà qui était bath comme on disait alors; et honni soit qui mal en pense.

Moi, c’est pareil !

   Moi, c’est pareil !

            Moi, c’est pareil !

Ma vie entière était dans cette antienne. Pourtant, c’était une évidence: tôt ou tard, Gwenaëlle s’installant au pays sans s’affranchir de sa mère, j’allais devoir la scander de nouveau. Bien sûr que j’aurais pu dire stop, me calter, me trisser, tout ce que vous voudrez. Peut-être que j’étais un peu trop lâche pour oser. Peut-être que je pensais être capable de bousculer les choses. C’était comme si je m’étais mis une résille sur les yeux et ne voyais le monde que dans un prisme déformé. Vous le savez aussi bien que moi, on ne renonce pas facilement à un conte de fées.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté