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Les risques du métier

José Le Moigne

La maison rouge au bord du Chicandin

La maison rouge au bord du Chicandin. 1975, José Le Moigne.

— Debout les morts! Plus que 30 bornes à avaler. Bonne bourre et bon courage.

Trente bornes, à peine plus que nos randonnées habituelles du dimanche, à une époque où la télévision n’était pas encore le centre du monde. Mais cette fois, les jambes étaient lourdes, les coups de pédale hésitants. Ce n’était pas seulement la fatigue.

Alain, en tête comme toujours, ralentit l’allure dès les premières maisons à colombages de La Ferté. Il voulait que notre retour à Saint-Marcel soit digne d’un défilé d’une légion victorieuse sur la voie Apienne…

Je n’oublierai jamais le crissement des pneus sur le gravier, ni la plainte aiguë des freins, ce cri strident rappelant celui d’un cochon qu’on égorge, lorsque, bien alignés, nous avons franchi le porche voûté de l’entrée du domaine avant de garer soigneusement nos bécanes près du bureau d’accueil.

Pas le temps de souffler, pas le temps de s’essuyer le front. Tandis que je descendais, vacillant, de mon biclou, j’ai entendu la voix, à la fois provocatrice, inquiète et résignée, de Jean-Mathieu, mon apprenti guitariste, qui clamait:

— Merde, les gars, les keufs nous attendent!

En effet, garé au beau milieu de la cour d’honneur, le break bleu nuit de la gendarmerie de La Ferté semblait nous observer. Titi et moi avons échangé un regard. Nous ne comprenions pas. Notre vigilance n’avait jamais été prise en défaut, du moins, le croyions-nous. Pas une seule fois, ni sur la route, ni dans les villages traversés, ni au cours des nuits de camping, et encore moins pendant l’initiation à la varappe, nous n’avions relâché notre attention.

Nous avions déjà en tête notre rapport enthousiaste, prêt à être rédigé. Nous en étions là, à essayer de comprendre, quand George est sorti du bureau avec deux gendarmes qui, manifestement, nous attendaient impatiemment.

Le pavé était tombé dans la mare lors de notre dernière étape, que nous pensions pourtant paisible. Pendant que nous faisions le point, trois gamins, pas forcément ceux dont il fallait se méfier le plus, avaient remarqué que la petite porte au fond du caquetoire était entrouverte, et s’étaient introduits dans le sanctuaire.

Je doute qu’ils aient eu cette idée en tête dès l’arrêt, mais chacun le sait, et particulièrement dans notre métier: l’occasion fait le larron.

C’était un dimanche. La messe s’était tenue peut-être une heure auparavant. Les troncs, placés de part et d’autre du transept, devaient être pleins. Il y avait là du fric qui ne demandait qu’à changer de mains.

Ils les avaient consciencieusement éventrés et vidés. Et comme ils n’en étaient pas à une profanation près, ils avaient déféqué au pied de la chaire à prêcher, plusieurs fois centenaire, et, pour couronner le tout, avaient renversé les chandeliers d’argent de l’autel.

Enfin, ils s’en étaient pris aux missels posés sur les étagères, qu’ils avaient déchirés et piétinés, avant de quitter le sanctuaire aussi discrètement qu’ils y étaient entrés. Ils avaient partagé avec nous, non pas le pain et le vin du divin sacrifice, mais les baguettes de Maurice, les pommes et les sardines à l’huile de notre dernier ravitaillement.

Au signal, ils furent les premiers à enfourcher leur vélo et, certains de leur impunité, ils se mirent en route derrière Titi. Sombres crétins ! Nous l’avions pourtant précisé: pour une sortie de cette ampleur, et comme l’imposait le mandat du juge des enfants, nous avions dû soumettre tous nos itinéraires aux autorités compétentes avant de pouvoir partir. Après cela, tout reposait sur la chance et le timing.

La découverte du forfait aurait pu n’avoir lieu que le lendemain, à la première messe du curé, mais le hasard voulut que nous n’ayons pas encore atteint les bois de Souvigny et de Chaon-en-Sologne lorsqu’une paroissienne, sans doute venue prier pour ses défunts, constata l’étendue du saccage.

Dès lors, tout se propagea comme une traînée de poudre. Aurions-nous semé des cailloux derrière nous, à la manière du Petit Poucet, que notre piste n’aurait pas été plus facile à suivre.

Je passe sur l’enquête, ce moment où l’on bascule de l’euphorie à la tension la plus totale. Ce huis clos pesant qui tombe sur vous comme une chape de plomb, ajoutant l’accablement à la fatigue. George prit une décision radicale:

— Ok, les gars! Vous voulez jouer les muets solidaires? Très bien. Mais vous ne sortirez d’ici que quand on aura trouvé les coupables. Comment? Je m’en fiche. La bouffe ? On verra. Un conseil: n’essayez pas de gagner du temps. Nous, on n’est pas pressés.

Non, George, même si nous ne voulons pas te contredire, nous, on n’a pas tout notre temps. Cela fait une semaine que nous avons quitté nos familles et nous sommes épuisés. Tu le sais comme nous: l’affaire est trop grave pour que les flics ne s’en mêlent pas. Après tout, pourquoi ne pas les laisser faire leur travail?

Nous le pensons très fort, mais nous nous taisons. Nous savons bien que tous les gamins ne sont pas coupables. Certains ne nous ont pas quittés d’un pouce: plaisantant avec Maurice, exposant leurs ampoules à Albert, distribuant les provisions ou sommeillant sur le muret. Restaient Daniel, Omar (qui se faisait appeler Jean-Jacques) et Jules, le petit gars du Nord.

— Vous comprenez, les gars, à quel point c’est grave! On ne peut pas, on ne veut pas vous couvrir. Il va falloir vous expliquer devant le juge des enfants et, d’abord, avec les gendarmes, qui risquent de ne pas être tendres. Eux non plus, bien qu’ils doivent assurer une permanence, n’aiment pas être dérangés un jour de congé.

J’ai parlé en professionnel, mais je déteste ces moments où l’éducateur ne sait plus vraiment de quel côté il se trouve. Flic ou avocat? D’accord, cela fait partie de la fonction, mais, à chaque fois, j’avais sérieusement les boules.

Autre moment difficile. Accompagné de George et Monsieur Sylvestre, j’ai conduit les coupables au mitard, cette relique du passé carcéral de l’institution que j’allais, à force, contribuer à supprimer, mais qui faisait encore partie du règlement.

Pour conclure ce chapitre, George m’a confié la mission d’aller rendre compte à la gendarmerie, conformément au contrat passé avec eux. L’affaire était trop grave pour que le directeur se contente d’un simple coup de fil.

L’adjudant était courtois, mais je voyais bien qu’il en avait gros sur la patate.

— Comment croyez-vous que cela va se conclure? Une simple admonestation et retour à l’envoyeur. C’est la règle du jeu : on pince les coupables, et les magistrats les libèrent avec de bonnes paroles. Je n’ai rien contre vous, mais la justice est beaucoup trop laxiste avec les jeunes. En conséquence, je vous dis à bientôt!

J’ai rejoint Maurice dans la voiture de service. Ni lui ni moi n’avions envie de commentaires.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté