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LE COURRIER DE L’UNESCO

M 1205 - 112, décembre 1981, p.32-35

Caraïbe aux voix multiples,

La vocation de comprendre L’Autre

par Édouard Glissant

L’aire culturelle et géographique désignée sous le nom de «Caraïbe» est à première vue indéfinissable, tant par ses composantes que dans ses contours. Doit-on la limiter à l’arc des Iles? Ou au contraire les concevoir dans un plus grand espace, où inclure les trois Guyanes, qui sont continentales, et Panama, dont le peuplement est en partie antillais? Le Venezuela a une vocation caraïbe. À la fête désormais traditionnelle de la Carifesta (Guyane 1972, Jamaïque 1976, Cuba 1979, Barbade 1981) le Mexique est régulièrement représenté. La tradition créole alimente encore en Louisiane bien des nostalgies. D’autre part, quelques-unes des îles semblaient jusqu’ici pencher vers une dimension uniquement latino-américaine: ainsi de la République Dominicaine et de Cuba. Quatre langues européennes (l’anglais, l’espagnol, le français et le hollandais) sont institutionnelles dans la région, et au moins cinq variétés de créole y sont parlées. Qu’est-ce donc que cette réalité qui éclate sur les Amériques, du Nord et du Sud, et qui ne se conçoit à l’intérieur d’aucun cadre donné, linguistique, politique ni ethnique?

La réponse qui se dégage peu à peu est que cette part d’indétermination est la marque même de la richesse profonde de la Caraïbe. Ou plutôt, que l’indétermination est dans la pensée de ceux qui conçoivent encore la Caraïbe selon les normes périmées, les sché-mas anciens qui permirent d’apprécier le phénomène historique d’apparition des nations au cours des siècles précédents, en Occident ou ailleurs. Toute la région des Antilles a été agitée de contradictions fécondes, dont il est profitable de méditer le travail et les résultats.

Il est par exemple naïf de proclamer sans nuances qu’ici tout a commencé avec Christophe Colomb. La prétendue «découverte» laisse au fond un rémanent où les Arawaks et les Caraïbes, premiers occupants de cette région, exterminés par les colonisateurs, enracinent pourtant dans chaque Antillais, souvent de manière inconsciente il est vrai, des modes de l’être.

Il serait tout aussi absurde de méconnaître les conditions historiques de la nouvelle zone culturelle ainsi constituée à partir de la colonisation, et qui par nature implique le composite, le métissage des éléments culturels, le brassage des ethnies, la tension vers une dimension partagée de la réalité humaine: un cas presque «organique» de la Relation mondiale. Ce métissage n’est pourtant pas consentement passif à des valeurs imposées.

Tout autant qu’on ne saurait sous-estimer le facteur primordial qui a résulté du peuplement africain (à partir de la Traite) et l’illusion qu’il y aurait à constituer les Antilles en une zone répétitive du continent africain. Non pas seulement parce qu’il y a eu un peuplement venant de l’Inde pour fournir au travail de la terre désertée par les esclaves africains émancipés; non pas seulement à cause de l’empreinte occidentale; mais bien parce que la fermentation née de ces composantes a donné autre chose: des cultures nouvelles, une nouvelle civilisation.

Enfin, il n’est pas légitime de s’appuyer sur la disparité des langues hier imposées à la région, ou nées de son bouillonnement, pour conclure à l’hétérogénéité des peuples qui y vivent. Les Antilles sont l’un des exemples actuels d’une civilisation en pleine ébullition, qui se construit dans l’exaltation du multilinguisme: les langues sont nationales (comme l’espagnol à Cuba, ou l’anglais à Trinidad) mais leur usage est antillais, comme bientôt leur partage.

Ces contradictions «constitutives» alimentent certes bien des conflits, en même temps qu’elles ont donné lieu à combien d’illusions et d’à priori idéologiques. La construction de la nation dans chacun des pays, d’une part, les virulences de l’opposition entre les classes sociales d’autre part, et enfin la nécessité d’affirmer ou de défendre des valeurs culturelles souvent inséparables de l’origine ethnique, et ceci en forgeant des théories généralisées (indigénisme en Haïti vers les années 30 de ce siècle, négritude, résurgences antillaises du Black Power, phénomène rastafari) semblent ouvrir des chemins opposés. Mais c’est la contradiction elle-même qui fait la valeur de cette civilisation. On ne saurait l’apprécier en se tenant aux catégories figées qui excluent le dépassement. Ce que les histoires convergentes des peuples antillais enseignent, c’est peut-être que les nations peuvent aujourd’hui se construire en dehors des oppositions négatives, tout comme les valeurs culturelles ne périssent pas de consentir au partage. Les pays antillais, qui ont fait l’expérience de l’esclavage et parfois des tyrannies «locales», ont payé cher ce privilège de la rencontre, du contact des cultures. La mer caraïbe est le lieu d’une telle communion. C’est ce que résume le dramaturge sainte-lucien Derek Walcott: The sea is History, et c’est ce que signifie l’historien barbadien Edward Kamau Brathwaite: The unity is submarine; tous deux poètes, acharnés à sentir et à exprimer le long travail de cette émergence.

La mer des Antilles est une mer ouverte. Les Arawaks et les Caraïbes la sillonnèrent: nomades de la mer, leur errance s’ancrait à des lieux que périodiquement ils réoccupaient. C’est la colonisation qui tenta et obtint parfois de «balkaniser» cette région en autant de terres isolées, enfermées dans les conflits qui opposaient, sur ce terrain comme sur d’autres, les grandes puissances occidentales. Mais les esclaves des Petites Antilles essayèrent en 1794, alertés par des rumeurs dont on ne contrôlait pas l’origine, de rejoindre le pays de Toussaint Louverture, la future République d’Haïti. On peut multiplier les exemples qui prouvent que, malgré l’enfermement des colonisations, les histoires des peuples de cette région se sont toujours rencontrées. La mer caraïbe n’amasse pourtant pas autour d’elle un lot de terres et de peuples qui se concentreraient dans une unité contraignante: ce n’est pas, comme jadis la Méditerranée, une «mer intérieure». Sa vocation est d’éclater. On comprend la difficulté à délimiter les contours d’un tel phénomène socio-culturel. Les éclats de cette civilisation, de la Louisiane à Tobago et aux Guyanes, couvrent des réalités qui par ailleurs se sont rattachées à d’autres mouvances.

Mais l’indétermination ne s’étend pas aux fondements culturels eux-mêmes de cette réalité antillaise. Aux divers points de débarquement des esclaves, sur toute l’étendue de la côte américaine, du nord du Brésil au sud des États-Unis, et dans toutes les îles, le même système fut instauré, qui permit l’exploitation des divers produits exotiques: épices, pétun, indigo, coton, canne à sucre. C’est le système des Plantations. Non seulement un système économique, lié à l’exploitation esclavagiste, mais aussi un mode de l’existence, un cadre culturel, et qui fut à l’origine aussi bien des contes antillais que de la calinda (une danse) ou du blues.

La Plantation est un lieu clos, d’où l’esclave ou le travailleur ne sortent pas. Mais ce lieu clos est multiplié à l’infini sur toute la zone. Casa Grande e Senzala1. C’est à partir de la Plantation que se développent deux entreprises, politiques et culturelles, pour échapper au lieu clos: le marronnage et le carnaval, tous deux généralisés dans la région.

Le marronnage des esclaves n’est pas seulement un épisode de la lutte des opprimés contre les oppresseurs. Il a sans doute déterminé une grande part de l’attitude et des réflexes des Antillais: il s’agit d’échapper à un autre enfermement, celui des cloisons intellectuelles et culturelles à l’intérieur desquelles chaque peuple de la région était maintenu. La conclusion historique du phénomène du marronnage, c’est la recherche passionnée de la solidarité caraïbe.

Le carnaval n’est pas seulement un débordement d’instincts libérés, hors des limites de la Plantation. Peu à peu il a renforcé la tendance à faire de toute manifestation culturelle à la fois un acte de conscience et une fête (Carifesta): la mise en commun des raisons d’exprimer le monde et la conception qu’on en a.

C’est de la Plantation que s’élèvent le conte, la chanson, la cadence du tambour, bientôt relayés par les fulgurances des poètes (Guillen ou Césaire), les plénitudes des artistes populaires (peinture haïtienne), les dépassements et les synthèses des arts modernes (Lam ou Cardenas), les analyses et les profondeurs des romanciers (Carpentier ou Naipaul).

C’est sans doute le souvenir de la Plantation qui pousse tant d’intellectuels antillais à s’exposer au monde des damnés de la terre et à s’identifier à leur cause: le Jamaïcain Marcus Garvey avec les Noirs des États-Unis, le Trinidadien Padmore au Ghana, le Martiniquais Fanon en Algérie. Cette sorte d’exil ou d’expatriation généreuse est trop généralisée pour qu’on ne tâche pas d’en chercher les causes fondamentales: une vocation à comprendre l’Autre, qui est au principe de la réalité antillaise; et une volonté de sortir des limites, par quoi on continue de marronner loin de la Plantation.

Si donc les pays antillais sont aujourd’hui encore considérés comme en quête de leur identité, eux dont la variété culturelle est si profusément unitaire et féconde, c’est précisément à cause de cette profusion même, dont la pensée n’est pas habituée à faire le tour; et aussi pour la raison que l’effondrement du système des Plantations a laissé place, çà et là, aux variétés extrêmes de systèmes politiques ou économiques dont les distorsions expliquent la difficulté à concevoir ou à accepter le fait antillais. L’indétermination n’est pas dans le réel, elle paralyse ceux-là mêmes qui analysent les cultures antillaises.

Dans l’état actuel des choses, aucune possibilité ne s’esquisse d’une fédération ni d’une confédération des pays de la région. Le CARICOM (Marché commun de la Caraïbe) intéresse principalement les Antilles anglophones. Les statuts politiques couvrent tout l’éventail des organisations possibles. Jamais pourtant les cultures antillaises n’ont autant mis en commun leurs traits spécifiques, autant communiqué dans une même conception diversifiée de l’homme.

Cette conception a culminé dans ce qu’on appelle la créolisation. Phénomène ambigu, dont l’étymologie rend compte: on a longtemps balancé à dire si le créole est le blanc qui vit aux Antilles, le blanc né aux Antilles, ou le descendant d’Africain? La créolisation n’est pas un simple processus d’accumulation: elle implique des traits originaux, nés parfois de contradictions difficilement vivables, et dont le principal peut-être, en dehors des modes de vie et des phénomènes de syncrétisme culturel, réside dans une sorte de variance linguistique.

Une telle variance affecte les langues importées dans la région, dont nous avons dit que l’usage est quelquefois très particulier. Mais son expression la plus extrême est dans la diversité des pidgins et surtout dans l’existence de la langue créole, langue de compromis, langue littéralement forgée à l’intérieur de la Plantation, et que le peuple antillais s’est approprié, en Haïti, en Martinique et Guadeloupe, à Cayenne, à Sainte-Lucie et à la Dominique.

Cette langue populaire disparaît aujourd’hui à Trinidad et à la Jamaïque; elle n’a jamais été parlée dans les Antilles hispanophones. Mais les dix millions de locuteurs créoles dans le monde (y compris, phénomène socio-historique extrêmement curieux et significatif, les habitants de la Réunion et de l’Ile Maurice dans l’Océan Indien) sont aujourd’hui en mesure de concevoir pour leur langue maternelle une renaissance, il est vrai menacée par le poids technologique des langues dominantes dans le monde.

Le fait que la même langue créole soit parlée par les peuples anglophones des petites Antilles démontre suffisamment qu’un tel idiome n’a rien à voir avec les phénomènes de patoisement à partir des grandes langues véhiculaires, à quoi on a souvent voulu réduire les langues de compromis apparues dans le contexte de la colonisation. La langue créole n’est pas une déformation patoisée de la langue française, à laquelle sa syntaxe, qu’on répute d’origine africaine, est totalement étrangère.

Dans la configuration mondiale actuelle, la Caraïbe apparaît donc comme un lieu exemplaire de la Relation, où des nations et des communautés, qui ont toutes leur originalité, partagent cependant un même devenir: la zone de civilisation concernée ouvre sur les Amériques, peu à peu surmonte les barrières du monolinguisme paralysant, prend conscience de sa vocation originale à mettre en symbiose et à assumer, dans leur dépassement, les éléments souvent contradictoires mis en présence par les histoires convergentes dans le bassin caraïbe. Dans le monde menacé d’aujourd’hui, c’est là une haute vocation, à la fois fragile et indéracinable.

Édouard Glissant

ÉDOUARD GLISSANT, écrivain martiniquais, est l’auteur de nombreux recueils de poèmes, romans et essais, comme Le Sel noir, La Lézarde (prix Renaudot 1958), La Case du commandeur, l’Intention poétique et Le Discours antillais. Il a aussi publié une pièce de théâtre: Monsieur Toussaint. En 1967 il a fondé à Fort-de-France l’Institut Martiniquais d’Études. Il est membre du Secrétariat de l’UNESCO.

Note

Titre d'un ouvrage de l'écrivain brésilien Gilberto Freyre, paru en 1933 et publié en français (1952) sous le titre Maîtres et Esclaves. Littéralement, Casa grande e senzala signifie «La maison de maître et la case» — N.D.L.R.

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