Potomitan

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Souffle

                                                   à  Jean Martial Fertil

«Ami venu du songe où souffrent les poètes.»
                                   (Charles Le Quintrec)

Saint-John Kauss

car il  savait tout de ma terre
de ces vols d’oiseaux à l’horizon
de ces rappels au fond  droit de l’illusion
des abandons et de ces petites filles qui ne savaient pas encore
sourire
de ces mendiants et de ces prêtres de savane
du poète instantané au muguet des hommes égorgés

il savait tout de la reine moirée de l’eau et de la mer
femme d’Agoué le Tsunami
vorace de l’homme  sans ses pardons au quotidien
pourtant il mesure un bond de la  terre torturée
notre terre rongeuse des souvenirs
des fois vilaine orque moussue dans des rumeurs sans fin
il l’aimait et il savait tout de ces amis invisibles
qui nous gouvernent au pas des cimetières
il savait les loas des grands chemins
des grandes profondeurs pour la suprême interpellation
les génies et les planètes apprivoisés
les invocations défendues comme les mystères de notre âme
à hauteur des aisselles

il faisait appel à Simbi dans les deux eaux
à Legba pour une nouvelle ouverture
à Dantor pour le plongeon mortel
à Damballah au fond de son exil discret
et il savait tout des hauts lieux de pierres sacrées
d’où les vents ébranlent les voiles de l’ombre
d’où les cicatrices trahissent le deuil d’Égée
et il a cherché parmi mes astres tous mes désastres

ami venu des transes dans toute la splendeur du mensonge
fosse  alerte des anges consolateurs de l’infidèle
malgré le bonheur découragé de mon peuple
malgré le sourire venu du songe
triste comme une barque à la dérive
malgré l’annonce faite à la foule
d’une miraculeuse révolution
il a cherché parmi les astres la légèreté des fardeaux
les mots inimaginables pour chacun des hommes
le sourire tracassé pour les prochaines victimes
le décompte des doigts et  de mes deux solitudes

Ô ami venu du songe où chantent les poètes
tranquilles dans leurs bienfaits d’écrire des poèmes
et où pleurent Armstrong /Coltrane /Davis et Charlie Parker
Jimi Hendrix / Georges Benson / James Brown et Michael Jackson
dans leurs blessures bénies de la folie
il savait tout de ma terre déréglée
de ses divinités accessibles aux initiés de la gloire des rois
émerveillé des dieux trop voilés
loin de nos gestes mendicitaires
et il savait repousser les frontières
regarder dans l’au-delà et prévoir la construction des tombeaux

il savait dans la nuit affronter l’ensorcellement des maux
dire d’humbles choses comme les poètes
mangeurs de feu et d’eau de vie
jusqu’aux racines de l’enchantement
il savait les mots de passe et la levée des cimetières
Ô crânes scalpés d’indiens connaisseurs
il faisait appel à vos mains jointes dans le brouillard
des savanes
il savait passer le mot aux totems affranchis
enjamber les passes d’eau
et décoder l’alphabet des Anciens
Ô figures de proue d’Amérindiens protecteurs
il savait tout de vos tranquilles assassins

il savait lire d’humbles poèmes comme les poètes
écouter le chant des ruisseaux
regarder vieillir le grand mapou
raconter l’histoire des vieilles maisons d’abandon
parler aux fées avec grâce
découvrir toute la géographie de l’île
épeler les passes d’eau dans un rituel d’acajou

Ô ami connu des transes où ne souffrent plus les poètes
Ô découvreur d’âmes et d’amis sincères
il savait tout de ma terre vertigineuse
Ô tendre terre rieuse de son destin
et il savait jusqu’aux racines de nos phalanges
montrer du doigt la grande route
où chacun des signes de nos mains
rend grâce aux bons jours prolongés
il savait comme ELLE la grande déesse
tenir l’épaule de mon bras droit
vers les carrefours et la forge au cœur

il savait tout des vœux à exaucer
hautes carrefours des matins impubères
jusqu’aux vallons des lendemains de gaieté
demandes agréées des dieux adorés
et il savait tout de l’égarement des hommes
comme de l’inflexible destin des vivants
Ô ami venu des songes aux grâces souveraines

je le convoque
de la naissance jusqu’aux seins
de sa mère rieuse comme une jeune fille
en fleurs
long murmure au goût d’un long poème
d’une éternelle nuit aux archipels des îles
car il savait tout des jours de pluie
des chartes et des gestes du souvenir
d’avant les urnes et d’après la délivrance

long murmure      (dis-je)                 Ô ami des solitudes
port-au-princiennes du désarroi et de l’immobilité des hommes
de mes dix doigts bagués  / engloutis dans le poème

long séjour de haute clameur et de  brave fidélité
dans la nudité des îles aveugles
jusqu’à l’écroulement prochain de la nuit
refusée et barbare
Ô île d’eau forte / morte
dans la paix des innocents

il savait tout de la magie magnifique
et du sourire toujours présent de l’homme des cantons
de l’enveloppe maternelle de la mer
ce théâtre de mon éternelle enfance
il savait l’immensité formelle des âmes
les cinq corps d’avant la fermeture des cimetières
les peines et la mousse des crépuscules interdits
le prolongement des âges bouleversés
les rumeurs inconsidérables de l’ignorance des vivants

mais il ne savait rien de ses mains mouillées
des hautes feuilles
du choix de son innocence pour les hautes missions
il ne savait rien du vide et de sa propre mort
de sa prochaine disparition dans les montagnes de la Selle
de sa double éloquence et de ses pas perdus
il ne savait rien de ce sommeil qui protège
au seuil de son ombre
il ne savait rien de la mer inconquise
la belle dénommée

Parc Luigi Pirandello,
Saint-Léonard (Montréal),
été 2003.

Viré monté